Matthieu Lelièvre

8.
Pastorat
(suite)

Octobre 1891 à Octobre 1903 : Nîmes ; Bourdeaux ; Paris-Malesherbes

La nouvelle du prochain retour de Matthieu Lelièvre à Nîmes fut reçue avec enthousiasme par ses nombreux amis du Midi. Ceux-ci n’avaient pas cessé de s’y attendre et, comme l’écrivait l’un d’eux au lendemain de la mort de leur ancien pasteur, en l’appelant « notre Matthieu Lelièvre », l’ont toujours considéré comme leur appartenant d’une façon particulière. Ils savaient bien que celui qui avait passé à Nîmes dix années consécutives, en un temps où les pasteurs méthodistes changeaient très régulièrement de poste tous les trois ans, n’était pas insensible à cet inaltérable attachement et qu’il le partageait. Tant qu’il vivrait, le cœur de ceux qui l’avaient connu dans les années qui suivirent 1870, devait se tourner vers lui. Ils l’aimaient et ils étaient sûrs d’être compris et aimés de lui. Ils furent souvent aidés par ses bons conseils, soutenus par son souvenir et son affection pastorale.

Pour lui, ce fut tout naturellement et simplement qu’il reparut dans la chaire de sa chapelle, reprit la surintendance du circuit, ainsi que la direction de L’Évangéliste et du Pensionnat de Jeunes Filles. Il était entendu que son collègue Jules Guiton le seconderait de son mieux, et spécialement pour les visites, qui entraient moins dans son genre et dont l’éloignaient ses travaux de plume, ainsi qu’une dureté d’oreille déjà assez prononcée. Le texte de son sermon d’entrée me paraît exprimer l’état d’âme avec lequel il reprenait son ancien ministère. Il n’avait pas à formuler un programme d’action, faire une sorte de profession de foi, ou dire comment il envisageait son rôle de prédicateur évangélique. Il regardait à Dieu, et mettait toutes les prières et tous les espoirs de son âme dans le vœu du peuple hébreu : « Oh ! si tu ouvrais les cieux et si tu descendais ! » (Esaïe.64.1). Les échos du temps nous ont porté le sujet de beaucoup de ses discours ou de ses préoccupations : la réunion de prière ; — Qu’est-ce que la conversion ; — Des conversions ; — A propos d’un Réveil ; — La puissance spirituelle ; — L’Église en prière ; — Les conditions du Réveil : etc. Jamais, sauf au lendemain des réunions d’Angleterre qu’il qualifia de Printemps spirituel, et des Assemblées ou Missions de Théodore Monod, il n’avait été animé de pensées religieuses plus intenses.

Seulement, l’homme qui maintenant abordait la cinquantaine n’avait plus la souplesse et les forces qu’il avait entre trente et quarante ans. Le fardeau qu’il avait porté allégrement, ou du moins sans beaucoup de peine apparente, douze ans plus tôt, se trouva trop lourd pour lui, et il n’était pas à Nîmes depuis quinze mois que sa santé inquiéta sa famille et ses amis. Il fallut le soulager. Ses collègues Jules Guiton, de Nîmes, et Emile Bertrand, de Congénies, firent de leur mieux. D’autres s’y prêtèrent également. Mme Lelièvre ajoutait à tout son travail et à tous ses soucis celui de relancer les collaborateurs de L’Évangéliste, de mettre la main à la pâte sans le laisser voir, ce que d’ailleurs elle avait fait bien des fois jadis, avec la même modestie et le même dévouement. On s’arrangea comme on put jusqu’à l’automne de 1893, et il fallut se résigner alors à faire d’autres plans. Avec un louable désintéressement, les circuits de Nîmes, de Bourdeaux, et leurs pasteurs firent, à l’amiable, l’arrangement que les circonstances nécessitaient : Daniel Bernard vint à Nîmes et Matthieu Lelièvre alla à Bourdeaux. Nul endroit ne pouvait être plus accueillant et offrir un milieu plus sympathique au pasteur fatigué.

Notre malade s’y fortifia. Il put prêcher sans faire un gros effort intellectuel ; l’air vivifiant de la Drôme et ses campagnes apaisantes eurent une heureuse influence sur lui. Entouré d’affection et d’estime par sa propre Église et par celles des alentours, il ne tarda pas à y faire sentir sa présence et à y avoir une activité appréciée. J’ai le souvenir de réunions de réveil, organisées au printemps de 1895, à Dieulefit, par M. le pasteur E. Brès, où Matthieu Lelièvre passa au moins les deux premières journées, et donna sa belle conférence sur La jeune France. Il y fit d’autres discours qui n’avaient rien à envier à ceux des temps précédents. Il devait rester à Bourdeaux jusqu’en octobre 1896, c’est-à-dire près de trois ans.

Pour bienfaisant et utile que fût ce séjour, il ne marque pas moins, pour celui dont nous suivons la carrière, le commencement d’une diminution de son activité pastorale proprement dite. Sans doute, il allait retourner à Paris, résider de nouveau à la Chapelle Malesherbes et lui consacrer six années de plus. Il devait aussi, même après avoir pris sa retraite, en 1903, à l’âge de 63 ans, avoir au moins une dizaine d’années de travail soutenu et régulier. De fait, il écrivit et prêcha tant qu’il le put. Le repos et lui ne firent jamais bon ménage. Mais son ministère ne retrouva plus l’ampleur et l’éclat des temps précédents.

A Paris, son aîné James Hocart, qui avait été son surintendant au début de son noviciat, était encore, et pour jusqu’à la fin de ses jours, à Levallois, où le retenait La Maison des Enfants ; et son collègue O. Prunier, de quelques années plus jeune que lui, était domicilié à la chapelle de la rue Demours, où il dirigeait l’École de théologie. Je ne vois rien de très marquant à relever dans la vie d’Église du circuit de Paris de ces années là. Matthieu Lelièvre se remit à prendre une part considérable au mouvement religieux, dans cet esprit d’alliance évangélique et d’attachement à son Église que nous lui connaissons.

Lui, qui a pris tant à cœur les intérêts de l’Église réformée, et qui fut partisan de la Fédération protestante dès la première heure, a toujours conseillé aux méthodistes de garder leur organisation propre, voyant, pour le protestantisme et pour l’évangélisation de la France, plus de dangers que d’avantages dans une unité extérieure qui serait plus apparente et illusoire que réelle, et entraverait l’action de l’Esprit plutôt que d’en propager les effets. Il tenait absolument aux moyens de grâces, à la discipline, à l’esprit du méthodisme. Il me paraît avoir précisé sa pensée définitive sur ce point quand il a écrit :

« Il y a des œuvres diverses pour les diverses : Églises : aux unes l’œuvre de l’évangéliste, aux autres celle du docteur, à d’autres celle de l’organisateur. Mais il doit s’accomplir, d’Église à Église, une sorted’échange perpétuel de ces charismes que le chef de l’Église a départis à chacune d’elles, selon sa volonté. L’isolement les affaiblirait certainement en les rendant étroites et exclusives ; la fusion les appauvrirait peut-être en faisant disparaître dans une uniformité fâcheuse les particularités de chacune d’elles ; mais l’union et l’amour fraternel ne peuvent manquer de tirer parti, pour le bien général de l’Église, de ces dons et de ces aptitudes variés. »

Il est digne de remarque aussi que c’est sur la vie spirituelle, telle qu’elle s’est exprimée par les pratiques de piété et la discipline méthodistes, qu’il a mis l’accent quand, pendant ses présidences de 1896 et de 1902, ainsi qu’aux Conférences pastorales de Paris de 1898, il a eu l’occasion de parler à un public particulièrement sympathique et éclairé. Il traita le sujet des réunions de prière aux Conférences pastorales. Il en déplorait l’absence et attribuait à cette absence le fait que, dans beaucoup d’Églises, des laïques qui visitent les pauvres et les malades, remplacent à l’occasion le pasteur pour lire la liturgie, et un sermon, ne savent pas prier ! Il s’élève contre les réunions de prière qui dégénèrent en réunions de discours. Il recommanda les réunions de prière où l’on prie, où les femmes prient ; bref, la réunion de prière que les méthodistes ont connue et fréquentée, où il n’y a pas souvent beaucoup de monde, où la monotonie et le formalisme s’introduisent, hélas ! comme ailleurs, mais qui est un instrument pour la conversion et le développement de la vie spirituelle.

Il est constamment revenu sur le sujet du Réveil, et, s’inspirant des expériences de sa jeunesse, il a toujours mis au premier rang, et comme moyen de réveil, la réunion de prière.

« Que ces réunions, écrivait-il dans sa lettre aux pasteurs et aux membres de l’Église pendant sa troisième présidence du Synode, soient surtout des réunions de prière, mais de prières qui aient un but, le réveil, non le réveil à longue et lointaine échéance, mais le réveil prochain, et pourquoi ne demanderions-nous pas le réveil immédiat ? Les conversions sont rares dans nos Églises, parce que la foi est faible dans nos âmes et la sainteté plus ou moins absente de notre vie. »

Caractérisant la prière qui prépare le Réveil, il la définit : Avant tout, la prière d’humiliation ; ensuite, la prière de la foi qui regarde à Jésus-Christ, à son œuvre et à ses promesses, et attend l’exaucement ; enfin, la prière d’intercession, qui réclame du Seigneur le salut des âmes inconverties avec l’ardeur d’un Abraham priant pour les pécheurs de Sodome.

Le Synode méthodiste envoya souvent Matthieu Lelièvre le représenter à la Conférence britannique. Entre 1878 et 1898, il y fut délégué sept fois. Il visita cette Conférence à Bradford, à Hull (deux fois), à Newcastle, à Camborne, à Bristol, à Cardiff. Je ne vois que Charles Cook et son fils Paul, James Hocart et William Cornforth qui y aient été envoyés plus souvent. Mais ils étaient d’origine anglaise. M. Lelièvre parlait moins aisément qu’eux la langue anglaise, mais avait sur eux l’avantage d’être un Français de France. Il y fut toujours reçu avec un plaisir marqué, et y fit quelques beaux discours. Comme c’est naturel, les premiers furent les plus travaillés. A mon sens, et en le situant dans le milieu et dans l’atmosphère où il fut prononcé, c’est le dernier qui fut le plus réussi. Il convenait parfaitement à des Anglais, qui avaient déjà subi, ce jour-là, de longs et beaux discours, et qui avaient besoin d’un peu de détente. Il sut être familial, humoristique, spirituel, plein d’à-propos et captivant. Il faut dire que l’auteur de la Vie de Wesley jouissait dans les milieux méthodistes cultivés d’Angleterre d’une grande considération, et que le président de la Conférence de cette année-là était Hugh Price Hughes. Le début de ce discours, qui semble avoir été improvisé, fut couvert de « très bien, très bien » et d’applaudissements. Il y avait notamment placé ceci :

« Je suis fier d’être fils, en ligne directe, du Méthodisme britannique. Dans vos réunions missionnaires, vous faites voir quelquefois des noirs ou autres indigènes, comme preuve vivante du succès des missions. Laissez-moi, pour un instant, vous faire voir un indigène français qui doit tout ce qu’il est à la Mission Wesleyenne en France. »

Et sur ce il leur raconta la conversion de son père 83 ans auparavant.

« Je désire maintenant, leur dit-il ensuite, vous parler pendant quelques instants sur deux sujets, l’un très grand : la France ; l’autre très petit : le Méthodisme français. D’un côté 38 millions d’âmes, et de l’autre une Église qui compte environ 38 pasteurs. »

Et alors, pendant un bon quart d’heure, des traits comme ceux-ci :

« Vous n’attendez pas de moi une confession générale des péchés de mon peuple. Je ne crois pas à la confession auriculaire, surtout lorsque, au lieu des oreilles d’un seul confesseur, il y a deux mille paires d’oreilles ouvertes pour la recevoir. Par-dessus tout, je me défie absolument de la confession internationale, et je crois qu’il faut attendre jusqu’au millénium avant de commencer une « réunion de classe » internationale, où des hommes politiques convertis et des diplomates sanctifiés avoueront sans feinte les lacunes de leurs nations respectives.

… Je trouve quelquefois que l’opinion et la presse anglaise — sans excepter le Methodist Times — sont trop sévères envers la France, et oublient souvent la parabole de la paille et de la poutre … Rien ne me console de l’ignorance des Français sur les Anglais autant que l’ignorance égale des Anglais sur les Français. »… « Non, Monsieur le Président, les Français ne sont pas le peuple méchant qui hante les rêves de tant de braves gens en Angleterre et ailleurs. Nous qui sommes nés parmi eux et qui mêlons notre vie à la leur, osons affirmer que, si leurs défauts sont plus apparents que chez d’autres, ils sont un peuple aimable, généreux, de bonne foi et pas du tout dénué d’aspirations religieusesa. »

a – Évangéliste du 19 août 1898.

Son âge et ses services lui permettaient des libertés qu’il n’aurait pu prendre plus jeune. Le mot d’un roi d’Israël est vrai, et d’une bonne psychologie : « Que celui qui revêt une armure ne se glorifie pas comme celui qui la dépose. » (1 Rois 20.11) Les citations montrent aussi que le Matthieu Lelièvre de cette période jouissait d’une bonne santé, et que, si quelques indices lui faisaient croire que l’heure de la retraite sonnait pour lui, ce ne devait être qu’une retraite laborieuse, et non celle d’un homme malade ou vieilli. Le Synode de 1903, se trouvant cependant en présence d’une demande ferme et motivée, ne put qu’en prendre acte. Mais il le fit avec regret. Il savait que ce retraité continuerait à beaucoup travailler pour son Église et pour la cause de Christ. M. et Mme Lelièvre allèrent se fixer à Courbevoie.

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