Matthieu Lelièvre

L’abandon du premier amour

Je connais tes œuvres, et ton labeur, et ta patience ; je sais que tu ne peux souffrir les méchants, que tu as mis à l’épreuve ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas, et que tu les as trouvés menteurs. Tu as de la patience, et tu as souffert pour mon nom, et tu ne t’es point lassé. Mais ce que j’ai contre toi, c’est que tu as abandonné ton premier amour. Souviens-toi donc d’où tu es déchu ; repens-toi et fais de nouveau tes premières œuvres. Sinon, je viendrai à toi, et j’ôterai ton chandelier de sa place, si tu ne te repens point.

Apocalypse 2.2-5

Mes bien-aimés frères, membres du Synode et amis chrétiensa,

a – Discours prononcé devant le Synode méthodiste de Dieulefit, le 14 juin 1909.

Il y a des textes que l’on prend, et il y en a d’autres qui vous prennent. Celui-ci m’a pris, je dirais presque : m’a empoigné. J’ai longtemps hésité dans le choix du sujet à traiter devant vous. Le message du Seigneur à l’Église d’Ephèse m’attirait et m’effrayait tout à la fois. Il m’attirait comme la vérité opportune et m’effrayait comme le devoir difficile, et presque périlleux. Une voix me disait : Choisis un sujet moins sévère, et souviens-toi que le sage a dit : « Les paroles agréables sont un rayon de miel (Proverbes 17.24). » Mais une autre voix me disait : « Souviens-toi plutôt que, d’après saint Paul, « la démangeaison d’entendre des choses agréables (2 Timothée 4.3) » est un des plus graves symptômes de la déchéance de l’Église, et dis avec lui : « Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Christ (Galates 1.10). » Vous l’avouerai-je ? en voulant éviter ce texte obsédant, et en échouant dans mes tentatives pour en choisir un autre, je me faisais l’effet de Jonas ramené vers Ninive, alors qu’il eût préféré aller à Tarscis. Alors, je n’ai plus hésité, et j’ai dit, moi aussi : « Je ne puis autrement ! Que Dieu me soit en aide ! »

Le message que le Seigneur adressa à l’Église d’Ephèse signalait chez elle un commencement de décadence et l’exhortait à se relever au plus tôt, pour éviter de descendre jusqu’au bout la pente fatale qui mène à la mort les Églises comme les individus. Comment cet avertissement fut-il accueilli à Ephèse ? nous l’ignorons. Ce qui importe, c’est que nous en fassions nous-même notre profit.

Sans doute, Jésus-Christ a promis à son Église que « les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle » ; mais cette promesse, vraie pour l’épouse idéale et pure du Fils de Dieu, ne l’est pas pour les Églises particulières. Elles peuvent mourir, et l’histoire nous montre qu’en fait un grand nombre d’Églises, après avoir dépéri plus ou moins longtemps, sont mortes.

Morte, l’Église de Jérusalem, la glorieuse fille du Saint-Esprit et la glorieuse mère de tant de milliers de croyants !

Mortes, les Églises d’Asie et de Macédoine, fondées et évangélisées par saint Paul et saint Jean : Antioche et Corinthe, Philippes et Ephèse !

Mortes, les Églises du Nord de l’Afrique, Alexandrie et Carthage, Hippone et Tagaste, illustrées par le ministère des Cyprien, des Tertullien, des Augustin !

Morte, l’Église de Constantinople et, si l’on ne se laisse pas tromper par les apparences, morte aussi l’Église de Rome, ces deux métropoles du christianisme en Orient et en Occident !

Ne dirait-on pas que l’histoire ecclésiastique soit une cité des morts, où, sur d’innombrables pierres funéraires, on peut lire : « Ici gît, sans espoir de résurrection, telle Église qui fut grande et prospère, et dont il ne reste plus qu’un nom ! »

Les Églises mortes, ce n’est pas seulement dans un lointain passé que nous en trouvons la trace. Parmi les Églises nées de la Réformation du xvie siècle, combien ont disparu, en Italie, en Espagne, en France ! Pour nous en tenir à notre pays, que d’Églises emportées par la tempête de la Révocation ! que de villes, que de provinces d’où le protestantisme fut radicalement extirpé ! La violence de la persécution explique sans doute, en une certaine mesure, la ruine de tant d’Églises ; mais elle ne justifie pas les abjurations en masse des troupeaux et d’un tiers des pasteurs. Il résulte du témoignage des hommes les plus dignes de confiance, les Jurieu, les Brousson, les Superville, que la persécution surprit les Églises en pleine décadence spirituelle. Les âmes, anémiées par la mondanité et l’attachement aux biens terrestres, se trouvèrent vaincues presque sans combat. L’histoire a retenu, et la postérité honore la mémoire de ceux qui préférèrent la prison, les galères, la potence ou l’exil à l’apostasie ; mais il convient de se souvenir qu’ils ne furent qu’une glorieuse exception, et que l’immense majorité des protestants de France, un million probablement, acheta son repos au prix d’une infidélité.

L’histoire de l’Église nous crie donc : « Que celui qui croit être debout prenne garde qu’il ne tombe (1 Corinthiens 10.12) ! » Permettez-moi, mes frères, de vous redire cet avertissement solennel, en faisant à notre Église l’application de celui que le Seigneur adressa à l’Église d’Ephèse.

Arrêtons-nous d’abord sur les éloges mérités par cette Église. Ils proviennent de Celui qui s’appelle le Fidèle et le Véritable ; on ne saurait donc y voir une simple précaution oratoire, destinée, à rendre plus acceptable la censure qui suit. Ce furent certainement des éloges mérités, et l’insistance avec laquelle le Seigneur s’étend sur cette partie de son message, nous montre en lui le Maître débonnaire qui sait reconnaître et louer ce qu’il y a de bon chez ses disciples défaillants.

Ces éloges adressés à l’Église d’Ephèse, permettez-moi de dire, en toute simplicité, que je les crois mérités par l’Église à laquelle j’appartiens depuis 57 ans et dont je suis ministre depuis un demi-siècle. Je me sens d’autant plus libre de lui rendre ce témoignage qu’il n’est pas exclusif, et que les traits de cette image se retrouvent dans toute Église vraiment fidèle.

Une Église laborieuse ! tel est le premier trait de cette image : « Je connais tes œuvres et ton labeur… » Quel admirable éloge que celui-là ! Une Église qui travaille, où tout le monde travaille, une Église qui ressemble à une ruche, où chaque abeille a sa tâche et remplit son alvéole ; une Église où il n’y a pas d’oisifs qui se croisent les bras et croient pouvoir se dispenser, à prix d’argent, du service personnel ! Telle était l’Église d’Ephèse, née de la puissante activité missionnaire de saint Paul et de l’humble et intense collaboration de ces deux laïques incomparables, Aquilas et Priscille, qui, tout en faisant courir la navette sur leur métier de tisserand, prêchaient l’Évangile aux allants et aux venants, parmi lesquels se trouva, un jour, un docteur éloquent d’Alexandrie, Apollos, auquel « ils exposèrent plus exactement la voie de Dieu (Actes 18.20). »

Cette Église d’Ephèse, avec ses missionnaires itinérants, qui s’appellent Paul et Jean, ses évangélistes laïques, tels qu’Aquilas, et tous ces anciens que Paul harangua si pathétiquement à Milet ; avec la collaboration des femmes chrétiennes du type de Priscille, avec l’évangélisation « de maison en maison » (Actes 20.21), quand les synagogues se fermaient à la prédication de l’Évangile, — cette Église d’Ephèse ne vous rappelle-t-elle pas notre propre Église, son ministère itinérant, ses prédicateurs laïques, ses conducteurs et conductrices de classes, ses réunions de quartier, qui ont sanctifié tant d’humbles cuisines (j’en atteste les réunions de Graveyron, dont plusieurs ici se souviennent et qui sont un précieux souvenir de ma lointaine jeunesse) ?

L’Église méthodiste a été, dès l’origine, et est demeurée, jusqu’à ce jour, l’Église de l’activité intensive. Quel travailleur que Wesley, qui, tandis que les ministres anglicans prêchaient, chaque dimanche, un sermon d’un quart d’heure (qui n’était pas toujours d’eux), prêcha, pendant plus d’un demi-siècle, une moyenne de quinze sermons par semaine, et parcourut, le plus souvent à cheval, environ 8 000 kilomètres chaque année, faisant l’œuvre du bon Berger à la poursuite de la brebis perdue ! Quels travailleurs que ces 500 évangélistes laïques, sortis des entrailles du peuple, mais baptisés du Saint-Esprit, que Wesley mit à l’œuvre et envoya, eux aussi, « sans bourse ni vêtements de rechange » (Matthieu 10.9-10), arracher au péché les multitudes que les Églises officielles laissaient en plein paganisme !

Nos pères, les hommes du premier réveil, ont été leurs dignes successeurs. Quel travailleur que Charles Cook, dont l’historien de la Réformation a pu dire qu’il a fait en France une œuvre comparable à celle de Wesley en Angleterre ! Quels travailleurs que ces premiers missionnaires méthodistes, les Rostan, les Roy, les Lelièvre, les Hocart, les Gallienne, les Neel, les Guiton, et tant d’autres qui, à travers les plaines du Bas-Languedoc et les montagnes des Cévennes et du Dauphiné, ont si puissamment contribué à réveiller le protestantisme méridional ! Sans valoir nos pères, nous pouvons peut-être nous rendre le témoignage que notre Église est de celles qui travaillent et qui ne se relâchent pas au service du Seigneur. Cette activité est-elle tout ce qu’elle devrait être ? Non, sans doute ; toutefois, ce n’est pas du côté de la paresse que nous sommes menacés.

Le second trait que loue le Seigneur dans l’Église d’Ephèse, c’est qu’elle est disciplinée. « Je sais que tu ne peux souffrir les méchants, que tu as mis à l’épreuve ceux qui se disent apôtres et ne le sont pas, et que tu les as trouvés menteurs. »

Nous ignorons à quels faits particuliers cette parole fait allusion ; mais nous y trouvons nettement indiqués deux traits du caractère d’une Église fidèle, au siècle apostolique : elle ne souffre pas dans son sein les méchants, ceux qui vivent dans le péché et le dérèglement ; et, d’autre part, elle écarte résolument de la direction de l’Église les conducteurs, en qui elle a reconnu de faux docteurs. Saint Paul, bien des années auparavant, avait annoncé à l’Église d’Ephèse « qu’après son départ, il s’introduirait chez elle des loups cruels » (Actes 20.29), et il l’avait adjurée d’être sur ses gardes. Les chrétiens d’Ephèse avaient été fidèles à cette consigne. Ils avaient rejeté de leur sein les membres infidèles et les pasteurs indignes.

Ici encore, je relève un trait de ressemblance entre nos Églises et celle d’Ephèse. Nous tenons à honneur d’être une Église disciplinée. Nous sommes, nous voulons rester une Église évangélique, qui ne confie et ne conserve le droit d’enseigner qu’à des pasteurs fidèles à l’enseignement de Jésus-Christ et de ses apôtres. Nul n’entre dans notre ministère et nul n’y demeure s’il n’a fait une expérience personnelle de la grâce de Dieu en Christ et s’il n’est résolu à prendre pour base de sa prédication Christ et Christ crucifié. Et, d’autre part, nous sommes une Église de professants dont on ne devient membre, ni par la naissance, ni par une cérémonie quelconque, mais par une adhésion personnelle confirmée par une conduite chrétienne.

L’Église d’Ephèse avait enfin un troisième caractère digne de louange : c’était une Église patiente dans l’affliction : « Tu as de la patience, et tu as souffert pour mon nom, et tu ne t’es point lassé. » C’est là un magnifique éloge : en effet, si travailler pour Christ est beau, souffrir pour lui est plus beau encore. Certes, nous n’avons pas, nous méthodistes, dans notre histoire, une Saint-Barthélemy et des Dragonnades, comme notre sœur aînée, l’Église réformée de France, qu’on a pu appeler l’Église-martyre ; mais, comme toute Église fidèle, nous avons eu à subir le mépris et l’opprobre, et il fut un temps où nos pères ne pouvaient pas traverser certains villages du Midi sans être exposés aux insultes, et parfois même aux projectiles et aux voies de fait d’une populace fanatisée.

Église laborieuse, disciplinée, souffrante, ces trois caractères d’une Église fidèle, qui firent la gloire du christianisme éphésien, n’ont pas manqué au méthodisme français, et nul ne les lui conteste parmi ceux que n’aveuglent pas les préventions de l’esprit sectaire.

Que nous manque-t-il donc ? Quelles sont nos lacunes ? Quels sont nos dangers ? Demandons-le à Celui qui « sonde les cœurs et les reins ». A côté des parties lumineuses du tableau de l’Église d’Ephèse, il signale les ombres, ombres envahissantes, si l’on ne réussit à les dissiper. Ces ombres ne nous menacent-elles pas, nous aussi ?

Ce que j’ai contre toi, c’est que tu as abandonné ton premier amour.

On peut donc être une Église laborieuse, disciplinée, souffrante, et avoir perdu le premier amour, qui est le seul vrai, le seul bon. On peut l’avoir remplacé par le respect des formes traditionnelles, le maintien des doctrines anciennes, la fréquentation du culte public, la pratique des œuvres chrétiennes, toutes choses bonnes en elles-mêmes, mais qui, selon une parole de saint Paul, ne sont rien sans l’amour (1 Corinthiens 13.3).

Voulez-vous savoir ce que devient une Église qui a perdu le premier amour ? Ecoutez comment Samuel Vincent, l’éminent pasteur de Nîmes, peu suspect de préventions en faveur du méthodisme, décrivait l’état du protestantisme, à la veille du Réveil : « Les prédicateurs prêchaient, le peuple écoutait, les consistoires s’assemblaient, le culte conservait ses formes. Hors de là, personne ne s’en occupait, personne ne s’en souciait ; et la religion était en dehors de la vie de tous. »

[Du Protestantisme en France, édition de 1860, page 457. Samuel Vincent ajoutait : « Quand je compare l’état religieux où nous sommes à celui où nous étions il y a douze ans, je ne puis m’empêcher de croire que le méthodisme nous a fait du bien ; il a excité l’attention, rendu de l’intérêt aux discussions religieuses, fait naître des craintes justes ou exagérées, imprimé du mouvement. Dès lors l’indifférence a disparu. »]

Ce tableau, tracé en 1829, n’est plus exact aujourd’hui, quatre-vingt-dix ans après le Réveil ; mais il décrit l’état misérable où peut tomber une Église dans laquelle le formalisme a remplacé la piété et qui a abandonné « son premier amour ». Nos Églises n’en sont pas là, grâces à Dieu. Prenons garde qu’elles ne soient sur la voie qui y mène.

Le danger de toutes les Églises est de substituer le mécanisme ecclésiastique à la vie religieuse, et les règlements à l’amour ; rien ne fait illusion comme ce fonctionnement régulier des organes essentiels, qui continuent très longtemps à obéir à la force acquise, alors pourtant que le cœur ne bat plus que faiblement et que la vie se retire peu à peu. Dans ce lent dépérissement, les mouvements vitaux se ralentissent, les extrémités se refroidissent et la mort gagne de proche en proche.

Les Églises actives, disciplinées, et même persécutées, de l’âge apostolique, n’échappèrent pas à ce danger. Nos petites communautés sont autant menacées que les grandes par ce refroidissement progressif, que notre texte appelle la perte du premier amour. C’est qu’en réalité, l’amour est l’essentiel dans la vie collective des chrétiens, comme dans la vie personnelle du chrétien. La conversion, c’est le don du cœur à Dieu et aux hommes ; la sanctification c’est le renouvellement continuel de cette double consécration ; le rassemblement des chrétiens en Églises, c’est l’association et la fusion de tous ces cœurs régénérés, pour ne former « qu’un seul cœur et qu’une seule âme », comme aux jours de l’Église primitive. Ainsi entendue et réalisée, l’Église n’est pas seulement « la colonne et l’appui de la vérité » ; elle est la famille de Dieu, unie par l’amour pour le service de Dieu. Cela revient à dire que l’égoïsme, qui est mortel à la piété, est le plus actif dissolvant de la vie d’une Église ; c’est le microbe malfaisant qui empoisonne son sang.

Oh ! le premier amour, qui en décrira la beauté et la puissance, en termes dignes d’un pareil sujet ?

C’est la communauté de Jérusalem qui semble s’être rapprochée le plus de cet idéal, alors que « ceux qui avaient cru avaient toutes choses communes ».

C’est l’Église de Meaux, au xvie siècle, dont Crespin dit : « Les artisans, cardeurs, peigneurs et foulons n’avaient d’autre exercice, en travaillant de leurs mains, que conférer de la parole de Dieu et se consoler en icelle. Spécialement les jours de dimanches et fêtes étaient employés à lire les Écritures et s’enquérir de la volonté du Seigneur. Plusieurs des villages faisaient le semblable, en sorte qu’on voyait dans ce diocèse-là reluire une image de l’Église renouvelée. Car la parole de Dieu, non seulement y était prêchée, mais pratiquée ; attendu que toutes œuvres de charité et de dilection s’exerçaient là ; les mœurs se réformaient de jour en jour, et les superstitions s’en allaient basb. »

b – Crespin, Histoire des martyrs, tome I, p. 493.

C’est l’Église de Saintes, dont Bernard Palissy décrit, en un tableau plein de fraîcheur, les commencements vraiment apostoliques, alors que quelques laïques, simples artisans comme lui, se réunissaient pour la prière et la méditation des Écrituresc.

c – Œuvres de Palissy, édit. d’A. France, p. 133-143.

C’est la communauté morave, que Wesley visita en 1738, et dont il disait : « Je suis avec une Église qui possède l’Esprit qui était en Christ et qui marche comme il a marché lui-même. Tous ses membres ont un même Seigneur et une même foi, et ils participent tous au même esprit, l’esprit de douceur et d’amour, qui anime uniformément toute leur conduite. »

Comme les Moraves, dont il fut le disciple, Wesley fit de l’amour chrétien le lien de ses sociétés, et elles réalisèrent, dans une mesure admirable, le type de ces communautés primitives qui n’étaient qu’un cœur et qu’une âme. Jamais peut-être, depuis l ’âge apostolique, le premier amour n’a fleuri comme dans le méthodisme des premiers jours. La doctrine wesleyenne est essentiellement la doctrine de l’amour : elle affirme l’amour de Dieu pour tous les hommes et le devoir pour tout homme d’aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même. Les sociétés, les classes, les agapes ont organisé la vie commune dans l’amour et dans la liberté. L’action missionnaire et sociale du méthodisme a créé des fraternités entre des hommes de toute race, de toute culture et de toute classe. Les aspirations sociales qui travaillent aujourd’hui tant de chrétiens ont trouvé un vibrant écho parmi nous, parce qu’elles sont dans la ligne de nos meilleures traditions.

Il y aurait de l’ingratitude de ma part à ne pas mentionner, parmi les Églises où a fleuri le printemps spirituel du premier amour, nos sociétés du Midi, sorties, au souffle de l’Esprit, du vieux terroir huguenot, durci par les orages, mais toujours fécond. Mon cœur ému et reconnaissant évoque votre souvenir, petits groupes méthodistes du Languedoc et du Dauphiné, Congénies, Calvisson, Caveirac, Codognan, Vauvert, Le Cailar, Ganges, Valleraugue, Anduze, Lasalle, Le Vigan, Bourdeaux, Dieulefit, humbles sociétés de chrétiens, et surtout de chrétiennes, groupées autour des vaillants missionnaires dont Dieu s’était servi pour votre réveil. Vous fûtes véritablement le sel de la terre et la lampe qui brille dans un lieu obscur. L’Église primitive et l’Église des premiers jours de la Réformation vous auraient avouées comme leurs filles légitimes. Vos chambres hautes, comme celles de Jérusalem ou d’Ephèse, étaient témoin de scènes dignes de la première Pentecôte. Quelles prières ! quelles larmes ! quels témoignages ! quelle puissance de l’Esprit pour réveiller les indifférents et sanctifier les croyants ! Et, parmi vous, quelle fraternité ! quel amour ! Vous fûtes bien les Églises du premier amour.

Mais je n’oublie pas, mes frères, que ma tâche consiste à nous signaler une lacune et un péril plutôt qu’à donner des louanges à nos pères. C’est ici que cette tâche devient délicate et difficile ; mais je n’ai pas le droit de m’y soustraire. Permettez-moi au moins de procéder, moins par affirmations que par questions.

Avons-nous, comme Église, conservé notre premier amour ? Notre amour pour Dieu tout d’abord ? Nous professons de croire que la sainteté, c’est-à-dire Dieu aimé de tout notre cœur, est un idéal réalisable ; cet amour a-t-il pris possession des profondeurs de notre être spirituel ? sommes-nous des chrétiens plus consacrés, plus saints, que ne le sont les chrétiens en général ? L’amour de Jésus-Christ nous presse-t-il ? Nos discours comme prédicateurs, nos entretiens comme pasteurs, notre conduite comme membres de l’Église, donnent-ils à ceux qui nous voient et nous entendent l’impression que nous vivons dans la communion du Sauveur, et que nous descendons comme Moïse, avec une lueur au front, de la montagne où nous avons rencontré Dieu ? Nous tous, pasteurs et fidèles, aimons-nous et pratiquons-nous assidûment la prière secrète et le culte de famille ? Sommes-nous assidus à l’étude et à la méditation de la Parole de Dieu ? Chrétiens méthodistes, mes frères, n’avons-nous pas abandonné notre premier amour ?

Je passe à notre vie d’Église, et je demande : là aussi n’y a-t-il pas abandon du premier amour ? Ne l’avons-nous pas remplacé par des relations correctes, mais froides ? Le baiser fraternel de l’Église primitive a fait place à la poignée de main, et celle-ci souvent au simple coup de chapeau ou à l’inclinaison cérémonieuse de la tête. On disait des premiers chrétiens : Voyez comme ils s’aiment ! Ne pourrait-on pas dire de nous : Voyez comme ils se querellent ! Voyez comme ils se jalousent ! Voyez comme ils s’égratignent ! Voyez quels ravages fait parmi eux la médisance ! L’esprit de solidarité, je préfère dire : de fraternité, n’est-il pas trop absent du milieu de nous ? Les saintes invectives de Jacques n’ont-elles pas de nos jours une actualité humiliante ? Nos riches ne sont-ils pas durs et orgueilleux ? Les organes de la vie fraternelle, que nos pères instituèrent, les réunions de prière, les réunions d’expérience, les agapes, ne sont-ils pas tombés en désuétude ? La Sainte Cène n’est-elle pas négligée ? La langueur, sinon la disparition de ces moyens de grâce, ne nous crie-t-elle pas : Église de Wesley, toi aussi tu as abandonné ton premier amour ?

Parlerai-je enfin de nos rapports avec le monde ? Il ne nous persécute plus ; ne serait-ce pas parce qu’il ne nous craint plus ? Je me rappelle tel village du Midi, où jeune garçon tenant, non sans quelque émoi, la main de mon père, nous avancions sous les bordées d’injures et de quolibets, auxquels notre nom de famille fournissait un facile prétexte. Dans tel autre village, les hommes tendaient des cordes à travers la rue pour faire choir le missionnaire, ou l’attendaient, au sortir du village, pour lui mettre un bât sur le dos ou pour lui faire quelque autre avanie. C’étaient là les joyeusetés d’un peuple qui, quarante ans auparavant, était lui-même persécuté. Aujourd’hui, le monde nous respecte. Ses respects, encore une fois, témoignent-ils de ses progrès, ou sont-ils un hommage ironique à notre impuissance ? Serait-il en train de nous convertir à la mondanité et au culte de Mammon, parce que nous n’avons pas su le convertir à Jésus-Christ ? Avons-nous la puissance conquérante et évangélisatrice de nos pères ? Évangélisons-nous comme eux en temps et hors de temps, dans les maisons et sur les grandes routes, en chemin de fer et dans les champs ? Les réveils, qui n’étaient pas pour eux une courte période où l’on s’agite entre deux sommeils, mais des crises bienfaisantes où l’Esprit de Dieu souffle avec une intensité extraordinaire pour convertir et sanctifier les âmes, les réveils ne sont-ils pas devenus très rares parmi nous, et ceux dont on parle réalisent-ils cet idéal de l’Église primitive : « Le Seigneur ajoutait tous les jours à l’Église ceux qui étaient sauvés ? » (Actes 2.47). Cet état de choses ne nous crie-t-il pas : Vous avez abandonné votre premier amour ?

J’ai hâte d’en finir avec ces questions, qui sont sans doute troublantes pour mes frères, et qui le sont plus encore pour moi, dont la course terrestre approche de son terme, et qui dois laisser aux jeunes le poids et l’honneur des réformes nécessaires. Ce que je vais dire n’est plus une question, mais une affirmation solennelle basée sur les faits.

Mes frères, l’expérience démontre que les Églises qui ont perdu le premier amour sont stériles. L’amour seul est fécond, dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre naturel. Les chrétiens, incapables d’engendrer à la vie divine des enfants de Dieu, n’ont plus droit eux-mêmes à ce titre. Les Églises peuvent mettre dans leurs chaires des prédicateurs savants et éloquents : s’ils n’ont pas l’amour des âmes, ils ne sont que « comme l’airain qui résonne et la cymbale qui retentit ». Les Églises peuvent grouper au pied de leurs chaires l’aristocratie de la naissance et de l’argent ; sans l’amour « elles ne sont rien ».

Ce qui est malheureusement certain, c’est que les Églises, les nôtres comme les autres, et à l’étranger comme chez nous, ne grandissent plus et ont de la peine à maintenir le chiffre de leurs membres. Et ce qu’il y a de grave, c’est qu’on ne s’en émeut guère et que certains traduisent diminution par révision des listes et des statistiques. — euphémisme qui rappelle celui des généraux malheureux qui dissimulent sous le nom de concentration en arrière, la déroute de leur armée.

Les jours seraient-ils venus, qu’annonçait le poète (dont je modifie le premier vers) :

Où l’Église du Christ est lasse d’être mère,
Et, le sein tout meurtri d’avoir tant allaité,
Elle fait son repos de sa stérilitéd ?

d – A. de Musset, Rolla.

Misérable repos que celui-là ! Ah ! que ce ne soit pas le nôtre ! Mais que, retrouvant la fécondité perdue ou affaiblie, nous redevenions des Églises qui se « multiplient de jour en jour par l’assistance du Saint-Esprit (Actes 9.31) » !

J’ai signalé le mal dont souffrent les Églises d’aujourd’hui : la perte du premier amour. Il me reste à parler du remède. Je ne m’y étendrai pas longuement, d’abord parce que le temps me manque, et ensuite parce que vous savez ce que j’aurais à vous dire. Voici d’ailleurs le remède, tel que le Voyant de Patmos l’indiquait, de la part du Seigneur, à l’Église d’Ephèse :

Souviens-toi d’où tu es déchu. — Repens-toi. — Fais de nouveau tes premières œuvres.

Souviens-toi d’où tu es déchu. — Ne te nourris pas d’illusions sur toi-même. Ne décore pas du nom sonore et moderne d’évolution ce que l’Esprit de Dieu nomme déchéance. Le mot est amer, comme le sont en général les médicaments efficaces. Il fut adressé à une Église qui nous valait bien. Acceptons-le comme des hommes, qui ne demandent pas qu’on leur dore la pilule qui peut les guérir. Connaître son mal est souvent la moitié de la guérison ; reconnaissons le nôtre, en nous souvenant de ce que nous fûmes et de ce que nous devrions être, et surtout en nous replaçant en présence de la volonté de Jésus-Christ, telle que saint Paul l’exprimait à cette même Église d’Ephèse dans une déclaration admirable : « Le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, après l’avoir purifiée par le baptême et par sa parole, pour faire paraître devant lui cette Église pleine de gloire, sans tache ni ride, mais sainte et irrépréhensible (Éphésiens 5.25-26). »

Repens-toi. Humilie-toi devant le Seigneur, par le jeûne et par la prière. Nos pères pratiquaient le jeûne et s’en trouvaient bien. Je me souviens des jours de jeûne de Bourdeaux et de Dieulefit, qui précédèrent le réveil de la Drôme, ce réveil qui donna, dans cette région d’abord, puis dans la plaine de Valence, une si belle moisson d’âmes et de pasteurs. Dans ce réveil de 1852, il y eut beaucoup de confessions de péchés et beaucoup de ces larmes dont Vinet a dit :

        Quand les larmes
        Sont nos armes,
Ton amour nous rend vainqueurs.

Que Dieu réchauffe notre repentir, comme a dit le même Vinet, et qu’il rouvre la source des larmes qui obtiennent les consolations du Saint-Esprit !

Fais tes premières œuvres, ces œuvres « convenables à la repentance », dont parlait Jean-Baptiste, œuvres de miséricorde, de pardon mutuel et, pour tout dire, d’amour. Si ce ciment divin de l’amour a manqué à ton édifice, si tu l’as bâti en pierres sèches recouvertes d’un léger badigeonnage, jette à terre ces murs lézardés, et construis à nouveaux frais. Il y a, comme l’a montré Wesley dans un de ses sermons, une repentance des croyants, tout aussi nécessaire que celle des incroyants. Il y a, pour les Églises comme pour les individus, des reconversions nécessaires. Pour nous, ne consisterait-elle pas à revenir à un emploi judicieux et loyal des moyens qui ont réussi dans le passé, en les rajeunissant et en les adaptant aux besoins nouveaux ?

Frères, pasteurs et laïques, qui composez le cinquante-sixième Synode de l’Église évangélique méthodiste de France et le cinquième Synode de Dieulefit, ce ne sont pas des paroles de découragement que j’ai voulu vous faire entendre, mais plutôt des paroles de réconfort et d’espérance. En cherchant le type de notre Église parmi les sept de l’Apocalypse, je ne l’ai comparée ni à Sardes, qui a « la réputation d’être vivante et qui est morte », ni à Laodicée, qui n’est « ni froide ni bouillante », mais à Ephèse, à qui le Seigneur reproche l’affaiblissement du premier amour. Aucun de vous, je l’espère, ne trouvera que j’aie été trop loin dans le blâme. Aucun de vous ne m’opposera le dicton des lâches : « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. » Une Église s’honore en reconnaissant hautement ses misères. Elle montre ainsi qu’elle est sur la voie du relèvement.

Je crois fermement que nous sommes sur cette voie-là, la voie qui monte. Je vous exhorte, mes frères, à y marcher résolument ; ce sont « les sentiers des siècles passés ». C’est aussi la voie royale du « parfait amour qui bannit la crainte », et qui n’est autre chose que le premier amour reconquis.

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