Le lecteur décidé qui ne se laisse rebuter ni par un titre ingrat, ni par une entrée en matière constituée de neuf chapitres de généalogies, s’expose à une troisième déconvenue : fréquemment les Chroniques se contentent de reproduire mot pour mot les récits correspondants des livres de Samuel et des Rois. Quelle a donc pu être l’intention du Chroniste ? Pour qui ne juge pas inepte ce qu’il n’a pas assez tôt compris, la difficulté éveille la curiosité et stimule la recherche.
Le titre est en partie trompeur. Tout d’abord, la division en deux livres ne doit pas laisser penser que l’on aurait affaire à deux œuvres distinctes (elle apparaît pour la première fois dans la Septante ; voir LXX). Mais surtout, s’il s’agit bien de chroniques royales, celles-ci ne sont pas simplement collectionnées comme des documents d’archives. L’ouvrage répond au projet cohérent d’un auteur que révèlent aussi bien les parties originales de l’œuvre (généalogies, discours) que les modifications apportées aux sources qu’il utilise (voir « Les textes parallèles des Chroniques »). Ces sources, ce sont d’abord les livres canoniques de Samuel-Rois, qu’il semble d’ailleurs connaître dans une première édition parfois plus proche de la Septante et des fragments retrouvés à Qumrân que de notre texte hébreu traditionnel. Mais le Chroniste renvoie aussi expressément à plusieurs écrits historiques qui ne nous sont pas parvenus, comme le livre des rois d’Israël (1Ch 9.1 ; 2Ch 20.34), les chroniques du roi David (1Ch 27.24), le livre des rois de Juda et d’Israël (2Ch 16.11 ; cf. 27.7), le commentaire (hébreu midrash) du livre des rois (2Ch 24.27) et l’histoire des rois d’Israël (2Ch 33.18), ainsi qu’à d’autres ouvrages associés à divers prophètes (1Ch 29.29 ; 2Ch 9.29 ; 12.15 ; 13.22 ; 20.34 ; 26.22 ; 32.32 ; 33.19 ; 35.25). Sans les signaler pareillement, il a soin d’insérer dans son récit des morceaux liturgiques (comparer 1Ch 16.7ss avec les Psaumes 96 ; 105 ; 106) et sait intégrer finement la loi et la prophétie (comparer 2Ch 36.21 avec Lv 26.34s et Jr 25.11).
Le plan d’ensemble des Chroniques met en œuvre des choix significatifs. A la différence de Samuel et des Rois qui couvrent toute l’histoire royale depuis les origines et font alterner à partir du schisme les annales des deux royaumes (Juda et Israël), le Chroniste commence son récit proprement dit à l’avènement de David et ne s’intéresse qu’à l’histoire du royaume de Juda – c’est-à-dire à la dynastie de David. S’il rétrécit ainsi le champ, il universalise la vision : il plonge plus profond dans le passé et projette son regard plus loin dans l’avenir. De longues listes généalogiques, partant d’Adam comme une nouvelle Genèse, égrènent inlassablement les noms des descendants des douze fils d’Israël jusqu’à la reconstruction du temple (cf. 2Ch 36.22s). Ainsi David et sa maison sont situés dans un vaste contexte : depuis les origines de l’humanité jusqu’à l’édit de l’empereur perse Cyrus le Grand autorisant la reconstruction du temple de Jérusalem. Du coup, c’est l’histoire universelle qui trouve son centre et son sens dans l’histoire de la dynastie davidique.
L’ouvrage se découpe aisément :
Dans sa peinture des règnes de David et de Salomon, l’auteur laisse dans l’ombre les fautes graves qui leur sont reprochées ailleurs : l’adultère et le meurtre dont David s’est rendu coupable (2S 11–12) comme l’idolâtrie associée à la fin du règne de Salomon (1R 11). Il ne mentionne pas non plus les troubles internes de l’époque de David qui, selon la prophétie de Nathan (2S 12.10ss), ont résulté du péché commis. La manière dont il souligne, davantage que ses prédécesseurs, la culpabilité de David lors du recensement (comparer 1Ch 21.3s,7s et 2S 24.3s,10) montre pourtant qu’il n’entend pas faire de David un homme parfait. Cependant, il campe en David la figure du roi élu de Dieu, tout préoccupé du temple et de son service : Salomon n’aura plus qu’à exécuter le travail méticuleusement préparé par son père suivant les plans tracés par Dieu lui-même (1Ch 28.19). L’image plus sereine qu’il donne ainsi du règne des deux hommes qui sont à l’origine du premier temple est propre à encourager et à inspirer ceux qui, à la faveur de l’édit de Cyrus le Grand, entreprennent de le rebâtir.
Lorsqu’il retrace l’histoire des successeurs de David et de Salomon, le Chroniste prend soin de noter, plus systématiquement que ses prédécesseurs, la manière dont Dieu rétribue le bien ou le mal. Alors que l’auteur du livre des Rois se contentait le plus souvent d’un jugement global, il a soin de relever telle bonne action d’un mauvais roi ou telle faute d’un bon roi, et la manière dont Dieu les a récompensées ou punies. Le règne de Roboam est affermi pendant trois ans, car pendant trois ans il a suivi la voie de David et de Salomon (2Ch 11.17). Le roi Ozias est frappé de la lèpre parce qu’il a empiété sur les prérogatives des prêtres en pénétrant dans le temple pour y offrir le parfum (2Ch 26.16-22 ; l’incident n’est pas rapporté dans le livre des Rois). Si le bon roi Josias est mortellement blessé à la bataille de Meguiddo, dans laquelle il s’est imprudemment engagé, c’est parce qu’il a négligé l’avertissement du pharaon, avertissement qui venait de la bouche de Dieu (2Ch 35.21s).
Ce Dieu qui récompense et punit laisse aussi, entre le mal et sa sanction, une place pour un changement radical du pécheur, ainsi qu’en témoigne l’histoire du roi Manassé. Ce parangon du péché n’a en effet dû la prolongation de son règne et ses grandes réalisations qu’à sa repentance in extremis : dans la détresse, il chercha à apaiser le SEIGNEUR (YHWH), s’humilia profondément et fut exaucé (2Ch 33.11-13). En réponse à la prière de dédicace du temple, Dieu lance cet appel et cette promesse dont l’écho résonne encore aujourd’hui : si mon peuple, sur qui est invoqué mon nom, s’humilie, prie et me recherche, s’il revient de ses voies mauvaises, moi, je l’entendrai depuis le ciel, je pardonnerai son péché et je guérirai son pays (2Ch 7.14). Par-delà le péché dont il est coupable, ce qui perd l’homme, c’est le refus de revenir à Dieu. Ce qui perd Sédécias, le dernier davidide, c’est qu’il ne s’est pas humilié devant le prophète Jérémie (2Ch 36.12). Ce qui perd le peuple finalement, c’est son orgueilleuse résistance aux appels divins : ils se moquaient des messagers de Dieu, ils méprisaient ses paroles et raillaient ses prophètes (2Ch 36.16).
En évoquant pour finir l’« édit de Cyrus » ordonnant la reconstruction du temple, l’auteur montre pourquoi il a entrepris de récrire l’histoire de la lignée royale et du temple : au seuil d’une nouvelle étape, le peuple puisera dans son passé la vision et la force de son avenir. L’histoire de Juda, centrée sur le temple de Jérusalem, n’est pas un simple épisode sans lendemain : le pardon de Dieu peut lui assurer une suite. Quelque modeste que fût la restauration aux VIe et Ve siècles av. J.-C., l’œuvre du Chroniste n’est pas restée sans lendemain. A sa manière, au Ier siècle apr. J.-C., l’évangéliste Luc reprendra le flambeau. Chroniste du Nouveau Testament, il commencera son récit dans le temple reconstruit ; il célébrera le Sauveur à la fois comme le fils de David et comme le fils d’Adam venu au monde alors qu’un autre empereur promulguait un autre édit... (Lc 1–3).
Les textes parallèles des ChroniquesLe tableau ci-après indique les textes – en particulier dans Samuel-Rois – que le Chroniste semble avoir suivis de près. Cependant l’absence de parallélisme est tout aussi intéressante, pour l’étude des Chroniques, que les parallélismes eux-mêmes :
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Cf. Gn 5
1 Adam, Seth, Enosh, [Seth, Enosh : cf. Gn 4.25-26n ; 5.6ss ; Lc 3.38.]
Cf. Gn 10
5 Fils de Japhet : Gomer, Magog, Médie, Grèce, Toubal, Méshek et Tiras. [Médie : cf. 2R 17.6 ; Es 13.17 ; Dn 8.20. – Grèce : cf. Gn 10.2n ; Es 66.19 ; Ez 27.13 ; Dn 8.21.]
6 Fils de Gomer : Ashkenaz, Diphath et Togarma. [Diphath est appelé Riphath dans la liste parallèle en Gn 10.3 (en écriture hébraïque les lettres correspondant à D et R se confondent facilement) ; on ignore quelle était la forme primitive du nom.]
7 Fils de Grèce : Elisha, Tarsis, Chypre et Rhodes. [Chypre et Rhodes : cf. Gn 10.4n ; on trouve ici la même variante de lecture Rodanim / Dodanim (cf. v. 6n).]
8 Fils de Cham : Koush, Egypte, Pouth et Canaan. [Dans d'autres textes, Koush désigne généralement une région située au sud de l'Egypte (Nubie ? Ethiopie ? Soudan ?) et parfois une région d'Arabie du sud-ouest ou de Babylonie ; cf. Gn 2.13n ; 10.6ss. – Canaan Gn 9.18n.]
9 Fils de Koush : Seba, Havila, Sabta, Rama et Sabteka. – Fils de Rama : Saba et Dedân.
10 Koush engendra Nemrod ; c'est lui qui, le premier, fut un héros sur la terre. [Nemrod : cf. Gn 10.8n ; Mi 5.5.]
11 Egypte engendra les Loudites, les Anamites, les Lehabites, les Naphtouhites, [Les v. 11-23 sont absents de LXX.]
13 Canaan engendra Sidon, son premier-né, et Heth, [Sidon est le nom d'une des principales villes de Phénicie (Gn 49.13 ; 1R 17.9 ; Jr 25.22).]
17 Fils de Sem : Elam, Assyrie, Arpakshad, Loud et Aram ; Outs, Houl, Guéter et Méshek. [Assyrie : hébreu 'Ashour, qui peut désigner soit l'empire de Haute-Mésopotamie qui connut son apogée au VIIIe s. av. J.-C. (2R 15.19 ; Es 7.17s ; Os 7.11), soit la capitale primitive de l'empire en question (Gn 2.14). – Aram : quelques mss hébreux et des versions anciennes ajoutent ici fils d'Aram, selon Gn 10.23. – Méshek : ce nom est déjà apparu au v. 5 ; ici une variante de lecture Mash (== Gn 10.23) est attestée par quelques mss hébreux et des versions anciennes.]
18 Arpakshad engendra Shélah ; et Shélah engendra Héber. [engendra : un ms de LXX ajoute ici Kaïnan ; Kaïnan engendra Shélah... cf. Gn 10.24n.]
Cf. Gn 11.10-26
24 Sem, Arpakshad, Shélah,
28 Fils d'Abraham : Isaac et Ismaël. [Bien qu'étant l'aîné, Ismaël (cf. Gn 16) n'est nommé qu'après son frère, car Isaac (cf. Gn 21) est l'ancêtre de la lignée israélite (cf. v. 34 ; voir Ga 4.22-31).]
Cf. Gn 25
29 Voici leur généalogie : Nebayoth, premier-né d'Ismaël, Qédar, Adbéel, Mibsam, [généalogie 5.7 ; 7.2,4,9 ; 8.28 ; 9.9,34 ; 26.31n ; Gn 2.4n.]
32 Fils de Qetoura, concubine d'Abraham : elle mit au monde Zimrân, Yoqshân, Medân, Madiân, Yishbaq et Shouah. Fils de Yoqshân : Saba et Dedân. [concubine d'Abraham : cf. Gn 25.1. – Zimrân... Gn 25.2. – Saba et Dedân : cf. v. 9.]
33 Fils de Madiân : Epha, Epher, Hénoch, Abida et Eldaa. Tous ceux-là sont fils de Qetoura.
34 Abraham engendra Isaac. Fils d'Isaac : Esaü et Israël. [Esaü et Israël : cf. Gn 25.19-26, où le second des jumeaux porte son nom primitif de Jacob ; ce n'est qu'en Gn 32.29 qu'il recevra le nom Israël.]
Cf. Gn 36.10-28
35 Fils d'Esaü : Eliphaz, Réouel, Yéoush, Yalam et Coré.
36 Fils d'Eliphaz : Témân, Omar, Tsephi, Gatam, Qenaz, Timna et Amalec. [Tsephi : de nombreux mss hébreux et certaines versions anciennes portent Tsepho comme en Gn 36.11. – Fils d'Eliphaz... Timna : cf. Gn 36.12.]
37 Fils de Réouel : Nahath, Zérah, Shamma et Mizza.
38 Fils de Séir : Lotân, Shobal, Tsibéôn, Ana, Dishôn, Etser et Dishân.
39 Fils de Lotân : Hori et Homam. Sœur de Lotân : Timna. [Homam : Gn 36.22 Hémam ; LXX a lu Emân ou Hémân et ajoute Elath (Hélath ?) et Namna à la place de la fin du v.]
40 Fils de Shobal : Aliân, Manahath, Ebal, Shephi et Onam.
Fils de Tsibéôn : Aya et Ana.[Aliân / Shephi : Alvân / Shepho en Gn 36.23. – Onam : un ms hébreu et LXX portent Onân.]
41 Fils d'Ana : Dishôn.
Fils de Dishôn : Hamrân, Eshbân, Yitrân et Kerân.[Dishôn : est nommé une fois Dishân, en Gn 36.26. – Hamrân est nommé Hemedân en Gn 36.26.]
42 Fils d'Etser : Bilhân, Zaavân et Yaaqân. Fils de Dishân : Outs et Arân. [Yaaqân est nommé Aqân en Gn 36.27.]
Cf. Gn 36.31-43
43 Voici les rois qui ont régné en Edom avant qu'un roi règne pour les Israélites : Béla, fils de Béor, et le nom de sa ville était Dinhaba. [Voici les rois... pour les Israélites : LXX voici leurs rois. – Edom est un autre nom d'Esaü, cf. Gn 25.29s. – avant qu'un roi... : cf. Gn 36.31n. – Béla : LXX Balak ; cf. Gn 36.32n.]
Les chefs d'Edom furent : le chef Timna, le chef Alva, le chef Yeteth,