Matthieu Lelièvre

14.
Le vieillard

C’est à la fin de 1910 que les Matthieu Lelièvre allèrent se fixer au Havre, où ils avaient trois de leurs enfants : Mme Emile Cook, MM. Alfred et Charles. Ils s’installèrent chez les Charles ; mais, dans la suite, ils demeurèrent à Sainte-Adresse, chez les Alfred, où l’un et l’autre devaient mourir. A cette date, leur fils aîné, M. Théodore Lelièvre, était pasteur à Alès, leur fille aînée, Mme Hunt, résidait à Providence (Etats-Unis), et Mme Th. Vernier, à Dôle (Jura).

Il me serait facile de m’étendre sur cette période de la vie de notre vénérable ami, car, pendant une dizaine d’années, au moins, elle fut passablement active, et que, tant qu’il tint facilement la plume, la correspondance ne chôma guère entre lui et moi. J’en suis bien un peu responsable : Onésime Prunier vieillissait vite, Matthieu Gallienne s’était retiré à Guernesey, G. Whelpton avait regagné l’Angleterre. Matthieu Lelièvre était à peu près le seul, parmi mes aînés, qui suivit de très près toutes nos affaires. On avait même le sentiment qu’on lui faisait plaisir quand on avait recours à lui. « Allons, m’a-t-il dit plusieurs fois, quand j’allais le voir, — beaucoup plus rarement que je n’aurais voulu, — mettez-moi un peu à la page. » Il aimait qu’on lui fît le tableau des séances des Comités dont il avait fait partie, qu’on lui en rendit l’atmosphère, qu’on lui parlât des anciens membres qu’il connaissait et des nouveaux qu’il ne connaissait pas. Il comprenait le point de vue des autres et savait accueillir les nouvelles idées. Alors, il vous déclarait parfois que tout ce que vous veniez de lui dire était pour lui du petit lait. Et, comme il lui était plus facile de parler que d’écouter, il prenait son tour de parole. Lorsqu’il n’était pas de votre avis, il vous le disait sans détour et vivement, étant de ceux qui croient que les bons comptes font les bons amis.

Si je manquais de lui écrire, après nos réunions de l’Exécutif, du Synode, ou une visite au Comité missionnaire de Londres, il m’arrivait de recevoir un petit rappel :

« Je vous serais reconnaissant de me tenir au courant. Je suis resté un vieux journaliste qui a le goût des nouvelles, surtout de celles qui ne courent pas les journaux. »

Mais, de son côté, il prenait la peine de vous remercier pour les articles, de s’excuser s’il devait les faire quelquefois attendre, de dire le plaisir qu’il avait pris à vous lire, et, s’il s’avisait que vous aviez été cité dans un journal, il vous envoyait la coupure avec quelques mots aimables. Je n’ai pas eu d’ami plus bienveillant, plus confiant que lui et de correspondant plus fidèle.

Cependant, cette correspondance roulait presque toujours sur des sujets aujourd’hui oubliés ou dépourvus d’intérêt. Y puiser, quand je sais qu’il s’y livrait en toute liberté et intimité, me ferait l’effet, pour me servir d’une image qui est justement de lui, d’une sorte de violation de domicile.

Mais, même quand on vieillit dans les meilleures conditions possibles, et c’était bien son cas, ce n’est pas toujours chose facile et agréable de vieillir. Matthieu Lelièvre n’était pas optimiste de nature. Son sens critique, averti et aiguisé, le portait souvent à voir le pire côté des choses ; et, vers la fin, il s’exagérait quelquefois le péril de telle situation, que son éloignement ne lui permettait pas de saisir sous tous ses aspects. Sa foi au Réveil, aux Vertus républicaines, au Progrès reçut, au cours de sa longue vie, de vifs assauts. Il souffrit, dans le doux nid que lui firent ses enfants, de l’éloignement des centres religieux qui avaient été la patrie de son âme, de l’alanguissement général de la piété ; et le contact des livres, la communion spirituelle avec de chers amis, la présence de collègues aimés, ne l’empêchèrent pas de sentir fortement la solitude d’un homme qui survit à sa génération et prend figure d’un étranger attardé dans ce monde. Il avait des heures tristes.

Le décès de ses compagnons d’arme, confrères, collègues et laïques influents, qui le devançaient au Royaume de Dieu lui pesait beaucoup. Il aimait à leur rendre hommage, mais leur mort trouvait un douloureux retentissement dans son âme fraternelle. Et un pli barrait son front :

« Le départ de nos cadets nous avertit de nous tenir prêts. En attendant, je mets ordre à ma maison, brûlant de vieilles lettres, réglant mes comptes avec les hommes, et aussi, je l’espère, avec Dieu. Je me fais l’effet d’un fossoyeur fort occupé et je me dis que mon tour ne tardera pas. »

Marquons quelques étapes de ces derniers vingt ans de sa vie.

M. et Mme M. Lelièvre célébrèrent leurs noces d’or le 25 juillet 1912. Leur frère, Jean-Wesley, les avait mariés à Jersey, c’est leur ami et parent par alliance, le pasteur Jules Guiton, qui présida la cérémonie des noces d’or. Leurs six enfants étaient présents, bon nombre d’autres membres de leur parenté et amis du Havre aussi. Mais M. Lelièvre y associa toute sa famille de L’Évangéliste. Il s’y était préparé la semaine d’avant par une méditation bien sentie sur : « Mon âme bénis l’Éternel ! » Il devait en faire durer le plaisir et l’édification par l’insertion de lettres de bon nombre d’amis, et son discours du jour de fête, dont un passage peut être cité ici :

« Nous n’oublions pas, en ce beau jour, ceux qui nous ont aimés, aidés, supportés. Les hommes ont été bons et indulgents pour nous, et moi, qu’on a parfois taxé de pessimisme, c’est par une note d’optimisme que je conclus ce grand chapitre de notre vie. »

Pendant la guerre, M. Lelièvre fit de son mieux pour soutenir le courage de ses lecteurs et suppléer ses collègues mobilisés. Il participa aux joies de la victoire. Mais sa joie était grave. Il m’écrivait le 11 décembre 1918 :

« Comme vous le dites, j’ai vibré tous ces temps-ci. J’ai courbé la tête en 1871, j’allais dire : sous le talon de Bismark, je préfère dire : sous la puissante main de Dieu, qui nous châtiait pour nos péchés nationaux. Aujourd’hui, je relève ma vieille tête, blanchie pendant ces longues années, mais où il y a encore place pour l’enthousiasme, et je crie : Vive Clemenceau ! Vive Foch ! Vive Wilson ! mais surtout : Vive Dieu ! qui a déployé son bras et agi. Comme le disait l’humble vierge de Nazareth : Il a dissipé les desseins que les orgueilleux formaient dans leurs coeurs ; il a renversé de leurs trônes les puissants, il a élevé les humbles. Soyons reconnaissants et ayons foi en Dieu et aussi en ce peuple de France, en qui il y a de si grandes qualités et de si admirables vitalités. Que n’est-il chrétien ! Mais, y a-t-il des peuples chrétiens ? On peut se le demander quand on considère les crimes et l’effondrement du peuple de Luther. »

On voit que notre ami était encore vigoureux la plume à la main, à la veille de devenir octogénaire. A la rigueur, nous aurions pu attendre ses quatre-vingts ans pour le qualifier de vieillard. Car si la surdité avait sensiblement augmenté et si la marche était pesante, le reste allait bien. Le 17 janvier 1920, il faisait, sous ce titre : « Octogénaire », des réflexions qui me paraissent marquer une date :

« Quatre-vingts ans ! Quelle longue vie ! 29 220 jours, 701 280 heures ! Plus de 42 millions de minutes ! Quand on cherche à décomposer ainsi le temps dont est faite la vie d’un vieillard parvenu à cet âge avancé, on éprouve une sorte de vertige. C’est comme un fleuve dont les eaux se succèdent sans interruption. Quelle puissance dans cette accumulation des jours, quand elle est au service d’une volonté unique, dirigée elle-même par des principes de justice et d’amour émanés de Dieu ! Que d’occasions de faire le bien représentent ces jours nombreux et ces heures presque innombrables ! »

Mais, à la lumière du Psaume 90, qu’il médite, il passe bientôt à un autre aspect de la vie, et il voit cette vie courte et emportée, s’évanouissant comme un souffle :

« Cette fuite éperdue des jours, cet évanouissement des années, les jeunes gens ne s’en rendent pas compte, les années à vivre leur semblent lentes à venir et longues à s’écouler ; mais les vieillards qui les voient dans un passé irréparablement fini, comprennent la parfaite justesse de ces images : un souffle qui passe, une fleur qui se fane, un songe qui s’efface du souvenir. »

Sa méditation finit par un élan de reconnaissance :

« Si, avec Jacob, je puis dire que les jours de mon pèlerinage terrestre ont été courts, je ne dirai pas comme lui qu’ils ont été mauvais. Non, la vie a été bonne pour moi, ou, pour parler plus chrétiennement, l’Auteur de la vie a été pour moi et pour les miens plein de miséricorde et d’amour. Cinquante-huit ans de vie conjugale, six enfants conservés à notre affection, et qui entourent notre vieillesse de leur amour et de leurs soins. C’est assez pour que j’affirme, malgré mes péchés et mes défaillances, dont je demande humblement pardon, que ma semaine de vie, telle que Dieu l’a faite, a été bonne, en attendant le repos qui reste pour le peuple de Dieu, qui sera infiniment meilleur. »

Je lui ai connu en 1921 un gros chagrin et une maladie. Le chagrin fut de ne pouvoir prendre part, sauf par la plume et le mouvement de son cœur, au Centenaire du méthodisme français, ou plutôt au centenaire de l’installation de Charles Cook dans le Midi ; et je crois que nous lui fîmes, bien involontairement, de la peine, en ne le nommant pas au moins membre du Comité d’organisation. La présidence d’honneur lui en serait revenue, car il était peut-être déjà le dernier survivant de ceux qui avaient vécu dans l’intimité de celui dont nous voulions rappeler l’activité et l’influence. Nous le savions trop âgé pour entreprendre cette tournée, et nous le regrettions sincèrement. Mais nous aurions pu le lui dire et l’associer plus directement à nos assemblées. Quels discours il aurait prononcés s’il avait pu se trouver là ! Quant à sa maladie, qui, « grâce à Dieu, semblait avoir bien tourné », elle lui inspira des réflexions qui montrent qu’il n’était pas encore pressé de nous quitter :

« Souvent on meurt parce qu’on le veut bien et parce qu’on acquiesce à la mort, alors qu’on pourrait lui résister et s’approprier l’énergique : Je ne mourrai point du Psalmiste. L’attitude du malade chrétien qui, dès le début de sa maladie, imite le patriarche Jacob et retire ses pieds dans le lit pour mourir (Genèse 49.33), n’est peut-être pas le dernier mot de la sagesse. Elle peut sans doute signifier soumission ! mais ne signifie-t-elle pas souvent défaillance ? Accepter de mourir est bien, vouloir vivre est mieux. »

Et il rappelle la maladie d’Ezéchias et sa prière ; le cas d’Epaphrodite, le « compagnon d’œuvre et de combat » de saint Paul ; le veux-tu être guéri ? de certaines guérisons de Jésus.

Les noces d’or avaient trop bien réussi en 1912 pour qu’on ne célébrât pas les noces de diamant en 1922. La cérémonie eut lieu à Sainte-Adresse, dans la maison de M. et Mme Alfred Lelièvre, où les vénérables jubilaires furent entourés de la plupart de leurs enfants, petits-enfants et de quelques amis. M. le pasteur J. Guiton la présida. Après lui, et un autre ami de la famille, le pasteur Charles Bost, Matthieu Lelièvre lui-même, comme on peut s’y attendre, parla avec beaucoup d’émotion. Les sentiments de reconnaissance et de confiance remplissaient son cœur. Voici les derniers mots de son allocution :

« … Quoi qu’il en soit, ayons confiance ! L’avenir est à nous, là-haut, sinon ici-bas, puisqu’il est à notre Père céleste qui saura bien tirer parti de notre bonne volonté. » — (Ces derniers mots sont une allusion à un nouveau livre que le vieil écrivain souhaitait encore d’écrire.) — « En attendant, je voudrais vous citer une parole qui m’a frappé dans ma lecture de ce matin, dans le bon petit Pain quotidien nommé Lumière sur le sentier. C’est le texte final du 25 juillet : Saisis la vie éternelle. Il m’a semblé que Dieu avait mis ce texte sous mes yeux comme le mot de la situation, à l’adresse des vieux époux que nous sommes ;… et pour les autres aussi. »

Matthieu Lelièvre avait encore huit ans à passer ici-bas, et il se complut toujours plus dans ses souvenirs de jeunesse. Sa pensée, son style, son écriture ne tardèrent pas à montrer des signes de l’âge. Mais sa foi garda sa fraîcheur et sa force, et il ne perdait pas l’occasion de dire que son credo se résumait dans la parole du Sauveur qui en avait été la base et qui suffisait pour assurer la paix de son cœur, même sur son lit de mort : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. » (Jean 3.16)

Il aimait aussi à raconter combien, dans les longues veilles de la nuit, il trouvait de consolation et de douceur à se remémorer des passages bibliques, mémorisés dans son enfance, et des versets de cantiques qu’il chantait à demi-voix, ou tout simplement en esprit :

« Croyez-moi, les cantiques emmagasinés, paroles et mélodies, dans la mémoire, sont une ressource précieuse pour l’édification. Quand l’insomnie vous tient sous son étreinte tenace, que des préoccupations diverses vous obsèdent, avec ce pouvoir que possède l’imagination de changer en montagnes les taupinières ;… quand le bataillon formidable des souvenirs humiliants de nos péchés anciens passe devant nous, et que chacun d’eux nous crie en passant : C’est moi ! me reconnais-tu ? une strophe de cantique, chantée ou prononcée à haute voix, sera souvent le cri de victoire. Celle-ci, par exemple :
Rien, ô Jésus, que ta grâce,
Rien que ton sang précieux,
Qui seul mes péchés efface,
Ne me rend saint, juste, heureux.
Ne me dites autre chose,
Sinon qu’il est mon Sauveur,
L’auteur, la source, la cause,
De mon éternel bonheur ! »

Le sujet lui tenait, car il y revint :

« Pour les vieillards qui connaissent les longues insomnies de la nuit, quel privilège de retrouver dans sa mémoire des cantiques qui, répétés à demi-voix, alimentent la méditation, inspirent la prière et, par surcroît, amènent le sommeil, ce bienfait que l’on n’apprécie bien que quand on en est privé ! Ce ne sont pas toujours les cantiques les plus beaux au point de vue littéraire qui remontent alors à la mémoire. Tel vieux cantique morave, telle composition dès longtemps oubliée de César Malan, ou même ce Jean de Quetteville, telle cantilène d’École du dimanche, sortent de la pénombre du passé et nous disent d’une voix un peu vieillotte : Me reconnais-tu ? C’est moi que ta mère chantait. Et puis accourent à l’appel de la mémoire et du cœur les beaux cantiques, nos chefs-d’œuvre, trop peu nombreux, hélas ! mais qu’on n’évoque jamais en vain. »

Et il cite : « Que ne puis-je, ô mon Dieu, Dieu de ma délivrance », avec d’autres. Il finit par : « Je pense à mes cantiques pendant la nuit. Je fais des réflexions au dedans de mon cœur, et mon esprit médite. » (Psaumes 77.7)

La maladie de Mme Lelièvre, en 1923, lui inspira un article d’édification dont voici le premier paragraphe :

« Depuis un mois, je passe mes journées dans une chambre de malade. Nous n’échangeons pas beaucoup de paroles, ma chère malade et moi, étant sourds l’un et l’autre. Mais nous nous récitons de beaux versets de cantiques et de beaux passages de la Sainte Bible. Celui qui est entre nous, comme un mot de passe, et que nous nous répétons souvent dans la journée et le soir encore en nous séparant pour la nuit, c’est : « Il est bon d’attendre en repos la délivrance de l’Éternel. Les malades dont l’esprit est fatigué par l’âge et par la souffrance n’ont pas besoin qu’on leur fasse de longs discours ou de longues prières. Un texte comme celui-ci, court, plein de substance, facile à retenir, c’est tout ce qu’il leur faut « pour vivre et pour mourir ». Pour moi, après avoir expérimenté sur ma chère malade l’effet bienfaisant de cette parole, je demande qu’on ne manque pas de me la répéter quand viendra ma fin, qui n’est sans doute pas éloignée. Il y en a bien d’autres assurément pour servir de viatiques au mourant ; nous n’en excluons aucun, mais celui-ci mérite qu’on lui fasse une place à part. »

Mme Lelièvre mourut un mois plus tard. Son mari l’annonça en ces termes : « Elle est enfin venue cette délivrance qu’attendait dans le repos de la foi la fidèle compagne de ma vie. » C’était le 20 janvier 1924. Ils avaient vécu soixante-deux ans ensemble. Et quand des amis sympathiques, où des confrères bien intentionnés, à propos de ce départ pour la vie éternelle, employèrent le terme ordinaire de « perte cruelle », une note fut glissée dans L’Évangéliste : le mot de perte cruelle ne venait pas de la famille, qui considérait le départ de cette bienheureuse épouse et mère « comme une délivrance pour laquelle ils rendent grâces à Dieu ». On a écrit que l’état religieux du pays et les misères sociales avaient assombri un peu les dernières années de Mme Lelièvre :

« Comment puis-je être joyeuse, aurait-elle dit parfois, quand les âmes ne se donnent pas à Dieu, quand des milliers de gens meurent de faim, quand les Églises sont si indifférentes ? … »

La séparation fut une rude épreuve pour le vieillard, comme le montre cette phrase d’une lettre écrite le 26 février suivant, de son lit, à 5 heures du matin :

« … Ce n’est pas que je sois malade, mais j’ai le travail lent et difficile ; je vous parle affaires, quoique j’aie le cœur plein de tristesse et les yeux de larmes. Mais mon travail (quoique fort interrompu et imparfait) a été pour moi, non seulement une utile diversion, mais une bénédiction. Je cherche à pratiquer la soumission, mais la plume à la main. Que Dieu soit béni de m’avoir conservé une œuvre à faire et les moyens de la faire. »

Un autre coup frappa Matthieu Lelièvre en plein cœur six mois plus tard : la mort de sa fille aînée, Bella (Mme Hunt). Le père et la fille avaient beaucoup de traits communs et étaient restés très attachés l’un à l’autre. Depuis quelque temps, les nouvelles de celle-ci n’étaient pas bonnes ; puis, poussée par un irrésistible besoin, elle arriva au Havre, vers le milieu de juin, comme si le climat natal et l’atmosphère familiale devaient la remettre. Mais elle était trop atteinte pour guérir, et elle ne vécut pas toute une semaine dans la chambre qu’avait occupé sa mère ! Le pauvre père, en nous annonçant le départ de sa chère fille pour un monde meilleur, nous écrivait :

« C’est demain que nous déposerons son enveloppe mortelle près de celle de sa mère, au cimetière de Sainte-Adresse ; ma place y est retenue pour quand Dieu voudra. »

Dès lors, notre patriarche s’affaissa, son écriture n’eut plus cette correction ferme qui l’aurait fait reconnaître entre mille et ne tint plus la ligne droite, son style eut des défaillances, et il devint de plus en plus tendre. Il lui arrivait de signer sa lettre : « Un bon frère, qui a bonne mémoire et à qui le passé est cher » ; ou de faire une allusion à mes parents, me demander des nouvelles de l’œuvre, et d’ajouter : « Ce cher Caveirac ! » Il se livrait à des examens de conscience. C’est ainsi que, le 8 juin 1925, à propos de quelques critiques peu obligeantes sur quelqu’un de ses livres dont il lui était parvenu l’écho, il m’écrivait :

« Ecrire, ce n’est pas bavarder, c’est agir, et il me semble que, malgré les infirmités et les préoccupations personnelles (mélange peut-être inévitable de nos actions), malgré la trop grande place qu’a occupé le Moi dans mon travail, je puis dire que mon œuvre a été pour le Roi. »

C’était à peu près à la même époque, et pour un cinquantenaire de chapelle. Il craignait d’avoir écrit trop tard pour que sa lettre fût parvenue au bon moment. Il s’excusait et m’expliquait que l’âge l’avait rendu oublieux.

« Le remède serait de ne pas renvoyer à demain. Si je vis, je veux tâcher d’être fidèle à cette règle. Mais vivrai-je ? Nos jours sont en tes mains. Dieu est bien l’arbitre de nos destinées, et il est bon qu’il en soit ainsi. Pour moi, j’aime à redire : Sur toi je me repose, et avec ma bien-aimée Lizzie : Il est bon d’attendre en repos la délivrance de l’Éternel. »

Il continua à rédiger quelques articles et à correspondre avec ses amis. Le retour de ses anniversaires l’affectait. Il célébra le 86e par une effusion touchante dans laquelle, après avoir évoqué son enfance, son père surtout, il poursuit :

« Merci à ma chère famille, à ces frères et à ces sœurs qui ont été pour moi des modèles, et qui, convertis dès l’enfance, sont demeurés jusqu’à la fin humblement fidèles à leur Dieu et à leur père. Demeuré le dernier survivant de ma génération, je désire que ma fin ne soit pas indigne de celle de Loïs et de Paul, que j’ai racontée. C’est une grande chose d’appartenir à une famille qui, sortie des plus humbles commencements, a suivi des craignans Dieu la trace, comme dit un de nos vieux auteurs huguenots.

Merci à toute cette génération huguenote ou méthodiste, ou catholique ; merci à tous ces ancêtres selon la chair et selon l’esprit, auxquels j’ai tant emprunté et je dois tant. Merci à la noble armée des martyrs dont j’ai remué les cendres en éditant Jean Crespin, dont la fréquentation a mis un peu de fer dans mon sang. »

J’ai à cœur de recueillir encore quelques mots de la vieillesse de notre ami. Ceux-ci du 16 novembre 1928 :

« Ma main tremble, mais mon cœur est chaud. J’ose m’approprier, quoique bien timidement, cette belle parole : Comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu’à la fin. Ma vue s’est affaiblie, ma mémoire l’est aussi. Mais ce qui m’en reste, je veux l’utiliser pour Celui que je sers depuis les jours du réveil de Bourdeaux de 1851, dont mes frères et sœurs furent les premiers fruits. Ma vie n’a pas porté tous les fruits qu’elle aurait pu et dû porter. Je m’en humilie. Je redis le cantique d’Henri Monod :
Tel que je suis, avec mes luttes,
Mes craintes, ma timide foi,
Avec mes doutes et mes chutes,
Jésus, je suis à toi.

Allons à Lui, et pour nous se réalisera la promesse ; Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi. (Jean 6.37) »

Il m’écrivit la veille de son entrée dans sa 89e année :

« … Quoi qu’il en soit, je suis à moi-même un sujet d’étonnement. Il est vrai que je suis à la retraite depuis longtemps, mais l’entrée dans une ère de complet repos est récente. Cependant, l’affaiblissement de la vue est un élément avec lequel il faut compter. Peut-être perdrai-je la vue avant de perdre la vie. Ce serait une grande épreuve en m’interdisant la lecture. Mais : Ta volonté soit faite, ô mon Père ! De quel droit me plaindre après tant de bienfaits. Je suis ici entouré d’enfants et de parents qui m’aiment. Et, par la bonté de Dieu, je ne mourrai pas seul. »

Un jour, que je lui rendais visite à Sainte-Adresse, probablement l’avant-dernière visite, et qu’il m’avait parlé avec une évidente satisfaction de ses livres, et passablement de La Fléchère, à qui il songeait beaucoup, il jeta un coup d’œil à l’endroit de sa bibliothèque où ils se trouvaient, puis sa voix s’altéra, et mettant sa main sur moi :

« Eh bien, mon cher ami, ne croyez pas que je m’en glorifie devant Dieu. Non, non ! Le pauvre pécheur que je suis ne compte que sur la grâce. »… « Dans les heures, surtout celles de la nuit, m’écrivait-il une autre fois, où je suis seul avec mes pensées, je n’ai nullement le désir de me glorifier de mes œuvres. J’en connais les faiblesses. J’ai recours au sang purificateur et à la miséricorde de Dieu. »

Il m’est aussi resté ces lignes de lui :

« Qu’il fait bon connaître le refuge assuré, permanent, éternel contre les tristesses et les souffrances de la vie, et surtout de la vieillesse, et de croire à une jeunesse renouvelée. Mais qu’il est difficile de réaliser pleinement cette proximité de la vie éternelle avec Jésus ! La vie actuelle, même quand elle est dégagée de la plupart de ses devoirs et de ses soucis, est un lourd fardeau. Je sais en qui j’ai cru, mais, comme disait notre vieil ami Rostan sur son lit de mort, avec un de nos cantiques :
Oh ! quand viendra cette heure que j’attends
Où de Sion je franchirai les portes ;
Où des élus les heureuses cohortes
Me recevront en leurs glorieux rangs !
Au revoir là-haut ! »

C’est dans ces dispositions que notre vénéré frère s’en alla tout doucement à Dieu pendant son sommeil, à 4 heures du matin, le 9 août 1930. Le lendemain, par une de ces matinées grises comme il y en eut plusieurs au cours de ce mois-là, quelques amis accompagnèrent sa dépouille mortelle sur la colline où il repose, ainsi qu’il l’avait souhaité, auprès de sa femme et de sa fille aînée.

Peu nombreux furent ceux qui eurent la consolation de lui rendre ce pieux devoir, la dispersion de l’été et des vacances les tenaient loin de Sainte-Adresse. Mais ils n’ont pas manqué de lui rendre hommage, et l’unanimité de la presse protestante de langue française à cette occasion fut bien une des choses les plus heureuses et les plus significatives. On comprendra que je ne dise rien des articles qui lui furent consacrés dans L’Évangéliste même, et que je ne reproduise pas la notice que le Synode méthodiste de 1931 a insérée dans ses Actes. Là, Matthieu Lelièvre était toujours chez lui, et c’étaient les parents du premier degré qui exprimaient leurs sentiments intimes. Mais on comprendra également que je place ici au moins une phrase ou deux d’un certain nombre de périodiques qui lui ouvrirent leurs colonnes dans les semaines qui suivirent son décès.

Par la plume du pasteur François Méjan, Le Christianisme au XXe Siècle dit de lui, le 30 octobre 1930, et entre autres choses :

« … Cet homme, vraiment complet, fut un chrétien ferme dans sa foi, profondément attaché aux vieilles doctrines évangéliques, sachant les affirmer et, au besoin, les défendre par la parole et par la plume ; en même temps, un chrétien aimable, fraternel, qui, en bon méthodiste, on l’a fait très justement remarquer, cherchait avant tout la vie religieuse, et communiait de toute son âme avec les cœurs pieux. »

Dès le 27 août, Évangile et Liberté lui consacrait deux articles, l’un du pasteur Henry Dartigue, où je relève ceci : « … Il se sentait de la race de ces héros de la foi et ne se contentait point de les honorer et de défendre leurs saintes mémoires, joignant à la prédication et au livre la parole volante des articles et des traités ; il avait encore gardé leur héritage intact et leur constance dans la profession de l’Évangile.

Son zèle missionnaire était fait d’amour chrétien. Rédacteur pendant de longues années de L’Évangéliste, il avait au service de sa plume un style cursif, net et clair, relevé de sel et de bonne humeur. Mais jamais, même aux temps des luttes intérieures et des conflits ecclésiastiques où se sont consumés tant de zèle et de talent, il n’employa le trait qui perce et qui dépasse les bornes dans les pensées et dans les paroles, et qui laisse de l’amertume. »

L’autre, du pasteur Charles Bost, qui, l’ayant beaucoup vu, a pu écrire : « Ses moindres paroles, pendant les derniers mois de sa vie terrestre, aboutissaient toujours à Dieu. Une paix magnifique émanait de ce vieillard. C’est pour moi une grande bénédiction que de l’avoir connu, — et une grande leçon aussi, car rien de ce que je lui ai entendu dire, ni rien de ce que j’ai lu de lui n’est indifférent ».

Le Journal des Écoles du Dimanche d’octobre 1930, sous la signature de son directeur, le pasteur Jean Laroche, porta à Matthieu Lelièvre le tribut de l’Association des Écoles du Dimanche de France. J’en retiens ceci : « De son temps, on n’employait pas autant qu’aujourd’hui le vocable pédagogie ; ses articles, épîtres et conférences n’avaient pas moins une grande valeur éducative, et il y a encore aujourd’hui beaucoup à y prendre. Dans ses Notes sur les Leçons bibliques, il se montrait conservateur, mais sans étroitesse…

Il a fidèlement frayé la voie à ses successeurs, en homme de Réveil, qui mit toujours au premier plan la prédication de la conversion. »

Comme on pouvait s’y attendre, le In Memoriam d’Elie Gounelle, dans Le Christianisme Social d’août-septembre 1930, fut l’un des mieux réussis des articles de la série. Elie Neel, s’il avait vécu, en eût fait un de la même encre. Elle Gounelle caractérisa très bien le milieu et le genre de celui qu’il avait beaucoup connu :

« Né en 1840, il appartenait à la seconde génération du Réveil, à cette admirable équipe de pionniers méthodistes que nous avons aperçue et entendue dans notre tendre enfance, et qui nous a laissé l’inaltérable souvenir d’hommes de Dieu, absolument consacrés et dévoués, orthodoxes, sans doute, mais sans intransigeance, sans dogmatisme et sans orgueil, d’une grande cordialité, dévorés de zèle, sans cesse prêts à parler du Christ à n’importe qui et n’importe où, toujours sur les routes pour évangéliser, adressant leurs appels directs, souvent « à bout portant », sans jamais choquer personne, parce que ces appels étaient toute leur vie, leur raison d’être, et parce qu’ils étaient dictés par un inlassable amour des âmes… Par son talent, par sa culture, par son action, par ses publications, Matthieu Lelièvre a été sans conteste au tout premier plan dans la famille méthodiste française, et ce n’est pas là un mince éloge… »

Au lendemain de son décès, j’avais comparé Matthieu Lelièvre à ces arbres « témoins », que laissent debout les bûcherons qui abattent une forêt, voyant en lui un survivant d’une génération de chrétiens presque totalement disparue aujourd’hui. Cette impression n’a fait que grandir, et elle me porte à terminer par cette strophe d’une poésie de son frère Paula, que nous avons souvent ouï chanter jadis, et qui faisait toujours beaucoup d’effet :

a – Chant sacré Le Réveil, notice sur Paul Lelièvre, par M. Lelièvre, p. 117.

Éternel, ils sont morts, ces hommes de courage
        Qui suivirent ton étendard ;
Mais tout n’est pas fini. De cet immense ouvrage,
        Ils n’ont achevé que leur part.
        Notre tâche est encore immense,
        Et le monde veut l’agrandir.
        Nous sentons notre insuffisance,
        Nous craignons de nous endormir.
        Viens donc, Seigneur, Dieu de nos pères,
        Nous enflammer de ton amour,
        Et de tes regards tutélaires
        Accompagne-nous chaque jour.

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