Jérôme Savonarole, chevalier du Christ

VII
Prieur et roi de France

La rancune des grands. — L’expédition de Charles VIII. — L’alarme populaire. — La délégation auprès du roi. — La fuite du dernier Médicis. — L’entrée de Charles VIII.

Dès l’année 1492, dans l’une de ses prédications du Duomo, Fra Girolamo avait, en termes pathétiques, évoqué la venue de troubles exceptionnels qui, à bref délai, frapperaient le pays tout entier.

Alors qu’il jeûnait et cherchait en priant l’inspiration d’En-Haut, il assurait avoir vu dans le ciel une épée sur laquelle étaient inscrites en latin ces paroles fatidiques : « Le glaive du Seigneur est sur la terre, tranchant et rapide. » Mais, en même temps, se faisait entendre une voix promettant la miséricorde à qui se repentirait. Puis l’épée s’était tournée vers la terre tandis que, du ciel obscurci, tombaient flèches et flammes.

Le jour du Vendredi saint, autre vision : cette fois, au milieu des éclairs et des tonnerres, une croix noire s’était dressée sur Rome, surmontée de ces mots : Crux irae Dei, croix de la colère de Dieu. A l’opposé, sur Jérusalem, apparaissait une croix d’or d’où rayonnait le texte inverse : Crux misericordiae Dei, croix de la miséricorde de Dieu.

Échappées de lumière sur un monde inconnu ou images naturelles à un tempérament d’orateur, ces adjurations avaient profondément remué l’auditoire de Sainte-Marie des Fleurs. On était d’autant plus disposé à les considérer comme des prophéties que l’horizon politique s’assombrissait de jour en jour et que le Frate proclamait à toute occasion une imminente catastrophe :

« Voyez », ne cessait-il de dire à ses auditeurs, « l’épée de Dieu est là, les prophéties sont vérifiées, le fléau commence. Dieu conduit ses armées. O Florence ! Il est passé le temps des chants et des danses ! Elle est venue l’heure de verser sur tes fautes des torrents de larmes ! Tes péchés, ô Florence ! tes péchés, ô Rome ! tes péchés, ô Italie, sont la cause de ces fléaux ! »

La rancune des grands.

Deux années ne s’étaient pas écoulées qu’en effet l’épée vengeresse devait être brandie sur la cité mécontente et toujours avide de changement.

A Laurent de Médicis avait succédé son fils Pierre, nature hautaine, tempérament colérique et souverain à qui manquait le sens du gouvernement. Sa belle prestance, son goût du plaisir, sa passion pour les jeux athlétiques avaient pu lui gagner quelque temps l’amitié et la fidélité des jeunes, passionnés à son exemple pour la palestre ou le ballon qu’on nomme le calcio. Mais, aux citoyens avisés qui tenaient à l’antique renommée de Florence, sa politique inconsistante et brouillonne n’inspirait que méfiance. Entre lui et la Seigneurie, bien que nul différend ne se fût encore produit, les rapports se tendirent. Un seul homme osait lui résister : c’était Savonarole, qui bientôt paya sa fière indépendance de langage d’un exil temporaire à Bologne.

Cette fois, ce ne fut pas à son ancien couvent, celui des Dominicains, qu’il borna son ministère. Sa réputation d’orateur l’avait précédé et les chaires de plusieurs églises furent mises à sa disposition. A vrai dire, la capitale de l’Émilie, qui se piquait de culture et conservait les traditions, n’était point sans redouter quelque peu cette éloquence à l’emporte-pièce. Lettrés et puristes reprochaient au Frate ce qu’ils considéraient comme des procédés oratoires dépourvus de finesse.

— « Prédicateur bon pour les femmes ! » s’exclamaient-ils, dédaigneux.

L’une d’entre elles, en tout cas, apprit à ses dépens que Savonarole ne ménageait pas plus les maîtres de Bologne qu’il n’épargnait ceux de Florence. Femme du tyran, Jean II Bentivoglio, qui courbait la cité sous sa poigne de fer, la Duchéssa ne se gênait guère d’arriver en retard aux prêches du moine ferrarais. Elle amenait ainsi de l’agitation dans l’auditoire. Le prédicateur commença par l’avertir très posément, ce qui fut de nul effet. Une seconde fois, il la pria de ne pas troubler le saint lieu. Mais n’obtenant rien, Frère Jérôme impatienté de cette désinvolture en vint à proférer des paroles sans fard :

— « Voyez donc », s’écria-t-il du haut de la chaire en désignant la princesse du doigt, « voilà le démon qui vient interrompre la Parole de Dieu ! … »

Profondément vexée, la grande dame ordonna à deux valets d’aller frapper l’insolent. Ceux-ci, sous son regard sévère, reculèrent obnubilés. Deux estafiers — deux bravi —, dépêchés plus tard dans sa cellule pour régler ce petit compte, ne furent, dit-on, pas moins impressionnés par l’autorité qui se dégageait de toute sa personne.

Sur ces entrefaites, apprenant qu’il pouvait rentrer à Saint-Marc, Savonarole entendit montrer au peuple bolonais qu’il ne redoutait point les rancunes des gens apostrophés par lui :

— « Ce soir », annonça-t-il à son dernier sermon, « Je pars pour Florence avec ma gourde et mon bâton. je m’arrêterai à Pianoro. Si l’un de vous a quelque chose à me dire auparavant, qu’il le fasse. Mais sachez bien que ce n’est pas à Bologne que l’on célébrera ma mort… »

Effectivement, il put, sans encourir aucune violence, regagner la Ville des Fleurs. Il la retrouva toujours aussi impatiente du joug qu’avec tant de maladresse Piero faisait peser sur elle.

L’expédition de Charles VIII.

Point n’avait suffi d’un décret de proscription frappant le Prieur pour détourner l’orage grondant sur la cité. C’était non seulement des colères du peuple que le despote devait subir l’assaut, mais aussi et surtout d’un pays avec lequel Florence avait entretenu jusqu’ici d’anciennes et cordiales relations : la France.

Là régnait Charles VIII, alors âgé de vingt et un ans. Il n’avait de Louis XI, son père, ni l’intelligence astucieuse, ni la volonté tenace, ni même le sens des réalités. A peine couronné, on l’avait vu, poussé par un besoin d’aventure, s’aviser de reconquérir le royaume de Naples qu’un prince d’Aragon venait d’enlever à sa maison. Inculte (on le disait même illettré), il s’imaginait pouvoir rouvrir en Orient, contre l’Islam, l’ère des croisades qui, comme l’a dit Guizot, « de son aïeul Louis IX avaient fait un saint ».

Pareil projet ne pouvait qu’éveiller l’intérêt de Savonarole. Assez imprudemment, le Prieur allait voir en ce très médiocre souverain un instrument de Dieu, alors qu’en réalité son entreprise avait toutes les apparences d’une équipée. Toutefois, on peut le constater aujourd’hui, elle fut, avec la découverte de l’Amérique, l’événement capital de la seconde moitié du xve siècle : pour la France, le point de départ d’une ère nouvelle et, pour l’Italie, d’un affaissement prolongé.

L’été touchait à sa fin. Vu l’approche de la mauvaise saison et le manque d’argent, le roi de France trouvait opposition chez ses conseillers habituels. N’en ayant cure, il franchit les Alpes à la fin d’août. Parvenu à Oulx à la tête d’une faible troupe, son premier exploit fut, chose triste à dire, d’ordonner la pendaison d’un paysan qu’on disait « maître de la Vauderie », c’est-à-dire un Vaudois du Piémont coupable à ses yeux de n’être point catholique.

L’un des prétextes de l’expédition était un appel de Ludovic le More, souverain usurpateur du duché du Milanais. Aussi fut-on surpris de voir Charles VIII se détourner de Milan tout en réclamant au duc Jean-Caléas Sforza cinquante mille florins pour ses frais. Peut-être, n’ayant avec lui que quelques centaines d’hommes de pied, le roi se défiait-il de son allié ? Les troupes françaises, si redoutées, ne devaient en effet arriver que par mer et débarquer au port de Rapallo après une traversée mouvementée.

Malgré la pluie et les autans qui diminuaient l’enthousiasme des troupes déjà déçues par la mauvaise qualité des vins d’Italie, les soldats de Charles (armée de métier qu’on disait la plus formidable d’Europe) ne tardèrent pas à s’ébranler bientôt, à la grande terreur des populations. Dès la frontière toscane, ils furent arrêtés quelque temps par la fière forteresse de Sarzana, au pied de ces collines de marbre que sont les Alpes apuanes. Mais ils se dirigèrent sur Pise et sur Lucques, cités alliées ou plutôt sujettes des Florentins. La solide réputation de brutalité qu’on faisait aux cavaliers et fantassins du descendant de saint Louis explique assez l’émoi qui, à la mi-novembre de 1494, se répandit dans la cité de l’Arno.

L’alarme populaire.

Le Prieur de Saint-Marc achevait alors au Dôme une série de prédications sur le Déluge et montrait à ses auditeurs qu’une seule arche de salut leur demeurait ouverte : le repentir de leurs fautes et la foi en la miséricorde de Dieu.

Pour nous représenter le spectacle qu’offrait alors la vaste nef de Santa Reparata, cédons la place à un écrivain que ses origines slaves n’ont pas empêché de peindre avec vraisemblance une scène aussi pathétiquea :

a – Voir Merejkowski, La Résurrection des dieux, (texte remanié)

… Sous ces voûtes régnait une obscurité mystérieuse comme celle d’une épaisse forêt. En bas, les rayons du soleil, qui filtraient à travers les vitraux étincelants, tombaient en reflets irisés sur les ondes vivantes de la foule et sur la masse grise des murailles. Dans la pénombre brillaient les feux des chandeliers à trois branches allumés sur l’autel.

On attendait anxieusement le prédicateur. Tous les regards se portaient sur la haute chaire de bois fixée à l’une des colonnes. Tout à coup, sur l’océan des têtes, passa un bruissement, un murmure courut et s’enfla :

Viene, viene, il vient ! …

On vit alors se dresser dans la chaire un homme portant la robe noire et blanche des Dominicains. Une corde lui tenait lieu de ceinture ; son visage était émacié et jaune comme de la cire, ses lèvres étaient charnues, son nez crochu, son front bas. D’un geste las, il laissa tomber sa main gauche, tandis que, de la droite, il élevait un crucifix. Sans mot dire, il parcourut l’auditoire d’un long regard. Un silence pesa, tel que chacun pouvait ouïr les battements de son propre cœur.

Peu à peu, les yeux immobiles du moine prirent une expression de plus en plus intense. Ils brillaient comme des charbons ardents. L’attente devenait insupportable. Il semblait que, de la foule incapable de se contenir, allaient jaillir des cris d’effroi.

Des accents passionnés s’élevèrent tout à coup : c’était la voix de Savonarole citant un passage de la Genèse : « Ecce ego adduco aquas super terram ! … Voici que je vais répandre les eaux sur la terre ! »

Un frisson parcourut la foule. L’orateur avait, d’une seule phrase, saisi son auditoire et l’emportait, comme, dans son tourbillon, l’ouragan entraîne les feuilles sèches.

« … Regardez, regardez, les cieux sont déjà noirs. Le soleil est rouge comme du sang ! Une pluie de feu et de soufre va tomber ; il y aura une grêle de pierres et de roches incandescentes. L’arche même va se fermer. Fuis, ô Sion… Fuge o Sion, quae habitas apud filiam Babylonis !

O Italie, les châtiments vont venir après les châtiments ; le châtiment de la guerre après celui de la famine, le châtiment de la peste après celui de la guerre, le châtiment ici et là, partout le châtiment ! …

O Florence ! O Rome ! O Italie ! le temps des chants et des fêtes est passé ! L’heure de la mort approche ! … Pitié, pitié, Seigneurb ! … »

b – Premier sermon sur Aggée (Avent 1494).

Le prédicateur avait ouvert tout grands ses bras et prononcé presque à voix basse son appel suprême. Ses paroles s’éteignirent comme le bruissement du vent dans les feuilles.

La délégation auprès du roi.

Tandis que la population demeurait accablée de ces menaces, Pierre de Médicis, guère plus rassuré qu’elle, crut faire un coup de maître en s’avançant au devant de l’envahisseur. La rencontre eut lieu à Pontremoli, petite cité fortifiée au pied de l’Apennin. En dépit de sa belle prestance et de l’autorité de son nom, le tyran n’avait aucune des qualités du négociateur. Il était timide, obséquieux, maladroit. On le vit offrir aux Français de tels avantages, que, s’exclame l’historien Philippe de Commines, seigneur d’Argenton, « ceux-ci riaient de ses concessions et s’en montraient si étonnés qu’ils firent demander à Florence si Pierre avait bien été chargé de cette mission et si la Seigneurie était disposée à les ratifier… »

Mise au courant de la couardise du prince, la cité de l’Arno s’indigna et refusa de souscrire à l’une quelconque de ses platitudes. N’avait-elle pas été de longue date l’amie et quasiment l’alliée des Français ? Et le roi Louis XI, en témoignage d’une bonne amitié, ne l’avait-il pas autorisée à ajouter à ses armes les trois lys de France ? Convenait-il qu’un souverain qui, sur le territoire de la Toscane, ne réclamait qu’un sauf-conduit et le libre passage de ses troupes, fût considéré comme un vainqueur imposant ses volontés ? En vérité, c’en était trop !

Pierre Capponi, bien qu’il eût été l’un des ambassadeurs des Médicis à la cour de France, n’en fut pas moins le premier à jeter un cri de révolte : « Il est temps d’en finir avec ce gouvernement d’enfants ! »

Aussitôt, une délégation, formée d’hommes choisis parmi les plus considérables de la ville, fut nommée pour intervenir auprès de Charles VIII et, sur le désir exprimé par le magistrat diplomate, qui était parmi les admirateurs du Frate, on invita Savonarole à s’y joindre. Le Prieur de Saint-Marc hésita longuement : pareil scrupule est tout à son honneur.

Attaché jusqu’alors à un mouvement d’ordre religieux et désireux avant tout de réformes monastiques, n’allait-il pas être entraîné sur un terrain moins sûr ? Toutefois, les chefs du peuple faisant appel à son influence, avait-il le droit de se dérober ? Après avoir pris l’avis des frères, il vit mieux son devoir et consentit à partir. Mais tel était son désir d’humilité qu’au lieu d’enfourcher le mulet qui lui était amené, c’est à pied qu’il voulut faire le chemin conduisant à Lucques.

Le 5 novembre, la députation atteignit cette cité, propriété des Florentins, qui dresse au pied des monts pisans la couronne de ses fiers remparts. Charles VIII reçut sans difficultés les plénipotentiaires. A la vue de celui qu’il avait dépeint comme le fléau de Dieu, grande fut alors la surprise du Prieur : ce n’était qu’un homme de petite taille, mal bâti, avec une tête énorme, des yeux gris, des lèvres pendantes. Par surcroît, imprégné de parfums. « A mon jugement », avait dit de lui un ambassadeur de Venise, « Je tiens que, de corps et d’esprit, il ne vaut pas grand’chose… »

Ce falot et hagard personnage était pourtant le souverain d’une nation déjà puissante en qui le Frate voyait l’instrument providentiel d’une régénération nationale :

— « Roi très chrétien », lui déclara-t-il, « écoute mes paroles et grave-les dans ton cœur : tu es un instrument dans les mains de Dieu pour soulager les misères de l’Italie, ainsi que je le prédis depuis plusieurs années. Tu viens pour réformer l’Église qui est prosternée dans la poussière. Mais si tu n’es pas juste et clément, si tu ne respectes pas Florence, ses femmes, ses citoyens, ses libertés, si tu oublies la mission pour laquelle Dieu t’envoie, il en choisira un autre pour la remplir. Il endurcira sa main et t’infligera de terribles afflictions. C’est au nom de Dieu que je te dis ces choses… »

De tels accents rappellent assez bien ceux d’un roéh, d’un berger d’Israël. Ils ne paraissent pas, il est vrai, avoir touché le monarque qui demeura impénétrable et laissa repartir les délégués sans leur faire connaître ses intentions. Ils devaient cependant laisser des traces dans son esprit hésitant et impressionnable.

La fuite du dernier Médicis.

Pendant qu’au camp français s’était déroulée la mémorable entrevue, à Florence grandissait l’agitation publique. Bien que sa piteuse aventure ne pût être ignorée, pour la faire oublier le tyran crut habile de simuler la confiance et, voulant donner le change, il lança des confetti de la fenêtre de son palais. Puis il fit distribuer du vin. Ensuite, il se rendit au Palazzo pour régler des comptes avec la Seigneurie. Celle-ci, tout uniment, le pria de renvoyer sa garde et, comme il insistait, ordonna de lui fermer les portes.

La foule s’assembla. Des sifflets retentirent, des cailloux furent lancés. Pièro voulut dégainer. Puis, toujours indécis, il tourna les talons. A ce moment, retentit la Vacca, ce tocsin des heures d’alarme bien connu des Florentins ; les citoyens descendaient armés dans la rue en criant : « Liberté ! »

Au palais des Médicis, l’un des frères du despote, Jean, le cardinal (qui deviendra plus tard le pape Léon X), essayait de balbutier un mot d’ordre et reniait son aîné en criant : Popolo e Libertà ! Peine perdue ! on le tenait pour renégat : bientôt, après avoir gagné Saint-Marc, il sortit furtivement de la ville sous la robe d’emprunt d’un Dominicain, ordre auquel il n’appartenait aucunement. Quant à Pièro, essayant une dernière fois de corrompre ses concitoyens, il jetait l’or à pleines mains dans l’un des quartiers pauvres. Puis, on le vit, pris de panique, franchir tout à coup l’une des portes de l’enceinte et, bride abattue, quitter Florence où il ne devait plus revenir. En quelques heures, l’œuvre de trois générations de Médicis se trouvait anéantie…

Cette révolution sans coups ni blessures démontra amplement l’impopularité du chef de l’État et témoigna de l’autorité croissante du Prieur, son inexorable adversaire. Lorsque, devant une foule vibrante d’allégresse, le Frate reparut en sa chaire du Duomo, il ne put taire la joie qu’il éprouvait aussi : « Le Seigneur a entendu nos prières ! une grande révolution s’est accomplie et le sang n’a pas coulé… »

Avec cette liberté de langage qui peut surprendre dans la chaire chrétienne, l’orateur ajoutait : « Dieu s’est apaisé en partie : il t’a donné, ô peuple ! cette première salade et te l’a fait manger doucement assaisonnée de résine ! … »

Puis, reprenant son thème habituel : « Persévère, peuple de Florence, dans les bonnes œuvres, persévère dans la paix ; et si tu veux que Dieu persévère dans sa clémence, sois toi-même clément avec tes frères, tes amis, tes ennemis ; sinon les fléaux qui se préparaient pour le reste de l’Italie retomberont sur toi… »

Paix, union, tolérance, tel était le mot d’ordre d’un chef que n’abordait même pas l’idée d’une revanche. Pour lui, la chute du despote devait donner à la cité la liberté suprême : celle d’obéir aux ordres du Très-Haut.

L’entrée de Charles VIII.

Fixé à Pise, Charles VIII n’entendait pas rester inactif ni renoncer à son expédition. A toutes les suppliques de la députation florentine, il avait maintes fois riposté :

— « Tout s’arrangera quand je serai dans la grande villa ! » Il fallait donc lui en ouvrir les portes. Or, non seulement on les ouvrit, mais il se fit qu’en plusieurs points on tint à les élargir.

Dès avant leur souverain, de nombreux détachements de troupes françaises, notamment des Gascons quelque peu turbulents, étaient venus prendre leurs quartiers. On voulait bien les accueillir en amis, mais il n’aurait pas fallu qu’ils parlassent en maîtres ! Tout aussitôt, la cité eût été en armes ; de toutes les maisons, de tous les palais, de tous les couvents même auraient surgi des défenseurs de l’indépendance. Par bonheur, aucun incident ne vint gâter les choses.

Mal informé de l’état d’esprit des Florentins, Charles VIII avait d’abord considéré cette explosion d’enthousiasme pour la liberté comme une révolte à son égard. On le rassura, lui rappelant combien la République avait toujours eu la France en amitié. D’ailleurs, il ne pouvait se faire d’elle une ennemie au moment de s’en prendre au royaume de Naples. Le monarque jugea donc expédient de faire à Florence une entrée solennelle.

Tout avait été préparé pour la rendre fastueuse. Aux portes des églises, des écriteaux proclamaient Charles VIII Rex et Restaurator Libertatis, ce qui était un peu bien louangeur. Aux balcons pendaient des tapisseries portant ses armes ; un char triomphal fut construit : on l’avait décoré de rameaux d’olivier et de palmes d’argent ; deux colonnes furent dressées, portant, elles aussi, les armes de France : l’Italie se complaît volontiers à ces bienvenues somptueuses qui, peut-être, ne révèlent pas exactement ses sentiments les plus secrets.

A la crainte du populaire avait succédé une confiance plus grande. Mais il fallait multiplier les contacts, car Pierre Capponi l’avait dit à son hôte : « Quand les Italiens se seront frotté le museau à celui des Français, ils en auront moins peur ! … »

En dépit des splendeurs prévues, l’entrée du roi fut un peu maussade. C’était au crépuscule d’une journée de novembre, et, sur Florence enguirlandée, la morne pluie tombait. Abrité par un dais tout chargé de dorures et montant un superbe cheval noir, le roi parut, lance au côté. Mais cet être difforme, ce visage jaunâtre, cette expression absente et presque niaise ne pouvaient conquérir la foule. Les troupes, au contraire, imposaient par leur solidité : Gascons alertes, Suisses robustes, Allemands rigides et disciplinés, Écossais à l’arc bandé, tous défilaient en cadence, et surtout cette artillerie, formidable pour le temps, impressionnait la foule sans d’ailleurs l’indisposer.

Lorsque le roi descendit de cheval entre le Baptistère et le Duomo, une clameur s’éleva : « Evviva la Francia ! »

Avec frénésie (réaction bien naturelle à ses terreurs d’antan), la population se livra, plusieurs jours durant, aux réjouissances qui, de très près, rappelaient celles du carnaval.

Les fêtes terminées, il fallut bien parler affaires et discuter avec le roi des conditions d’un accord. Charles VIII, toujours à court d’argent, n’ignorait pas que Florence était la ville des financiers. Il se fit exigeant : il ne lui fallait ni plus ni moins que cent vingt mille florins, dont la moitié comptant et le solde à six mois. Il réclama pour gage Pise et la forteresse de Sarzana. Cela encore fut accepté. Mais lorsque, circonvenu par la femme de Pierre l’Infortuné (car c’est ainsi que l’histoire le nomme), il proposa la restauration des Médicis, aussitôt l’humeur de la cité changea.

— « Plus jamais ! », clamaient les Florentins.

Une période de tension succéda à l’enthousiasme des premiers jours. Des patrouilles françaises furent attaquées. Des pierres volèrent des fenêtres. Partout on fourbissait des armes… C’est alors qu’une fois encore, cherchant le pacificateur, la Seigneurie recourut à Savonarole.

Il accourut au palais Médicis où résidait le roi et n’y fut admis qu’à grand’peine par les gens de service. Mais Charles VIII, qui n’avait pas oublié l’entrevue de Lucques, se porta à sa rencontre. Tenant à la main une croix d’ébène, Fra Girolamo exhorta chaleureusement le souverain en qui il croyait voir un nouveau Cyrus :

— « Abandonne », lui dit-il, « ton impie et cruel dessein contre le peuple de Florence qui est loyal et sans tache… »

Puis, le prenant par la main : « Tu dois savoir que c’est la volonté de Dieu que tu quittes la ville sans faire d’autres changements, sinon, toi et ton armée aurez à en répondre sur votre vie… Poursuis sans délai ta route. Ne provoque pas le courroux du Seigneur en causant la ruine de cette cité… »

On ne connaît pas la réponse du roi. Mais la suite prouve qu’il n’avait pas été sourd à des appels aussi directs. Toujours le vrai courage impose.

Les conversations reprirent donc entre Charles VIII et la Seigneurie, augmentée de tous les ambassadeurs présents. Il n’y fut plus question de Pierre de Médicis : le roi tenait moins à lui qu’à l’argent…

Et comme il insistait, menaçant de recourir à la force :

— « Je n’ai qu’à faire retentir nos trompettes… » on entendit aussitôt, de la bouche de Pierre Capponi, cette réponse aussi glorieuse que la sienne, réponse que répètent aujourd’hui encore, non sans fierté, tous les enfants de la Cité des Fleurs :

— « Et nous, nous sonnerons nos cloches ! … »

Nonobstant de si vives étincelles, l’orage s’apaisa. Un pacte fut signé : Charles restituerait Pise et toucherait cent vingt mille florins d’or. Et, lorsqu’il eut prêté serment au Dôme, on l’affubla du titre, au moins inattendu, de… « Protecteur des libertés florentines… »

Il partit deux jours plus tard. Mais rien ne prouve que le mot de liberté eût pour lui le même sens que pour les concitoyens de Capponi !

Six mois après, ayant conquis Naples et triomphé de Rome, Charles VIII, inquiet de l’opposition que Venise et Milan faisaient à sa politique, tint à consulter le Prieur de Saint-Marc sur les chances qui lui restaient de rentrer sans encombre en France.

Effrayés par la perspective d’accueillir à nouveau le souverain qui les avait si fortement pressurés et plus anxieux encore de le voir tenter derechef une restauration des Médicis, les Florentins s’armèrent. Pour se mieux protéger, ils s’adressèrent à une image de la Vierge — l’Impruneta — qui devait leur valoir l’aide et la protection d’En-Haut. Une ambassade fut dépêchée à Rome pour en prévenir Charles VIII et lui rappeler sa promesse : rendre Pise à la République.

Devant le silence persistant du roi, l’envoi d’une seconde délégation fut reconnu nécessaire. Mais, cette fois, elle fut limitée à la personne de Fra Girolamo qui, le 17 juin 1495, rencontra le roi de France à Poggibonsi, autre cité toscane dans la région du Chianti. Fidèle à une habitude familiale, le fils de Louis XI promit un peu et tint le moins possible. Savonarole le lui prédit alors : le malheur ne pourrait qu’être son lot s’il ne s’attachait point à la parole donnée. En effet, au mois de décembre, le roi fut frappé du coup le plus dur : le dauphin, son fils unique, mourut brusquement en bas âge.

Du moins cette épreuve eut-elle pour résultat de le détourner d’une nouvelle expédition en Italie. La République, qui comptait sur lui pour tenir tête à Venise et à Milan, resta seule en face de ses ennemis. Même redoutable par ses prétentions et détesté pour son manque de fidélité aux promesses, le roi de France demeurait aux yeux des Florentins le grand soutien de leurs libertés.

A ce moment, Savonarole eut conscience du rôle ardu qu’il avait assumé : voir en Charles VIII un allié et, d’autre part, en faire un instrument de Dieu pour châtier la cité impie.

Sur ce point, peut-être était-il victime de sa prédilection pour les oracles. Aucun fils d’homme, fût-il des meilleurs, ne saurait impunément jouer le rôle de voyant.

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