Ephèse, métropole de l’Asie proconsulaire, était célèbre par son commerce, son opulence, et surtout son temple de Diane, l’une des sept merveilles du monde. Saint Paul, qui n’avait fait que la visiter à sa seconde mission, y séjourna près de trois ans à la dernière, de 55 au commencement de 58 ; et il eut la consolation d’y convertir un bon nombre de Juifs et de Gentils et d’y fonder solidement le christianisme. C’est ce qu’il nous apprend lui-même, dans le discours qu’il adresse au clergé de cette ville, accouru pour l’entendre à Milet, quelques jours avant son entrée à Jérusalem et son arrestation au Temple. Cette lettre ne fut écrite que quatre ans plus tard. L’Apôtre était à Rome prisonnier de Jésus-Christ, mais toujours appliqué aux soins de l’apostolat. Saint Epaphras, évêque de Colosses, était venu lui apporter des nouvelles de son Eglise, de celle d’Ephèse et de toute sa province.
On commençait à voir se réaliser dans cette partie de l’Asie les prédictions que l’Apôtre avait faites, lors de son dernier passage à Milet. Là, comme en Galatie, de faux docteurs cherchaient à surprendre la confiance des fidèles et mettaient leur foi en péril ; mais les questions qu’ils agitaient avaient un caractère particulier plus théorique que pratique. Quoique judaïsants, ils ne réclamaient pas en faveur des pratiques mosaïques : ils tâchaient d’éblouir les fidèles par de hautes spéculations sur les attributs de Dieu et sur sa conduite à notre égard. Ils se demandaient quelles étaient la raison de ses œuvres et la suite de ses desseins relativement au salut des hommes. Les Gentils convertis avaient peine à comprendre comment la divine bonté avait abandonné si longtemps la presque totalité du genre humain aux erreurs du paganisme pour donner tous ses soins aux seuls enfants d’Israël ; et les Juifs baptisés, tout chrétiens qu’ils étaient, ne pouvaient se faire à la pensée qu’ils étaient déchus de tous les privilèges dont leurs pères s’étaient glorifiés. Pour ceux-ci, la difficulté était dans la conduite actuelle de Dieu ; pour ceux-là, elle était surtout dans sa conduite passée ; les uns et les autres avaient peine à les mettre d’accord et demandaient des éclaircissements.
Saint Paul entreprend de calmer cette inquiétude et de résoudre ces questions. Ce qu’il se propose dans sa Lettre, ce n’est pas de montrer la nécessité et l’efficacité de la foi, comme dans l’Epître aux Romains, ni l’inutilité des observances légales, comme dans l’Epître aux Galates ; c’est d’exposer aux fidèles d’Ephèse, ce qu’ils désirent connaître, le plan conçu par Dieu dans l’éternité et réalisé dans le temps, pour la rédemption du monde et pour la gloire des élus.
« Dieu, dit-il, n’a pas varié dans ses vues ; il a eu de toute éternité le dessein qu’il accomplit aujourd’hui. Il s’est proposé de racheter tous les hommes par son Fils incarné, et de glorifier en sa personne, en les adoptant pour enfants, tous ceux que ce divin Fils attirerait à lui, qu’il animerait de son Esprit et dont il ferait ses membres. Il a résolu de réunir en une même Eglise tous ses enfants adoptifs, de quelque nationalité qu’ils fussent, les Gentils aussi bien que les Juifs, et de faire de tous les chrétiens un seul corps ou une même personne morale, dont Jésus-Christ serait le chef : mystère adorable que l’Esprit Saint a révélé à l’Apôtre, qu’il est chargé de faire connaître et qu’il travaille à réaliser. »
Voilà la vérité que saint Paul énonce d’abord, et dont il développe ensuite les conséquences. Rien de plus magnifique que le tableau qu’il trace de l’Eglise chrétienne. Il déroule avec une sorte d’enthousiasme le plan divin de la rédemption. Il le montre s’étendant à tous les âges en même temps qu’à tous les peuples. Il fait voir l’Homme-Dieu, bien au-dessus des Anges, comme le centre où tout aboutit, comme le lien qui unit toutes choses, l’homme à Dieu, la terre au ciel, les Juifs aux Gentils, de sorte que tout se consomme en sa personne pour la gloire de son Père et le salut du monde. Il insiste sur la divinité du Sauveur, sur la valeur et l’étendue de sa rédemption, sur l’unité de la sainte Eglise, sur son universalité surtout. Il demande à Dieu de faire comprendre à ses disciples l’éminence de leur vocation et la valeur infinie des grâces dont ils sont comblés. Cependant il n’entend pas faire ici un exposé du christianisme : il se borne à rendre hommage à sa sublimité, à en faire entrevoir les merveilles.
L’Epître a deux parties. Dans la première, l’Apôtre fait ressortir la grandeur de l’œuvre accomplie en Jésus-Christ, du chapitre 1 au chapitre 2, verset 11 : tous les peuples et tous les individus appelés à l’adoption divine, et l’Eglise destinée à les réunir tous en son sein, du chapitre 2 verset 12 au chapitre 3, verset 21. Dans la seconde, il trace aux chrétiens des règles de conduite, et donne des conseils généraux, du chapitre 4 au chapitre 5, verset 21, et particuliers, du chapitre 5, verset 22 au chapitre 6, pour les divers états de la vie chrétienne.
Le style peut sembler obscur et embarrassé en quelques endroits de la première partie : mais les idées sont profondes et les sentiments sublimes.
Bien qu’il y ait quelque différence entre cette Epître et les précédentes, au point de vue des idées aussi bien que du style, les esprits impartiaux et compétents ne laisse pas d’y reconnaître le cachet de l’Apôtre, ― ses préoccupations ordinaires touchant l’universalité de la rédemption et la catholicité de l’Eglise : ― le sentiment qu’il a du Sauveur, de sa mission, de l’opération de sa grâce dans les âmes ; ― l’ardeur de son zèle pour la propagation de l’Evangile et pour la sanctification de ses disciples ; ― l’étendue et la sublimité de ses vues sur la vie chrétienne, sur la nécessité et la vertu de la grâce, sur le sacrement de mariage, sur l’Eglise. On sent partout, dit Erasme, l’esprit et le cœur de saint Paul. Le tableau qu’on remarque à la fin, du soldat chrétien et de son armure spirituelle, a dû lui être suggéré, dit Michaëlis, par la vue du prétorien sous la garde duquel il était placé.
Ceux qui ont tenté d’ébranler, dans ces derniers temps, l’autorité de cette Epître, lui ont reproché surtout, après l’absence de tout détail personnel, ses coïncidences nombreuses avec l’Epître aux Colossiens, ses allusions au gnosticisme, au pléroma et aux éons, des expressions insolites, des pensées obscures et vagues, un style lâche, embarrassé, mystique, chargé de répétitions et de mots superflus. Nous ne dirons pas que toutes ces particularités sont imaginaires ; mais nous croyons que, si on ne les exagère pas, on pourra les expliquer aisément, soit par la date de l’Epître, soit par la nature du sujet, soit par la rapidité de la composition.
1° Cette Epître fut écrite durant la première captivité de l’Apôtre, peu de temps avant sa mise en liberté. Tychique qui se rendait à Colosses en même temps qu’Onésime l’emporta avec elle aux Colossiens. Il est naturel de penser qu’elles ont été écrites le même jour ou à peu d’intervalles l’une de l’autre, dans le même dessein, sous la même impression et avec les mêmes idées. Loin donc de rendre leur authenticité douteuse, la conformité qu’on remarque entre elles est de nature à la confirmer. Si, comme on l’avance, l’Epître aux Ephésiens paraphrase celle aux Colossiens, qu’on dise que celle-ci a été écrite la première. Mais il répugne absolument d’admettre qu’un faussaire, voulant attribuer à saint Paul une Epître de sa composition et la faire recevoir à Ephèse comme de l’Apôtre, l’ait ainsi semée de passages empruntés à une Epître bien connue que saint Paul avait écrite peu auparavant à une Eglise voisine. Un faussaire s’efforce d’imiter, mais il n’a garde de copier ; il évite les coïncidences qui le feraient accuser de plagiat. Quel intérêt aurait-on d’ailleurs à supposer un écrit pour attribuer à un homme ce que cet homme a déjà dit, et dans les mêmes termes ? La date de l’Epître explique donc ses rapports avec l’Epître aux Colossiens. ― Elle explique également son caractère doctrinal, ses allusions au langage gnostique ou les emprunts que ces hérétiques ont faits à son vocabulaire. Retenu depuis deux ans à Rome, loin des Eglises qu’il a évangélisées, l’Apôtre devait avoir un peu perdu de vue les combats qu’il avait eu d’abord à soutenir, les oppositions des faux frères, leur engouement pour la loi de Moïse, leurs rivalités, leurs artifices. Aussi n’en est-il pas question dans cette lettre. Ce qui le préoccupe, ce sont les périls dont l’hérésie menace l’Eglise ; ce sont les doctrines erronées et perverses qui commencent actuellement à envahir l’Asie-Mineure ; ce sont les Antéchrists qui se soulèvent de tous côtés et qui s’efforcent de détruire ce qu’il a fait pour la gloire de l’Homme-Dieu. De là, l’ardeur qu’il éprouve et les efforts qu’il tente pour faire comprendre et apprécier de plus en plus le mystère du Christ. De là, cette révélation plus complète de ses grandeurs et de ses desseins. De là, cette insistance à proclamer que Jésus-Christ est le Créateur et le chef suprême des hiérarchies du ciel, aussi bien que des membres de l’Eglise ; qu’il est l’unique médiateur de Dieu et des hommes, qu’en lui tout se rapproche, tout s’unit, tout se purifie, tout se perfectionne et s’achève ; qu’il possède tous les trésors de la science et tous les dons du ciel, que toute doctrine différente de la sienne est frivole ou erronée, que pour empêcher ses disciples d’être emportés au souffle des doctrines humaines, il a confié à un corps enseignant le dépôt de la foi, avec la charge d’éclairer les fidèles et de communiquer à tous les grâces du salut. Quand une vérité est contredite, altérée, amoindrie, n’est-ce pas pour l’Apôtre le moment de la proclamer, de la défendre, d’en faire sentir l’importance, l’excellence, la certitude ?
2° Ce n’est pas dans la partie morale, c’est dans la partie dogmatique seulement qu’on peut trouver le langage de l’Apôtre moins net et moins précis que dans l’Epître aux Corinthiens. Mais est-il étonnant qu’en matière de dogme, sur les questions si élevées et si neuves que soulevaient les gnostiques, saint Paul ait eu moins de facilité à rendre ses idées, qu’il n’ait pas échappé tout à fait à l’embarras et au vague des auteurs mystiques, qu’il ait senti, comme tant de Saints, la difficulté d’exprimer dans le langage des hommes les lumières dont l’Esprit de Dieu éclairait son âme ? A la sublimité et à la nouveauté des idées, joignez la rapidité de la composition. L’Apôtre n’avait pas pour écrire ses Lettres le loisir qu’ont les académiciens pour composer leurs livres. En bien des cas, il était forcé de s’en tenir au premier jet, et de songer moins au mérite de sa composition qu’aux besoins de ceux qu’il voulait instruire. D’ailleurs, dans ces passages mêmes que les littérateurs ordinaires jugent obscurs, les hommes habitués à méditer l’Ecriture et qui participent aux grâces comme aux vertus de l’Apôtre, ne trouvent-ils pas souvent des lumières aussi abondantes que sublimes ? Et si négligé qu’on le trouve, qui oserait dire que l’auteur sacré n’est pas incomparablement plus net, plus précis, que les rêveurs gnostiques qu’il réfute ?
Concluons que l’Epître aux Ephésiens n’a rien qui ne soit digne de saint Paul, conforme à son caractère, et qu’on ne voit pas de raison pour récuser le témoignage que l’Eglise rend de son origine apostolique. (L. BACUEZ.)
1 Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu, à tous les saints qui sont à Ephèse, et aux fidèles en Jésus-Christ. [1.1 A tous les saints. Voir Actes des Apôtres, 9, 13.]