Qui ? A qui ? Pourquoi ? Le lecteur moderne qui aborde les trois épîtres logées, dans nos Bibles, entre la Seconde de Pierre et Jude ne peut que deviner la réponse à ces questions.
Une seule personne semble être derrière les trois écrits : sa trace, sa marque, se reconnaît. Dans le deuxième et le troisième, l’auteur s’intitule l’ancien (2Jn 1 ; 3Jn 1). La parenté de style, de termes et de thèmes avec le quatrième évangile est si frappante (voir l’encadré « Les épîtres et l’évangile de Jean : quelques exemples de similitudes ») qu’on suppose volontiers une origine commune. A tout le moins, on admettra que les trois épîtres émanent d’une « école johannique » où fructifiait le message de l’apôtre.
La deuxième et la troisième épître de Jean sont typiquement des lettres, à la mode du temps. La première épître, tout en gardant beaucoup de chaleur personnelle, ressemble davantage à un sermon, à une homélie familière et pressante mise par écrit. On a pu parler d’une « encyclique » ou d’un « traité ». Elle pourrait être postérieure de quelques années au quatrième évangile, répliquant peut-être à l’abus qu’on avait fait de certaines de ses formules.
L’auteur de la première épître parle au nom des témoins oculaires – notion qu’il approfondit. Il insiste sur la parole qu’il apporte, celle-là même qui était dès le commencement (1Jn 1.1-4 ; cf. Jn 1.1ss,14). Il a grand souci du vrai (cf. 1Jn 5.20). Ce souci transparaît notamment dans l’opposition de l’Esprit de la vérité et de l’esprit de l’égarement, qui rappelle les écrits de Qumrân et les Testaments des Douze patriarches (voir 1Jn 4.6n).
Les épîtres et l’évangile de Jean : quelques exemples de similitudes
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L’Ancien écrit à des Eglises troublées dans leurs certitudes : il veut chasser toute ombre de leur communion (1Jn 1.3s), raffermir les fondements de leur assurance (2.28+), les prémunir contre une déstabilisation diabolique en rappelant les critères du christianisme authentique : A ceci ou cela nous savons ou connaissons... (2.3,5 ; 3.19,24 ; 4.6,13 ; 5.2). La simplicité massive du style, lent, uniforme, sans ornement, est au service de cette intention. L’Ancien martèle les antithèses, il exclut toute conciliation trop habile, toute atténuation trop facile du conflit entre la lumière et les ténèbres, tout renversement de la vérité du Christ en mensonge des antichrists.
Car les deux premières lettres désignent les coupables : des prophètes de mensonge (1Jn 4.1), appelés aussi imposteurs et antichrists (2Jn 7 ; 1Jn 4.2s), d’autant plus dangereux qu’ils sont issus des Eglises (1Jn 2.18s) et tentent d’en corrompre les membres. On essaie de deviner les traits de leur propagande à partir de la réfutation johannique : les antichrists refuseraient d’identifier Jésus au Christ (1Jn 2.22 ; 4.2s ; 5.10 ; 2Jn 7,9) ; ils nieraient le péché (1Jn 1.8 ; 3.7s) ; ils ne pratiqueraient pas l’amour fraternel (1Jn 2.9ss ; 3.14s ; 4.20ss).
On estime généralement que les agitateurs dénoncés appartiennent à un vaste mouvement religieux et philosophique, multiforme et mélangé, qui, à partir du IIe siècle, prendra corps dans le gnosticisme. Ce mouvement, accordé à l’esprit du temps, a failli entraîner toute l’Eglise. Les deux premières épîtres de Jean ne viseraient pas les systèmes compliqués qui vont s’élaborer plus tard, mais des esquisses encore rudimentaires. Au IIe siècle, Irénée de Lyon atteste que Jean voulait combattre la gnose de Cérinthe (voir l’encadré « La question gnostique »), ce qui pourrait éclairer plusieurs passages. Cette cible, d’ailleurs, n’en exclut pas d’autres, car l’erreur foisonne habituellement de tous côtés, et la vérité a besoin de son double tranchant !
Il est important de noter que l’Ancien ne polémique pas directement avec les maîtres de mensonge. Les deux premières lettres sont adressées à toute la communauté – et pas seulement aux responsables – puisque l’affirmation centrale est la suivante : tous les chrétiens, par ce qu’ils savent déjà, ont les moyens de résister aux antichrists (1Jn 2.20). Il suffit de demeurer dans la vérité apprise dès le commencement (1Jn 1.1+). Si la gnose est une connaissance ésotérique réservée à une élite de « spirituels », l’épître en coupe ainsi le nerf : Vous n’avez pas besoin que quelqu’un vous instruise ! (1Jn 2.27). En ce sens, les épîtres johanniques ne sont pas des manuels « contre les hérésies » comme il en a fleuri au cours de l’histoire de l’Eglise. Elles ne fournissent ni méthode apologétique ni raisonnements spéculatifs. Elles rappellent l’enseignement apostolique sur Jésus-Christ (1Jn 2.1s ; 4.7-16 ; 5.5-8) et le principe, fort simple, du discernement (1Jn 4.1-4). Mais l’auteur ne se borne pas à répéter ce que les lecteurs savent déjà. Il met l’accent sur les liens entre fidélité à l’enseignement originel et comportement éthique : Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu, et quiconque aime celui qui fait naître aime aussi celui qui est né de lui (1Jn 5.1). L’intégration de l’éthique et de la doctrine relative au Christ est le message saisissant des épîtres de Jean.
L’Ancien donne lui-même l’exemple de cette intégration, de la pratique de la vérité (1Jn 1.6). Si son intention est évidemment doctrinale (quiconque... ne demeure pas dans l’enseignement du Christ n’a pas Dieu, 2Jn 9), elle est aussi pastorale. On admirera sa délicatesse à cet égard : il rassure ses lecteurs, il montre quelle confiance ils peuvent avoir en face des prétendus maîtres ; il s’inclut dans le nous quand ses paroles pourraient passer pour des reproches (1Jn 1.6-10). Il multiplie les termes affectueux : bien-aimés, mes enfants ; ce dernier mot était venu sur les lèvres de Jésus, à l’adresse de ses disciples, juste avant qu’il aille jusqu’au bout de son amour pour eux (Jn 13.33).
La première épître s’ouvre sur un prologue solennel, dont plusieurs thèmes font écho à celui du quatrième évangile, mais sont différemment traités, avec une insistance plus grande sur le caractère tangible, palpable, de la venue en chair : la Parole, la vie, le commencement, le Père et le Fils. Il n’est pas facile, ensuite, de dégager un plan du discours. L’ordre semble relever plus de l’association d’idées et de l’usage de mots crochets (p. ex. l’Esprit et les esprits, de 3.24 à 4.1) que d’une répartition logique de la matière. L’Ancien avance comme un fleuve serpente, tout en sachant où il va : irrésistible en sa sérénité. Ses méandres le font revenir plusieurs fois dans les mêmes parages : la mission du Christ et le péché (2.2 ; 3.5,8 ; 4.10) ; le conflit avec le monde, au sens de règne de la convoitise et du mensonge, et non au sens d’univers matériel (2.15ss ; 3.13 ; 4.4s ; 5.4s), etc.
On a proposé de distinguer plusieurs cycles suivant la prépondérance de certains thèmes. De 1.5 à 2.29, avec la proclamation Dieu est lumière, les conditions de la communion avec Dieu sont mises en relief : rupture avec le péché, respect des commandements et, surtout, du commandement ancien et nouveau à la fois (2.7s), attachement à la foi transmise. A partir de 3.1, la pensée de la filiation divine domine, impliquant à nouveau la rupture avec le péché, l’amour fraternel concrètement manifesté, la résistance à l’esprit de l’erreur en conformité avec la norme apostolique. Si on discerne un autre cycle à partir de 4.7, on peut dire que l’exhortation remonte à la source. Elle remonte à la source de l’amour – Dieu est amour – et à la source de la foi, le témoignage du vrai Dieu. Ce témoignage divin met en avant la réalité du Christ, l’eau et le sang, avec l’Esprit. C’est l’Esprit qui en traduit la vérité en vie éternelle (5.6-8).
La deuxième épître use, pour son destinataire, d’une expression quelque peu mystérieuse : elle est adressée à la Dame choisie. Cette expression semble désigner non pas une femme, mais une Eglise. Jean, en utilisant le féminin de kurios, « Seigneur », filerait ici la métaphore de l’Eglise épouse du Christ qu’on trouve ailleurs dans l’Ecriture (p. ex. Ep 5). Comme la troisième lettre, elle traite de problèmes relatifs à l’hospitalité chrétienne, mais dans la perspective de la discipline doctrinale : qu’aucune Eglise n’accueille officiellement ni ne laisse enseigner les missionnaires du mensonge.
La troisième épître, elle, ne paraît pas aussi directement engagée dans la lutte contre l’hérésie christologique. Elle évoque un problème de comportement, de prétention personnelle et de lutte pour le pouvoir. La tentative de Diotrèphe a sans doute aussi sa signification historique : au moment où s’efface la génération des apôtres, avec ses formes initiales de gouvernement de l’Eglise, la tendance se dessine qui aboutira, un peu plus tard, à l’épiscopat monarchique.
Dans leur pointe spécifique, les épîtres johanniques ont aujourd’hui une pertinence aiguë. L’analogie de situation entre la fin du Ier siècle et notre époque est frappante : brassage de courants religieux plus ou moins exotiques, tandis qu’une civilisation vieillie doute d’elle-même ; soif de spiritualités obscures où le prestige de la connaissance rivalise avec le succès des superstitions ; incertitude de nombreux croyants quant aux fondements mêmes de leur foi ; carence de l’amour fraternel concret, tandis que la chaîne des convoitises asservit les individus à eux-mêmes. Mais aussi témoignage rendu à la vérité, dans l’action et la confession, par de modernes Gaïos et Démétrios, auxquels pareillement la vérité elle-même rend témoignage (3Jn 12). L’intégration de l’éthique et de la doctrine relative au Christ demeure, pour l’Eglise, une affaire de vie ou de mort.
La question gnostiqueBeaucoup donnent aujourd’hui le nom de gnostiques à ceux que les épîtres de Jean qualifiaient, il y a près de deux mille ans, de prophètes de mensonge et d’antichrists : gnostiques, ou bien prégnostiques ? On hésite, car le débat continue sur les origines du phénomène déployé au IIe siècle, illustré vers 150 à Rome par le théologien Valentin, menaçant pour l’Eglise jusqu’au IIIe siècle. Hérésie issue du christianisme, comme on le pensait autrefois ? Mouvement antérieur à l’Eglise, ou contemporain de son essor ? D’inspiration juive hétérodoxe, ou bien hellénistique ? L’accord est loin d’être réalisé. La découverte d’écrits gnostiques, en particulier ceux de la bibliothèque de Nag Hammadi, en Egypte (1945-1947), a permis de confirmer et de retoucher le portrait que nous en ont laissé les Pères de l’Eglise. A aucun de ces ouvrages on ne peut assigner avec certitude une rédaction antérieure au IIe siècle. Dans les plus anciens surtout, des racines judaïques se laissent voir aisément (cf. les fables juives de Tt 1.14 et 1Tm 1.4), mais on imagine mal que l’opposition radicale au Dieu d’Israël, créateur, soit née seulement de tendances israélites, même déviantes. On peut aussi repérer partout la similitude de motifs chrétiens : opposition de la lumière et des ténèbres, notions de mystère, de salut, de vie, de plénitude, de profondeur, particulièrement prisées dans certains textes du Nouveau Testament (évangile et épîtres de Jean, mais aussi 1 Corinthiens, Colossiens, Ephésiens...). Cependant le sens de l’influence ou de l’imitation reste controversé. Pour certains spécialistes, la gnose est première et elle a même influencé certains auteurs du Nouveau Testament. Pour les autres, elle est plutôt, au moins dans ses formes élaborées, une réaction au christianisme : elle s’en serait approprié des lambeaux pour les accommoder à sa façon. En tout cas s’appelaient gnostiques, au IIe siècle, les adeptes de systèmes mystico-philosophiques variés. Ils s’estimaient détenteurs d’une « connaissance » ésotérique (gnosis en grec), par opposition aux croyants ordinaires, « ecclésiastiques ». Syncrétiques, leurs systèmes combinaient des éléments orientaux, juifs, chrétiens et hellénistiques. Si leurs sectateurs ont été dénoncés comme des antichrists, c’est qu’aux yeux de leurs adversaires leurs conceptions mettaient gravement en danger la foi chrétienne et en proposaient un succédané vénéneux (anti- signifie « contre » ou « à la place de »). Dans les grands systèmes gnostiques du IIe siècle, la matière est mauvaise par nature. La création ne peut donc être l’œuvre du Dieu suprême, cet abîme de silence enveloppé de ténèbres. Elle est le fait d’un autre, un démiurge. L’âme ou esprit humain est une parcelle de la lumière divine emprisonnée dans la matière. Le salut consiste donc, pour l’homme, à retrouver l’Adam primordial, l’homme céleste d’avant la chute, grâce à la gnose, avec la connaissance de mots de passe et la conscience de sa propre origine divine. Toute l’humanité ne saurait être sauvée : les gnostiques distinguent ceux qui peuvent recevoir la gnose salutaire et les autres, « hyliques » et « psychiques », matière vouée à l’anéantissement. En éthique, les conséquences vont aux deux extrêmes : le mépris du corps conduit à l’ascétisme, spécialement au refus du mariage et de la procréation (voir 1Tm 4.3) ; mais il peut aussi mener au libertinage, dans la mesure où le comportement dans le monde matériel est considéré comme dépourvu de toute valeur ou pertinence spirituelle. Une telle conception de la matière va à l’encontre de l’enseignement biblique sur la création, dont Dieu dit qu’elle est très bonne (Gn 1.31), et, surtout, de la doctrine qui fonde le christianisme : Jésus-Christ venu en chair (1Jn 4.2 ; 2Jn 7), l’incarnation. Selon Irénée de Lyon, l’une des premières synthèses de ce genre aurait été fournie à la fin du Ier siècle ou au début du IIe par un certain Cérinthe, pour qui Jésus n’était pas né d’une vierge, mais était le fils de Joseph et de Marie selon le mode ordinaire de la génération humaine ; il était, toutefois, plus juste, prudent et sage que les autres hommes. Après son baptême, le Christ est descendu sur lui, venu du Maître souverain, sous la forme d’une colombe, et il a, dès lors, proclamé le Père inconnu, et fait des miracles. A la fin, le Christ a quitté Jésus ; Jésus a alors souffert, puis est ressuscité, tandis que le Christ demeurait impassible, en être spirituel qu’il était. Jean atteste solennellement : C’est lui, Jésus-Christ, qui est venu par l’eau et par le sang ; non pas avec l’eau seulement, mais avec l’eau et le sang (1Jn 5.6) ; ce qui peut signifier : jusqu’à la croix incluse, une seule personne indivisible. Si la grande Eglise a repoussé les assauts de la gnose, celle-ci est demeurée présente, refoulée et toujours capable de faire retour. Modifiée au IIIe siècle dans le manichéisme, elle se prolonge dans le catharisme médiéval et dans d’autres mouvements moins connus. Elle a ses avatars modernes dans la théosophie, les spiritualismes férus de savoirs occultes, les divers syncrétismes. |
1 L'ancien, à la Dame choisie et à ses enfants que, moi, j'aime dans la vérité – et non pas moi seulement, mais aussi tous ceux qui connaissent la vérité – [Cf. 3Jn 1. – L'ancien : outre son grand âge et sa position d'autorité (cf. 1P 5.1), l'auteur veut peut-être signifier par cette appellation son appartenance au groupe des témoins oculaires des événements fondateurs du christianisme (cf. v. 5 ; 1Jn 1.1-3 ; 2.7). – la Dame : en grec kuria, féminin de kurios, Seigneur ; le mot désigne vraisemblablement une communauté chrétienne, mais certains y ont vu un nom propre (habituellement transcrit Kyria). – choisie ou élue : cf. v. 13 ; 2Tm 2.10 ; Tt 1.1 ; 1P 2.9 ; 5.13. – ses enfants v. 4. – que... j'aime v. 5. – dans la vérité : autre traduction en vérité v. 2 ; Ep 4.15 ; 1Jn 3.18 ; 3Jn 1. – connaissent (1Jn 2.3n) la vérité Jn 8.32 ; 1Tm 2.4 ; 4.3 ; 2Tm 3.7 ; 1Jn 2.21.]
4 Je me suis beaucoup réjoui de trouver quelques-uns de tes enfants vivant dans la vérité, selon le commandement que nous avons reçu du Père. [3Jn 3s. – vivant : litt. marchant, de même v. 6. – le commandement v. 5 ; 1Jn 4.21 ; voir loi.]
7 En effet, beaucoup d'imposteurs sont sortis dans le monde, qui ne reconnaissent pas Jésus-Christ venant en chair. Voilà l'imposteur et l'antichrist. [d'imposteurs ou de trompeurs : le terme grec est apparenté à celui qui est habituellement traduit par erreur ou égarement ; cf. 1Jn 2.26+ ; voir aussi Mt 27.64+ ; 2P 2.1. – ne reconnaissent pas : autre traduction ne confessent pas ; cf. 1Jn 1.9n. – venant, au présent, autre temps qu'en 1Jn 4.2n. – Voir chair. – antichrist 1Jn 2.18+.]
9 Quiconque va plus loin et ne demeure pas dans l'enseignement du Christ n'a pas Dieu ; celui qui demeure dans cet enseignement a le Père et le Fils. [Cf. 1Jn 2.23s ; 4.15 ; 5.12. – Voir Fils.]
12 Quoique j'aie beaucoup à vous écrire, je n'ai pas souhaité le faire avec le papier et l'encre ; mais j'espère aller vous voir et vous parler de vive voix, pour que notre joie soit complète. [3Jn 13s. – de vive voix : litt. bouche à bouche, expression qui peut être comprise au sens de face à face, cf. Nb 12.8n. – que notre (ou votre, selon certains mss) joie soit complète 1Jn 1.4+.]
13 Les enfants de ta sœur choisie te saluent.[ta sœur : sans doute la communauté chrétienne à laquelle appartient l'auteur, cf. v. 1n ; 1P 5.13.]