La Bible grecque a placé Daniel parmi les prophètes à la suite d'Ezéchiel, mais dans la Bible hébraïque il figure parmi les « Ecrits », après les « cinq rouleaux » et avant Esdras. Ce fait souligne son origine tardive.
Le livre est écrit en hébreu de 1.1 à 2.4a, puis en araméen de 2.4b à 7.28, enfin en hébreu de 8.1 à 12.13. Il semble qu'un recueil araméen (2 — 7) ait été complété par les chapitres terminaux (8 — 12) et une introduction (1) en hébreu. L'édition finale rassemble des récits qui ont pour héros Daniel (Dn 2.4 et 6), ses compagnons (3) ou les quatre personnages ensemble (1), puis une série de visions accordées à Daniel seul (7 — 12). L'ordre chronologique suivi dans chaque section est conventionnel, car l'auteur connaît mal l'histoire de l'ancien Orient: ayant retenu le nom de Nabuchodonosor, il lui donne pour fils Belshassar, en réalité fils de Nabonide et contemporain de la prise de Babylone par Cyrus; il introduit, entre Nabuchodonosor et Cyrus le Perse, un Darius le Mède qu'ignorent les historiens. Il ne faut donc pas chercher dans le livre des renseignements d'ordre historique. Quant aux chapitres additionnels que renferment les versions grecques, il en sera question à propos des livres deutéro-canoniques.
Dès l'antiquité (Porphyre, IIIe siècle après J.C.), l'attribution du livre à un auteur vivant pendant la captivité de Babylone fut mise en question. De fait, le Siracide (vers 190-180) ne mentionne pas Daniel parmi les prophètes d'Israël (Si 48.22 ; 49.7-8,10). En revanche, le livre est connu par l'auteur du premier livre des Maccabées, entre 134 et 104 (1M 1.54 = Dn 9.27 et 11.37). La grande vision des chapitres 10 — 11 démarque l'histoire du Proche-Orient et du judaïsme depuis Alexandre jusqu'en 164; on passe ensuite (Dn 11.40s) à un message d'espérance écrit en style conventionnel, qui débouche sur le jugement final et la résurrection des morts (Dn 12.1-4). Ce fait littéraire montre quel est l'horizon historique du livre. L'auteur connaît la profanation du Temple par le roi de Syrie Antiochus Epiphane, le 7 décembre 167 (voir Dn 11.31), la mise à mort des Juifs fidèles (Dn 11.33), la révolte des Maccabées et les premiers succès de Judas en 166 (voir Dn 11.34). La purification du Temple (14 décembre 164) semble visée dans le ch. 9, mais la mort d'Antiochus (à l'automne de 164) n'est pas encore connue en Judée quand il écrit. Lu dans cette perspective, le livre présente de nombreux détails qui font allusion aux circonstances et aux problèmes de l'époque : question des interdits alimentaires (Dn 1.5-8 ; comparer 2 M 6.18-31) ; question de l'idolâtrie (Dn 3.1-12) et du culte rendu au souverain divinisé (Dn 6.6-10), qui peuvent entraîner le risque du martyre (Dn 3.19-21 et 6.17-18) ; annonce prophétique de la mort du persécuteur (Dn 5.22-30 ; 7.11,24-26 ; 8.25 ; 9.26-27 ; 11.45). Mais l'auteur compte moins sur la résistance armée que sur l'intervention de Dieu pour sauver son peuple et établir son règne: ce fut l'attitude des Assidéens au temps de Judas Maccabée (voir 1M 2.28-38,42-43).
Cette date de composition, assez claire pour les chapitres en hébreu, laisse ouverte l'origine du livret araméen (ch. 2 — 7). Celui-ci a été adapté à la situation de persécution, mais il renferme des matériaux plus anciens. Le ch. 2, en présentant la succession des empires humains, semble ignorer la crise de 168-166 ; par contre, il connaît la politique de mariages (voir Dn 2.43) pratiquée, vers 252, par Antiochus II ou après 194 par Antiochus III. Dans le ch. 7, la mention d'une « onzième corne » applique à Antiochus Epiphane un oracle rédigé précédemment. Dans le ch. 4, la folie et la conversion de Nabuchodonosor ne se comprendraient guère sous Antiochus IV. L'auteur a donc puisé dans un répertoire de récits traditionnels dont on peut chercher l'origine chez les Juifs de la Diaspora orientale. Certains pouvaient être déjà fixés au IIIe siècle; d'autres relevaient encore de la tradition orale. De fait, des textes araméens de Qumrân montrent l'existence d'un « cycle de Daniel » auquel se rattache, notamment, un récit parallèle à Dn 4 qui met en scène le roi Nabûnay. La tradition du festin de Belshassar utilise un thème connu d'Hérodote, qui l'attribue au roi Labynètos (= Nabonide : Enquête, I,191). La préhistoire du livre que font entrevoir ces éléments ne peut malheureusement pas être suivie, en remontant le temps, jusqu'à l'époque perse et encore moins jusqu'à l'époque babylonienne. Il est difficile de dire comment est née, en Orient, la légende du « prophète » ou du « sage » Daniel, auquel ont été attribués des récits primitivement indépendants. En réunissant tous ces matériaux et en leur adjoignant la légende des trois jeunes gens jetés dans la fournaise (ch. 3), l'auteur a esquissé la carrière d'un jeune juif qui, déporté en 606, aurait été choisi pour devenir page royal avant de faire carrière dans l'administration grâce à son don d'interprétation des songes. Mais en faisant accéder Daniel au rang de « chef des sages » (Dn 2.48-49), de gouverneur de province et même de grand vizir (ch. 6), l'auteur a largement dépassé les bornes de la vraisemblance: son but didactique explique les formes littéraires auxquelles il a recouru pour présenter son héros.
La forme littéraire d'un texte est commandée par la fonction qu'il doit remplir dans le groupe social auquel il est destiné et par les conventions en usage dans le milieu culturel qui l'entoure. Dans le cas de Daniel, on voit se combiner deux genres dont la littérature juive a largement fait usage à partir des époques perse et grecque: le récit didactique et l'apocalypse.
1. Le récit didactique est un procédé pédagogique mis au service d'un enseignement moral, sapientiel, théologique, etc. Ce qui compte, ce n'est pas son rapport à l'histoire exacte, même si par ailleurs il véhicule une certaine réflexion théologique sur l'action de Dieu dans l'histoire humaine. Au-delà de son contenu narratif, il faut déceler la « pointe » vers laquelle celui-ci est orienté : les épreuves et les comportements du héros mis en scène ont pour but de présenter un message d'édification, de réconfort, de foi, en rapport avec les besoins religieux d'une époque déterminée. Au moment de la confrontation entre le judaïsme et les civilisations païennes que l'on groupe sous le nom générique d'hellénisme, les croyants voient surgir des problèmes aigus auxquels les récits de Daniel apportent des solutions en s'inspirant de la tradition authentique d'Israël. La résistance à l'hellénisation, surtout lors de la grande crise de 168-164 où l'empire totalitaire trouve des complicités dans l'aristocratie judéenne et jusque dans le sacerdoce, se traduit ainsi concrètement dans des récits « contestataires ». Tantôt la conduite de Daniel et de ses compagnons y est exaltée comme un exemple à suivre (ch. 1 ; 3 à 6); tantôt la folie de l'orgueil humain et du paganisme sacrilège est dénoncée avec vigueur (ch. 4 et 5). Même si la narration trouve éventuellement son point de départ dans quelque réminiscence historique, son but est ainsi d'un autre ordre que l'histoire, au sens moderne ou même au sens grec du mot.
2. En outre, la littérature de « révélation » (ou « apocalyptique ») vient se greffer ici sur les constructions narratives pour prendre le relais des livres prophétiques. A partir de l'exil, celle-ci a été de plus en plus marquée par le double souci du « jugement » et du « salut » de Dieu, renvoyés au terme des temps mais attendus avec impatience par les croyants. Ce souci eschatologique reçoit sa forme littéraire dans un milieu culturel où la divination et la révélation des « choses cachées » constituent le sommet de la sagesse. Dans la perspective ouverte par la révélation biblique, Dieu seul peut donner aux hommes une telle sagesse pour leur faire connaître ses desseins et leur ouvrir des échappées sur l'avenir. On voit ainsi se développer, à partir de l'époque perse, des modes d'expression que les prophètes d'Israël n'avaient pas ignorés: visions et songes expliqués, derrière lesquels le monde invisible se laisse entrevoir, dans une profusion de symboles dont il faut deviner la visée et le sens. Ezéchiel et Zacharie avaient préludé à cette évolution artistique et littéraire où l'intervention des anges-interprètes devient une habitude constante (Ez 40.3,5 etc. ; Za 1.9,14 etc.). Il en résulte des scénarios compliqués qui présentent sous des jours divers la crise finale de l'histoire : Za 13 — 14 et Es 24 — 27 en donnent déjà des exemples significatifs. Au terme d'un tel processus, l'auteur lui-même masque sa personnalité derrière un héros du passé qui devient son porte-parole. Il prend du même coup un recul plus ou moins long avec son temps, pour proposer l'interprétation théologique de l'histoire, qu'il divise en périodes souvent très longues : ses prête-noms sont Daniel, ou Hénoch, ou Moïse, ou Baruch, ou les patriarches. La pseudonymie devient une loi essentielle du genre. Par ce moyen, les auteurs peuvent lier dans une composition unique le déchiffrement théologique d'un passé qui culmine au temps où ils écrivent, et l'évocation du terme vers lequel chemine le dessein de Dieu. L'annonce du jugement divin et le message de réconfort s'imbriquent ainsi l'un dans l'autre, en se présentant comme une sagesse venue d'en-haut. Du même coup, les récits didactiques et les révélations apocalyptiques se rejoignent dans ces écrits dont l'ésotérisme n'est qu'apparent, car leurs lecteurs en repèrent aisément les sources dans les Ecritures et ils en connaissent les conventions habituelles.
Daniel s'insère dans cette tradition. Au cœur même de ses récits didactiques, deux récits de songes (ch. 2 et 7) constituent déjà des apocalypses qui montrent l'histoire humaine cheminant, de crise en crise, vers le jugement final et le règne de Dieu qui le suivra. Le schéma des quatre royaumes, qui se succèdent en entraînant une dégradation progressive des choses humaines, est mis au service de ce thème fondamental qui se relie aisément à la théologie des prophètes. Mais le dévoilement de « la Fin », transparaît aussi à travers le songe du grand Arbre (ch. 4), l'inscription cryptique sur le mur (ch. 5), et finalement les songes et les visions de la seconde partie du livre (ch. 8; 10 — 12). L'Ecriture elle-même est traitée comme une révélation cryptique de l'avenir, lorsqu'un ange apporte au voyant la clef nécessaire pour appliquer à son temps l'oracle de Jérémie relatif aux 70 ans de la captivité qu'il divise en 70 septénaires d'années (ch. 9). Ce mode d'expression est particulièrement difficile et complexe pour le lecteur moderne : il exige des explications détaillées, si on ne veut pas tomber dans des interprétations arbitraires et en attribuer la responsabilité à l'Ecriture inspirée.
1. Le livre de Daniel, profondément traditionnel, reprend les éléments fondamentaux de la foi d'Israël pour faire face aux problèmes posés par son temps. Devant les civilisations païennes où foisonnent les dieux (Dn 5.4), où l'on rend un culte à leurs statues (Dn 3.1-3), où les rois mêmes sont divinisés (Dn 6.8), le monothéisme d'Israël s'y affirme avec force : il peut entraîner le risque du martyre (ch. 3 et 5). Les puissances politiques doivent reconnaître la puissance du Dieu unique (Dn 4.31-32 ; 5.22-23), puisqu'elles tiennent de lui leur pouvoir (Dn 4.22b,29b ; 5.18-19). Maître du temps et de l'histoire, il peut seul en révéler les secrets (Dn 2.20-23). Pour évoquer sa présence, le langage de la foi recourt à des représentations symboliques où subsistent les vestiges des anciennes mythologies (Dn 7.9-10). C'est pourquoi la représentation du monde angélique se complique en développant celle des anciens prophètes: c'est par ces êtres surnaturels que Dieu sauve ses fidèles en péril (Dn 3.25 ; 5.23), gouverne le monde et y accomplit ses desseins (Dn 4.14 ; 10.13,20s ; 12.1), donne sa révélation aux hommes (Dn 7.16s ; 9.16s,21 ; 10.9 — 11.2). Si Dieu voile ainsi sa présence, son action est reconnaissable dans les événements merveilleux qui adviennent sans l'intervention d'aucune main humaine (Dn 2.34,45-13,20-22;5.5;8.25 ; 3.11-13,20-22; 5.5; 8.25b).
Fondé sur la révélation qu'il a reçue de Dieu, le judaïsme organise donc sa vie en fonction de la Loi: en matière d'obligations morales et cultuelles (Dn 3.18,41), de calendrier (Dn 7.25b), de prière (Dn 6.11). On peut relever, dans le livre, des textes qui font connaître l'ancienne prière juive (Dn 9.14-19), sous des formes lyriques que l'Eglise reprendra sans difficulté (Dn 2.20 ; 3.33 ; 4.34b ; 6.27s ; 7.27b). L'originalité religieuse du judaïsme s'affirme ainsi dans un monde où le syncrétisme règne partout : en insistant sur la réussite des Juifs fidèles (Dn 1 ; 2.48 ; 3.30 ; 5.29), le livre montre en eux les sauveurs des sociétés dans lesquelles ils sont intégrés ; il envisage même la conversion des païens qui proclameront la grandeur du Dieu unique (Dn 2.46-47 ; 3.31-32 ; 4.34 ; 6.27-28).
2. Prolongeant la doctrine du Deutéronome et des prophètes, le livre propose une interprétation religieuse de l'histoire qui en élargit encore les vues. Dieu fait avancer son dessein à travers la succession des empires mondiaux, comme on le voit à travers le songe de la Statue et la vision des quatre Bêtes et du Fils d'Homme (ch. 2 et 7). Cette interprétation n'est pas exempte de pessimisme, car dans un monde où règne le péché l'humanité chemine vers une crise finale qui déclenchera le grand jugement de Dieu. L'histoire humaine est le théâtre d'un combat gigantesque où s'affrontent les Puissances du Bien (Dieu et ses anges, dont le soutien ne peut faire défaut au « peuple des Saints du Très-Haut ») et les Puissances du Mal, qui s'incarnent en quelque sorte dans les empires païens (Dn 10.13 ; 10.20 — 11.1). Finalement, le Mal ne peut qu'échouer : c'est ce que représentent la chute de la Statue (Dn 2.44s), la mort de Belshassar (Dn 5.24-30), la mort de la Bête (Dn 7.11,24-26), la destruction du Bouc (Dn 8.23-25), la fin du Désolateur (Dn 9.27), qui est aussi le roi persécuteur (Dn 11.40-45). Directement reliées au règne d'Antiochus Epiphane, ces images esquissent un trait permanent de l'histoire humaine qui retrouvera son actualité dans tous les temps de crise que devront traverser le Judaïsme puis l'Eglise.
3. Ainsi le livre débouche sur un message d'espérance qui prolonge celui des anciens prophètes, tout en prenant une certaine distance par rapport à lui. La chose est claire dans le ch. 9, où un oracle de Jérémie est adapté à l'actualité. Mais on le constate aussi dans tous les chapitres apocalyptiques. Israël est en effet le dépositaire et le bénéficiaire de promesses qui ont pour objet le Règne de Dieu: un Règne supra-humain et trans-historique dont plusieurs images soulignent le caractère transcendant (Dn 2.44 ; 7.13-14). Si Israël en est le support terrestre, il devra subir une épreuve purifiante pour être à la hauteur d'une telle vocation (Dn 11.35 ; 12.10) : c'est le sens de la persécution qu'il doit traverser. Mais le « monde à venir » sur lequel l'histoire débouchera revêtira les traits d'un univers transfiguré (Dn 12.1-4), et tous les justes qui ont donné leur vie pour rester fidèles à leur foi seront arrachés par Dieu à la mort afin d'y participer (Dn 12.2). Ainsi le thème de la résurrection individuelle entre-t-il, pour la première fois, dans l'espérance d'Israël. Du même coup, les enfers, « lieu » de la mort, deviennent l'Enfer, « lieu » de l'absence de Dieu et de la damnation. C'est assez pour que le livre serve en quelque sorte de trait d'union entre les deux Testaments: il pose une pierre d'attente en vue de la résurrection du Christ.
1 En l'an trois du règne de Yoyaqim, roi de Juda, Nabuchodonosor, roi de Babylone, vint vers Jérusalem et l'assiégea. [Selon cette indication, en 606 av. J. C. (voir 2 R 24.1-2 ; 2 Ch 36.5-7).]
— au pays de Shinéar. c'est-à-dire en Babylonie.]
— Chaldéens ou Babyloniens.]
8 Or Daniel prit à cœur de ne pas se souiller avec le menu du roi et le vin de sa boisson. Il fit une requête au prévôt du personnel pour n'avoir pas à se souiller, [Voir au glossaire PUR.]