Le recueil des écrits de Paul classe les lettres par ordre de longueur : seule l'épître aux Romains (5,19 % du Nouveau Testament) dépasse en volume 1 Corinthiens (4,28 %) et 2 Corinthiens (3,22 %). L'ensemble des deux épîtres aux Corinthiens représente donc une part substantielle de l'œuvre de l'apôtre. Pourtant, toute sa correspondance avec l'Eglise de Corinthe ne semble pas nous être parvenue.
Qu'est devenue en effet la lettre mentionnée en 1 Corinthiens 5.9-13 ? Et la lettre « dans les larmes » (2Co 2.3 ; 7.8) ? Elles semblent bel et bien perdues, quoique certains aient cru les retrouver, au moins de façon fragmentaire, dans telle ou telle partie de ce que nous appelons « les deux épîtres aux Corinthiens ». Il faut reconnaître que la Seconde épître, en particulier, présente un certain nombre de transitions difficiles (2.11/12,13/14 ; 6.2/3,13/14 ; 7.16 / 8.1 ; 8.24 / 9.1 ; et surtout 9.15 / 10.1 ; on a aussi vu la possibilité de deux enchaînements différents entre 2.11 et 2.14 ou entre 2.13 et 7.5). Il n'est donc pas impossible que plusieurs lettres aient été assemblées en un seul recueil pour former notre Seconde épître aux Corinthiens. Mais les reconstructions proposées sont aussi conjecturales que nombreuses.
En tout état de cause, Paul est l'auteur de ces écrits, qu'il adresse à une Eglise qu'il a fondée. Avant lui, nul n'a prononcé le nom de Jésus ou du Christ à Corinthe.
Dans cette ville en pleine expansion, capitale de la province romaine d'Achaïe, vit une population cosmopolite venue de tous les horizons du bassin méditerranéen. Le récit des Actes (18.1-18) relate l'arrivée de Paul et la fondation de cette Eglise. C'est une communauté toute neuve qui, bien que sortie de la synagogue, s'accroît rapidement et se trouve composée en grande partie de gens de condition modeste, Grecs et autres croyants d'origine païenne. Le mélange des Juifs et des Grecs va très vite susciter des difficultés, provoquer des tensions dans la vie communautaire. Les réponses et les réactions de l'apôtre vont apparaître dans les deux lettres.
Des nouvelles et des questions sont parvenues à Paul par divers canaux :
Le tableau corinthien montre un beau désordre, et celui-ci n'est pas un effet de l'art !
La nouveauté chrétienne et les expériences qu'elle induit accentuent les clivages d'une communauté peu homogène. On va presque à la fracture. Même l'apôtre fondateur est devenu la cible des contestataires dans l'effervescence des prétentions rivales.
Des partis se sont formés. Ils se réclament des divers prédicateurs passés par Corinthe (même Céphas, c'est-à-dire Pierre, a pu leur rendre visite, cf. 9.5). La fascination de plusieurs pour la « sagesse » est à l'origine de divisions et contribue à la dévaluation de l'autorité apostolique. S'agit-il seulement du goût traditionnel des Grecs pour les joutes oratoires et pour la dialectique ? Il a sa part, sans doute. Mais il y a aussi l'attirance, peut-être plus marquée chez les Juifs, pour les miracles, les signes de puissance. Le levain des futurs courants gnostiques (voir « La question gnostique ») serait-il déjà à l'œuvre ? Plusieurs s'enflent d'une connaissance (en grec gnôsis) de super-spirituels (8.1s). Ils s'estiment forts et méprisent les faibles. Ils frôlent même la provocation envers Dieu (10.22). Cette connaissance, ou sagesse, a moins rapport aux arguments et au savoir qu'à l'expérience grisante de la liberté à l'égard de la loi (chap. 6–10).
Ceux qui partagent cette prétention à la sagesse, prétention qui peut elle-même revêtir des formes diverses, ne voient guère pourquoi ils changeraient de conduite dans la cité païenne ; ils choquent, et parfois scandalisent, leurs frères issus du judaïsme et d'autres, attachés eux aussi aux directives de l'Ancien Testament. Le conflit est ouvert sur la question des viandes sacrifiées aux idoles (elle symbolise tout le problème du rapport avec la société idolâtre) : les viandes qu'on vendait sur les marchés de Corinthe venaient, habituellement, d'animaux immolés dans des temples (chap. 8–10). De même, des divergences majeures apparaissent à propos de la morale sexuelle : certains se croient libres de fréquenter les prostituées (6.15), d'autres voient au contraire un avantage « spirituel » à s'abstenir du mariage (7.1-2), préférant peut-être former des couples ascétiques (7.36n).
Plan de 1 Corinthiens
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De manière plus globale, le rapport homme-femme est remis en cause. Un courant d'émancipation féminine fait surface (11.2-16), qui s'autorise probablement de l'enseignement de l'apôtre, pour qui, en Jésus-Christ, il n'y a plus ni homme ni femme (cf. Ga 3.28).
L'antagonisme des classes sociales se prolonge dans l'Eglise. Les chrétiens ont entre eux des procès (1Co 6.1-11), et les riches humilient outrageusement les pauvres lors de la célébration du repas de l'unité communautaire : le repas du Seigneur devient celui de l'égoïsme des nantis (11.17-34).
A tous ces facteurs de tension et de division s'ajoutent ceux qui sont liés à la diversité des dons spirituels (chap. 12–14). Les différences sont l'occasion ou le prétexte de dépréciation réciproque. Dans certains cas, elles donnent lieu à des remontées de mysticisme païen : quelques-uns cherchent avant tout à ressentir intensément, au point que l'expérience échappe au contrôle de la Parole (12.2).
Comment l'apôtre traite-t-il les maladies infantiles du pagano-christianisme telles qu'elles se sont déclarées à Corinthe ? On appréciera, en lisant l'épître, l'originalité de son effort pour tracer la voie sans tomber dans le légalisme.
Jamais l'ancien rabbin pharisien ne met en doute l'autorité normative de la loi divine (voir en particulier 9.21), mais il ne l'invoque pas directement, et il évite avec soin de l'imposer comme un joug. Pour lutter contre l'aberration permissive, il réoriente le regard, il le concentre sur le Christ. Un Christ qui n'est pas divisé (1.13) ; un Christ qui est la sagesse et la puissance de Dieu (1.30) ; un Christ dont les apôtres communiquent la pensée (2.16) ; un Christ qui s'intéresse au corps et dont les membres ne sauraient s'unir à une prostituée (6.13,15) ; un Christ qui est mort pour le frère, mon frère, que j'éviterai de blesser (8.11) ; un Christ dont la mort est signifiée à la Cène (11.20ss) ; un Christ qui baptise dans l'Esprit pour se constituer un unique corps (12.13) ; un Christ ressuscité qui est les prémices des croyants décédés (15.20)... Dans ce Christ, le souci d'édifier l'Eglise l'emporte sur l'obsession de la justice légale.
Dans le tourbillon des tendances divergentes, comme entre les dons et leur exercice, trois choses demeurent : la foi, l'espérance et l'amour ; la plus grande de ces trois, la voie par excellence, c'est l'amour. Trouverait-on, à lire la description qu'en fait l'apôtre, portrait plus fidèle du Christ ?
La Seconde aux Corinthiens est la plus autobiographique des lettres de l'apôtre Paul. Sur les huit « catalogues » de circonstances vécues qu'il a rédigés, cinq se trouvent ici :
– deux listes procèdent par antithèses : 4.8-9 et 6.8-10 ;
– trois listes procèdent par énumération : 6.4b-5 ; 12.10 et surtout 11.22-29, de loin la plus longue avec ses six strophes.
Un peu plus loin, nous apprenons comment Paul a pu fuir de Damas, descendu dans une corbeille le long de la muraille (11.32-33). On découvre ici tout ce que le livre des Actes nous laisse ignorer d'une vie si mouvementée : deux flagellations par les Romains, cinq par les Juifs, trois naufrages... ! Est-ce parce que Paul vient d'échapper à la mort (1.3-11) qu'il raconte ainsi sa vie ? Il avait fait allusion en 1 Corinthiens 15.32 à un combat mortel et semble s'y référer encore en 2 Corinthiens 1.8-10.
Paul a dû être libéré de prison fin 54 ou début 55 – un changement d'administration a suivi la mort du proconsul Julius Silanus, empoisonné à l'instigation d'Agrippine. Cette libération serait alors la grâce obtenue par un grand nombre d'intercesseurs (1.11).
Certaines références autobiographiques de 2 Corinthiens intriguent. Quelles suppositions n'a-t-on pas faites, par exemple, sur les expériences spirituelles de l'apôtre, ou sur son écharde dans la chair (12.1-7n ! Si la curiosité reste insatisfaite, la foi, elle, pourra toujours se nourrir des réflexions de Paul sur sa propre existence, telle qu'il la vit devant Dieu. Par exemple, de cette parole que Dieu lui adresse alors même qu'il est aux prises avec ses limites : Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse (12.9).
L'épître montre l'apôtre au cœur de tout un réseau d'Eglises hellénistiques dont il est le fondateur, soit directement, soit par le moyen de son équipe apostolique.
Ces circonstances introduisent une idée qui parcourt l'épître entière : la condition de la vie de l'Esprit, c'est un processus de mort. Car nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus aussi se manifeste dans notre chair mortelle. Ainsi, en nous, c'est la mort qui est à l'œuvre, mais en vous, c'est la vie (4.11s ; cf. 1.9 ; 2.16 ; 4.16 ; 5.1-4,14-15 ; 6.9 ; 12.9-10 ; 13.4,9).
L'insistance de l'apôtre vise une tendance très présente dans l'Eglise de Corinthe. Les opposants sont pour la plupart des judaïsants (11.22). Friands de visions ou d'inspirations hors du commun, de prodiges et de miracles, ils aiment l'éloquence. Ils refusent clairement l'apostolat « christologique » de Paul. Ils accueillent avec faveur de faux apôtres, des missionnaires trompeurs camouflés en apôtres du Christ (11.13s), si prétentieux que Paul les appelle super-apôtres (11.5 ; 12.11).
De quelle maladie spirituelle sont-ils affectés ? Ils souffrent de carences christologiques et eschatologiques. Ils se trompent sur la réalisation du salut dans l'histoire. Ils oublient l'abaissement et la réalité de la mort du Christ sur la croix, autant que l'importance de l'attente d'un achèvement encore futur fondée sur la résurrection. Pour se faire comprendre, Paul va tirer argument de sa faiblesse même (10.1–13.10). En se consacrant à son apostolat, qui est de service et de doctrine, Paul va faire la démonstration de l'action du Christ dans sa propre personne.
– Un apostolat de service : son autorité apostolique est d'autant plus vraie qu'elle se manifeste dans la faiblesse. Aux Corinthiens, qui n'ont pas connu le Christ, Paul – faisant de sa propre vie un signe – proclame et figure l'abaissement du Christ (10.1). Ceux qui sont déjà en marche vers le salut ont encore besoin de découvrir la mort du Christ, comme ceux qui se perdent ont besoin de découvrir sa vie. Christ vit en Paul et parle par lui (13.3).
– Un apostolat de doctrine : Jésus en est le centre (1.2-4) ; l'Esprit l'inspire (11.4) ; l'Evangile en est la référence (11.4). C'est le ministère de l'alliance nouvelle (3.1-6). Celui qui l'a reçu ne perd pas courage (4.1), car ce qui est ancien est passé, et ce ministère est le ministère de la réconciliation (5.14-20).
La vivacité du style atteint dans l'épître un degré encore insurpassé, les changements de ton font rebondir l'attention, les images et les antithèses crépitent, des formules vigoureusement frappées se gravent dans la mémoire du lecteur. Qui ne connaît ces expressions contrastées (qu'on utilise parfois dans un sens fort différent de celui voulu par l'auteur !) :
L'apôtre va même jusqu'à la légère ironie pour stimuler les Corinthiens à la générosité (9.1-5). A l'occasion de la collecte, dont il veut faire le signe d'une communion partagée entre les Eglises, Paul montre comment il sait allier le brio de la forme à la vigueur de l'exhortation, le sens pratique à la profondeur théologique.
Certes, l'Eglise de Corinthe s'est divisée ; elle a été tentée par une liberté facile qui a montré ses effets pervers. Néanmoins, le Christ est là. L'apôtre rappelle à chacun (13.5) la nécessité de s'évaluer à la mesure définie par le Christ : Mettez-vous vous-mêmes à l'épreuve, pour voir si vous êtes dans la foi ; examinez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus-Christ est en vous ?
1 Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, et le frère Timothée, à l'Eglise de Dieu qui est à Corinthe, et à tous les saints qui sont dans l'ensemble de l'Achaïe : [1Co 1.1n. – Voir apôtre. – Timothée v. 19 ; 1Co 4.17+. – Eglise de Dieu 1Co 1.1+. – les saints Rm 1.7+. – Achaïe : nom de la province romaine de Grèce méridionale dont Corinthe était le chef-lieu ; cf. 9.2 ; 11.10 ; Rm 16.1n.]
3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de toute magnanimité et le Dieu de tout encouragement, [Béni soit... Ep 1.3,17 ; 1P 1.3 ; cf. Jn 20.17. – de toute magnanimité : litt. des magnanimités ; cf. Rm 12.1n. – encouragement : autres traductions consolation, réconfort ; mêmes possibilités dans la suite ; dans d'autres contextes, cette famille de termes peut aussi évoquer l'exhortation ; cf. 7.4 ; 13.11n ; Ac 2.40n ; 11.23+ ; Rm 12.1,8n ; 15.5n.]
8 En effet, frères, nous ne voulons pas que vous ignoriez la détresse que nous avons connue en Asie : nous avons été accablés à l'extrême, au-delà de nos forces ; nous désespérions même de rester en vie. [nous ne voulons pas... Rm 1.13+. – détresse v. 4n. – en Asie : c.-à-d. dans la région d'Ephèse (Ac 16.6n ; Rm 16.5n) ; on ne sait pas à quelle épreuve précise l'apôtre fait ici allusion ; cf. Ac 19.23-40 ; 21.27 ; 24.19 ; 1Co 15.32 ; Ph 1.12-30. – nous désespérions même : autre traduction nous étions très incertains ; le même verbe, en 4.8, renchérit sur celui qui est traduit par être désemparé.]
12 Car notre fierté, c'est le témoignage de notre conscience : nous nous sommes conduits dans le monde, et surtout à votre égard, avec une simplicité et une sincérité qui viennent de Dieu ; non pas avec la sagesse de la chair, mais avec la grâce de Dieu. [notre fierté : un terme apparenté est traduit par motif de fierté au v. 14+ ; Rm 2.17+. – conscience Ac 23.1+. – une simplicité... : autre traduction la simplicité et la sincérité de Dieu ; au lieu de simplicité (le terme peut aussi avoir le sens de générosité, cf. 8.2n), certains mss portent sainteté (ou consécration). – sincérité ou pureté, transparence, de même en 2.17 ; cf. 4.2 ; 1Co 5.8n. – la sagesse de la chair : litt. une sagesse charnelle, c.-à-d. humaine ; cf. v. 17 ; 10.4 ; Rm 15.27n ; voir 1Co 1.17+.]
15 C'est avec cette confiance que j'avais d'abord décidé de venir vous voir, pour que vous ayez une seconde grâce, [confiance 3.4 ; 8.22 ; 10.2 ; Ep 3.12 ; Ph 3.4. – venir vous voir : cf. 12.14 ; 13.1 ; 1Co 4.18s. – une seconde grâce : certains mss portent une seconde joie ; l'expression peut signifier simplement une grâce (ou une joie) supplémentaire.]
23 Moi, j'en prends Dieu à témoin, sur ma vie : c'est pour vous ménager que je ne suis plus venu à Corinthe ; [j'en prends : litt. j'invoque ; cf. Rm 1.9+. – ma vie : autre traduction mon âme (cf. Mt 10.28n). – ménager 13.2. – plus venu à Corinthe v. 16+.]