Dans l’Ancien Testament, le Deutéronome est un livre charnière : d’un côté, il clôt et couronne la Torah ou Pentateuque (l’ensemble formé par les cinq premiers livres de la Bible ; voir aussi loi) ; de l’autre, il amorce la grande section composée de Josué, Juges, Samuel et Rois (les « Premiers Prophètes », dans le canon hébreu ; voir introduction à l’Ancien Testament). Le livre est à la fois tourné vers le passé (Tu te souviendras, 8.2) et vers l’avenir (Quand le SEIGNEUR, ton Dieu, te fera entrer dans le pays, 6.10 ; 8.7 ; voir aussi 30.1-5).
Ainsi le Deutéronome commence par une sorte de récapitulation des événements importants qui ont marqué la vie du peuple d’Israël depuis son séjour au pied du mont Horeb (1.6) jusqu’à son arrivée aux portes de la Terre promise (4.46-49). Moïse y annonce la fin de sa mission et sa mort prochaine (3.23-28), puis il laisse à Israël ce qu’on pourrait appeler son testament spirituel (chap. 4 et 5, par exemple, mais aussi 31 à 33) avant de mourir, seul avec Dieu, sur le mont Nebo (34.1-8). Les derniers versets du livre (34.10ss) soulignent bien que la mort de Moïse est la fin d’une époque.
Mais le Deutéronome est aussi le préambule du long récit qui va suivre le peuple d’Israël depuis la conquête de la Terre promise jusqu’à la destruction de Jérusalem et l’exil à Babylone (Josué–Rois). Le personnage de Josué, successeur de Moïse et guide d’Israël pour la conquête, y est présent dès les premières pages. Mais le lien avec les livres qui suivent est plus étroit encore : le Deutéronome apparaît comme le terreau où les « Premiers Prophètes » plongent leurs racines. Cette parenté se laisse reconnaître jusque dans le vocabulaire. On s’en rendra compte en comparant, par exemple, Deutéronome 26.3 et 34.4 avec Josué 1.6 (le pays que le SEIGNEUR a juré à nos pères de nous donner), Deutéronome 8.2 avec Josué 22.5 et 2 Rois 17.19 (observer ses commandements), Deutéronome 31.7 avec Josué 1.6 ; 10.25 ; 1 Rois 2.2 (sois fort et courageux), ou Deutéronome 6.13 avec 1 Samuel 12.24 (craindre le SEIGNEUR et le servir), etc.
Plus généralement, on remarquera que, de Josué aux Rois, les grands thèmes du Deutéronome sont régulièrement rappelés dans des discours ou des résumés historiques placés à des moments clefs de l’histoire (Jos 1 ; 23 ; Jg 2.6–3.6 ; 1S 12 ; 1R 8.14-53 ; 2R 17.7-23 ; voir aussi « Jérémie et le Deutéronome : quelques similitudes »).
On peut regarder le Deutéronome comme constitué de trois discours de Moïse : A) de 1.1 à 4.43 ou 44 ; B) de 4.44 ou de 45 à 28.68 ; C) de 28.69 à 30.20, auxquels s’ajoute une dernière partie consacrée aux adieux de celui-ci (31.1–34.12).
Mais, partant du constat que le Deutéronome offre surtout trois grandes sortes de textes (des récits, des exhortations et des « lois »), on peut voir aussi que l’ensemble du livre s’organise en une structure symétrique :
1–5 | Récits : du mont Horeb à la Transjordanie |
6–11 | Exhortations et mises en garde |
12–26 | Lois : le « code deutéronomique » |
27–28 | Bénédictions et malédictions |
29–34 | Récits : renouvellement de l’alliance ; adieux de Moïse |
Il apparaît ainsi que le livre est construit autour d’un code de lois, qui occupe presque la moitié de l’ensemble. C’est dire son importance. Le titre Deutéronome, qui nous vient de la version grecque (LXX), y fait directement référence. Il signifie, en effet, « deuxième loi » ou « double de la loi » (cf. 17.18n).
En fait, aucun des trois grands genres chers au Deutéronome (récits, exhortations, lois) n’existe à l’état pur. C’est dans le cadre de la première partie, narrative, que Moïse rappelle le Décalogue (5.6-21). Les exhortations, de leur côté, sont volontiers appuyées sur le rappel d’événements passés qui les motivent (voir par exemple 9.7-21, où l’appel à la fidélité est illustré négativement par l’épisode du taurillon ou veau d’or). Nombre de lois particulières sont aussi rapportées à tel ou tel événement marquant du passé. Ainsi les règles concernant la célébration de la Pâque (16.1) ou l’offrande des prémices (26.5-10). Ailleurs enfin, la loi proprement dite (celle sur l’année de remise, par exemple, en 15.1-11) est mêlée d’exhortations pressantes.
L’alliance est un des thèmes chers au Deutéronome. Dans la vie sociale ou politique, le mot désignait une convention passée entre deux parties, en général un supérieur et un inférieur : un suzerain s’engageait à fournir protection à son vassal, tandis que ce dernier promettait fidélité à son maître.
L’archéologie a mis au jour un certain nombre de textes d’alliance dans le Proche-Orient ancien où vivait Israël : hittites (des XIVe et XIIIe siècles av. J.-C.), araméens et assyriens (des VIIIe et VIIe siècles) par exemple. Ces traités se conforment plus ou moins au schéma suivant : 1) préambule présentant les parties contractantes, 2) rappel historique des événements qui justifient la convention, 3) clauses que les deux parties s’engagent à respecter. Le traité peut aussi mentionner 4) le document qui conserve les termes de l’alliance et qui doit être relu périodiquement et 5) les témoins (habituellement les dieux des parties contractantes). Il s’achève d’ordinaire par des bénédictions et surtout des malédictions appelées sur celle des deux parties qui transgresserait l’alliance.
L’alliance qu’évoque maintes fois le Deutéronome (voir 4.23) est celle par laquelle Dieu s’est lié au peuple d’Israël et réclame en retour à ce dernier un engagement de fidélité. Le Deutéronome n’est pas exactement à lire comme le traité de cette alliance, mais son plan recoupe en plus d’un point le schéma traditionnel présenté ci-dessus : rappel historique (1–5), clauses d’engagement pour Israël (12–26), document (27.2-8), témoins (peut-être 31.24-26), malédictions et bénédictions (27–28). Plusieurs de ces éléments se retrouvent également aux chap. 29–30, qui rapportent le renouvellement solennel de l’alliance, célébré juste avant l’entrée en Terre promise.
En utilisant ainsi le thème et le modèle de l’alliance, le Deutéronome peut apparaître comme politiquement subversif, puisqu’il souligne que le véritable suzerain d’Israël n’est aucun des grands empires qui dominent cette région du monde (ni l’Egypte, ni l’Assyrie, ni Babylone, ni même la Perse), mais YHWH, son Dieu.
Le Deutéronome apparaît donc comme une pressante revendication de Dieu sur le peuple d’Israël, revendication justifiée par le fait qu’il a été et reste son libérateur (voir 5.6). Dieu n’a pas affaire ici à des individus pris isolément, mais à une communauté solidaire (voir 1.1). Dieu est un (6.4), c’est-à-dire indivisible et fidèle à lui-même en toute occasion et en tout lieu – par opposition au Baal cananéen, dont les formes multiples (Jg 2.11) sont attachées à tel ou tel lieu, comme Peor (Nb 25.3 ; Dt 4.3), Sichem (Jg 8.33) ou le mont Carmel (1R 18.21). A ce Dieu un doit répondre un peuple unanime. La fidélité requise de chacun (Dt 29.17s) est la condition essentielle de la fidélité de la communauté tout entière. C’est cet aspect fortement communautaire de la vie de la foi qui explique l’emploi souvent original que le Deutéronome fait du tu et du vous, en un balancement assez déconcertant pour le lecteur moderne, comme on pourra s’en rendre compte en lisant les chapitres 6, 7 ou 29.9-14. Habituellement, en effet, le tu s’adresse à l’individu (voir 5.7-21, et notamment les v. 16 et 21), le vous au groupe (1.6-8 ; 5.22, etc.). Mais le Deutéronome utilise volontiers le tu pour interpeller le peuple dans son ensemble (ainsi en 10.12 ; 16.1-17), et le vous pour se faire entendre de chaque membre du peuple (voir 29.15-20).
Le Deutéronome se présente souvent comme une tora (voir 1.5), terme hébreu, habituellement transcrit Torah ou traduit, faute de mieux, par loi, mais qui désigne ici un enseignement ou un ensemble de directives que Dieu donne à son peuple libéré comme charte de la vie nouvelle dans laquelle il l’a introduit.
Comme les autres « codes » bibliques (Ex 20.22–23.19, appelé parfois « code de l’alliance », ou Lv 19–26, désigné comme « code de sainteté »), le « code deutéronomique » (Dt 12–26) contient deux types de dispositions. Les unes sont impératives ; on les dit apodictiques : tu feras ceci, ne fais pas cela ; ainsi Deutéronome 14.3-29 ; 16.1-21, etc. Les autres sont dites casuistiques ; elles commencent, en effet, par énoncer des cas : si... ; lorsque... ; celui qui... (ainsi 13.2-17 ; 17.2-13 ; 20–22). Seules ces dernières prévoient en général une sanction pour le délinquant ; elles seules peuvent donc être qualifiées de lois, au sens usuel du mot.
Une comparaison avec les codes du Proche-Orient ancien que l’on connaît aujourd’hui (sumériens, akkadiens, babyloniens, assyriens, hittites) montre que ces derniers sont essentiellement du modèle casuistique (si... alors...) La forme apodictique (commandement ou interdiction absolus, sans indication de sanction) est donc probablement une originalité du texte biblique.
Il est difficile de dégager la règle qui a présidé, dans le détail, au classement des dispositions du « code deutéronomique » à l’intérieur des quatre grandes sections indiquées ci-dessous. Mais on peut y retrouver le plan du Décalogue :
A. Relations avec Dieu (12.2–16.17)
1) un lieu de culte unique, 2) l’idolâtrie, 3) les coutumes mortuaires, 4) le pur et l’impur, 5) la dîme, 6) l’année de remise, 7) les premiers-nés du bétail, 8) les trois grandes fêtes annuelles (Pains sans levain, Semaines, Huttes).
B. Responsabilités dans la communauté (16.18–18.22)
C. Relations humaines et sociales (19–25)
On trouve ici de nombreuses dispositions concernant notamment 1) le droit pénal, 2) la guerre, 3) le droit familial et conjugal, 4) la composition de l’assemblée des fidèles, 5) la protection des gens sans défense : esclaves, pauvres, immigrants, veuves et orphelins, 6) les prêts et le commerce, etc.
Ces disposititions, comme celles des articles analogues dans les autres livres de la Torah (Ex, Lv, Nb), présentent de nombreuses similitudes avec les codes législatifs du Proche-Orient ancien. On a toutefois pu relever que, dans le Deutéronome au moins, elles s’en distinguaient ici et là dans le sens de la compassion. Ainsi, là où le code d’Hammourabi (§ 16) stipulait : « Si un homme a caché chez lui un ou une esclave en fuite... ce maître de maison sera mis à mort », son homologue dans le « code deutéronomique » proclame : Tu ne livreras pas à son maître un esclave qui s’est sauvé de chez son maître pour se réfugier chez toi (23.16).
D. Appendice (26)
Dispositions concernant l’offrande des prémices et de la dîme.
Selon le récit de 2 Rois 22–23, un événement important se produisit sous le règne de Josias, roi de Juda. A l’occasion de réparations effectuées au temple de Jérusalem, on trouva (ou on retrouva – le texte hébreu permet l’une ou l’autre traduction) le livre de la loi. La lecture de ce livre impressionna le roi, qui décida de mettre immédiatement en œuvre ses dispositions : élimination des cultes idolâtriques, centralisation du culte, célébration solennelle de la Pâque. Or ce sont là des thèmes chers au Deutéronome (chap. 12, 13 et 16, par exemple). Il se pourrait donc que ce livre de la loi découvert sous Josias soit à identifier au Deutéronome, ou du moins à sa partie centrale. Quoi qu’il en soit, le roi réformateur est présenté par le livre des Rois, selon une expression bien deutéronomique, comme le seul souverain de Juda qui soit revenu au SEIGNEUR (YHWH) de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force (2R 23.3,25 ; cf. Dt 6.5).
On le voit, le Deutéronome est chargé d’une émotion aussi discrète que contagieuse. Juifs et chrétiens y ont trouvé ce qui est capital pour eux. C’est en effet dans le chapitre 6 du Deutéronome que le judaïsme puise l’essentiel de son Shema’ (Ecoute, Israël). Ce texte récité deux fois par jour est tiré de Deutéronome 6.4-9 ; 11.13-21 ; Nombres 15.38-41, et il constitue la confession de foi de tout Israélite fidèle. Or, selon les évangiles, c’est dans le même chapitre que Jésus relève le premier de tous les commandements : Tu aimeras le SEIGNEUR, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force (Mc 12.28ss//).
Dans l’alliance, la vie et la foi sont étroitement liées. Cette évidence ressort du livre tout entier, mais plus particulièrement des deux petites professions de foi qui ont été conservées en 6.20-25 (celle du père qui répond aux questions de son fils sur le pourquoi des commandements) et en 26.5-9 (celle qui doit accompagner l’offrande des prémices). De fait, la foi que fait naître le Dieu vivant ne peut être qu’une réponse. Pour elle, il y a un événement fondateur : Dieu est intervenu dans l’histoire humaine (le SEIGNEUR nous a fait sortir d’Egypte...). C’est à partir de là, en effet, que le lien de la foi s’est noué entre Israël et son divin libérateur. La foi chrétienne ne procède pas autrement.
1 Telles sont les paroles que Moïse adressa à tout Israël en Transjordanie, dans le désert, dans la plaine aride, en face de Souph, entre Parân, Tophel, Laban, Hatséroth et Di-Zahab. [Telles sont les paroles : ces mots servent de titre au livre dans la Bible hébraïque. – tout Israël 5.1 ; 11.6 ; 13.12 ; 21.21 ; 27.9 ; 29.1 ; 31.1,7,11 ; 32.45 ; 34.12. – en Transjordanie : litt. de l'autre côté du Jourdain (par rapport à Canaan, c.-à-d. à l'est du Jourdain), cf. v. 5 ; 3.8,20,25 ; 4.41,46ss ; 11.30 ; Nb 22.1n ; 32.19n ; Jos 1.14+s. – la plaine aride ou la Araba (hébreu ‘arava) ; ici comme en 2.8 le terme semble désigner ce que la géographie moderne appelle la Araba, c.-à-d. la plaine aride entre la mer Morte (parfois appelée mer de la plaine aride ou mer de la Araba, cf. 3.17) et la mer Rouge, mais ce n'est pas toujours le cas (cf. v. 7n) ; cf. Jos 8.14n. – Souph : nom traduit par Joncs en Ex 13.18 ; cf. Nb 21.14. – Parân Gn 21.21n ; Nb 10.12. – Tophel et Di-Zahab, qui ne sont mentionnés nulle part ailleurs dans la Bible, rappellent des noms de lieux de la péninsule arabique. – Laban : cf. Libna (Nb 33.20). – Hatséroth Nb 11.35n ; 12.16 ; 33.17s.]
6 A l'Horeb le SEIGNEUR, notre Dieu, nous a dit : Vous êtes restés assez longtemps près de cette montagne.
9 En ce temps-là, je vous ai dit : Je ne peux pas vous porter tout seul. [Cf. 16.18-20 ; 17.8-13 ; 25.1-3 ; Ex 18.13-26 ; 23.2-8 ; Nb 11.11-17. – En ce temps-là : autre traduction à ce moment-là ; cf. 2.34 ; 3.4.]
19 Nous sommes partis de l'Horeb et nous avons parcouru tout ce grand et redoutable désert que vous avez vu ; nous avons pris le chemin de la montagne des Amorites, comme le SEIGNEUR, notre Dieu, nous l'avait ordonné, et nous sommes arrivés à Qadesh-Barnéa. [Cf. 7.19 ; 29.4 ; Ex 13.17s. – Amorites Gn 10.16n. – à Qadesh-Barnéa v. 2 ; Nb 13.26.]
34 Le SEIGNEUR vous a entendus. Dans sa colère, il a juré :
41 Vous m'avez alors répondu : Nous avons péché contre le SEIGNEUR ; nous monterons et nous combattrons, exactement comme le SEIGNEUR, notre Dieu, nous l'a ordonné. Vous avez pris vos armes à la ceinture et vous avez cru qu'il vous serait facile de monter dans la montagne. [péché contre le SEIGNEUR 9.16.]