Nous sommes en 598 av. J.-C. Quelques années auparavant, en 605, Nabuchodonosor, roi de Babylone, a battu les Egyptiens à Karkemish, s’assurant ainsi la domination sur tout le pays d’Israël. Joïaqim, roi de Juda, s’est soumis. Puis, profitant de difficultés passagères des Babyloniens, il s’est révolté, provoquant ainsi, à terme, la ruine de son Etat. Il meurt sans doute en décembre 598, juste à temps pour ne pas voir Jérusalem tomber aux mains des troupes babyloniennes.
Son fils, Joïakîn, âgé de 18 ans, règne 3 mois, assiégé ; puis il est emmené en captivité à Babylone, avec l’élite du pays, dix mille chefs de famille au total (2R 24.1-17). Le trésor du palais et celui du temple, ainsi que ses ustensiles en or, sont confisqués (2R 24.13). Le pays est ruiné politiquement et économiquement, même si l’oncle de Joïakîn, Mattania, est installé sur le trône par l’ennemi, sous le nom de Sédécias.
Parmi les exilés de 597 se trouve un jeune prêtre, Ezéchiel, fils du prêtre Bouzi (1.3). Il n’exercera pas son sacerdoce au temple de Jérusalem. Cependant son appartenance à la prêtrise jouera sans doute un rôle important, quoique souvent paradoxal, dans sa vie et son œuvre. De fait, c’est avec les textes dits « sacerdotaux » de la Torah, et en particulier le Lévitique, que le livre d’Ezéchiel offre les ressemblances littéraires les plus marquées.
Pendant cinq ans, il vit à Babylone avec les autres exilés, sur les rives du Kebar (1.1n). Puis, un jour de 593, sur cette terre étrangère, il a une vision de la gloire de Dieu, c’est-à-dire de sa présence éclatante (1.1-3,15). Parmi les Juifs exilés à Babylone, il s’attache désormais à extirper les faux espoirs, comme Jérémie, un autre prêtre, le fait de son côté à Jérusalem. On est en pleine guerre : le prophète est la sentinelle (3.17). Ce n’est plus le moment de donner des conseils (3.26) : il lui faudra parfois rester muet (3.26) et même immobile (4.4-8). Sa personne ne fera qu’un avec son message (3.1-3). Il n’est plus avec des frères, mais au milieu de ronces et de scorpions (2.6). Il devient, par son comportement, un présage pour Israël (12.6 ; 24.24) ; sa douleur personnelle sert de signe : la mort de sa femme devient ainsi l’annonce de la chute de Jérusalem (24.16-22). Il lui faut une ténacité à toute épreuve, un front comme un diamant, plus dur que le roc (3.9).
On ne s’étonnera donc pas du grand nombre de paroles-gestes, qui sont sa première forme de prédication (voir 4.1 et « Les paroles-gestes des prophètes »). Si la dernière – deux bâtons réunis bout à bout dans une seule main pour symboliser la réunification d’Israël et de Juda (37.15-28) – est simple et sereine, que dire de ces 390 jours que le prophète passe immobile, couché sur le côté (4.4-8), pour porter la faute d’Israël ?
Mais ce mime souffrant est aussi un poète passionné et un polémiste redoutable. Il attire la curiosité des exilés qui se pressent pour l’entendre (33.31s). Il excelle dans l’allégorie vengeresse (voir 15.2), jointe à l’ironie mordante des lamentations funèbres (19 ; 27). On le surnomme le conteur de fables (21.5). Tout son langage, en effet, repose sur l’image : la prédication des faux prophètes est un replâtrage qui ne résistera pas à la pluie torrentielle (13.12) ; Tyr la superbe sombrera comme un navire qu’un vent d’est a brisé au cœur des mers (27.1-36). Sans parler d’Ezéchiel juriste (18.1-32), architecte (40–42) et visionnaire (1.1)...
Ce foisonnement est cependant très structuré : l’ensemble du livre se présente comme un récit à la première personne (à l’exception de 1.3). La formule la parole du SEIGNEUR (YHWH) me parvint apparaît une cinquantaine de fois en introduction ; en conclusion on retrouve souvent les mots déclaration du Seigneur DIEU (YHWH). Mais la formule la plus caractéristique du prophète est celle-ci : Vous saurez / ils sauront que je suis le SEIGNEUR (YHWH) (5.13+).
Le ministère d’Ezéchiel, d’une durée de près de vingt-deux ans (593-571), s’articule autour de la chute de Jérusalem en 587/6, qui est en quelque sorte son centre de gravité. Les quatorze dates mentionnées dans ce livre (voir 1.1n) sont essentiellement groupées entre 593 et 586 (33.21).
Chaque fois que Dieu parle, c’est un événement dont Ezéchiel doit rendre compte : un jour, tous sauront que Dieu a parlé et qu’il a dit vrai.
La première action prophétique (4.1-3) plante le décor : Jérusalem est en état de siège et rien ne pourra la sauver. Mais la destruction de toutes les structures politiques et religieuses n’est pas une défaite de YHWH. Celui-ci n’est pas lié à la royauté ni au temple. Lorsqu’il n’est pas reconnu comme Seigneur, il peut partir et mener le combat ailleurs. Sa gloire – sa présence rayonnante – quittera Jérusalem, laissant ainsi la place au destructeur (8–11). Dieu n’est pas l’emblème d’un peuple, ni sa projection ; il est vraiment le SEIGNEUR, libre d’apparaître au prophète en Babylonie, près du Kebar.
Ce sont l’idolâtrie et l’injustice qui amènent le SEIGNEUR à quitter le temple et la ville. Ezéchiel n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser les idoles, abominations ou horreurs (20.4,7s). Il nous fait faire la « visite guidée » du temple où s’étalent des figures de divinités animales, végétales et astrales (chap. 8). Tout au long du livre sera martelée cette évidence : parce qu’il s’est aligné sur les autres peuples (6.9), Israël ne peut plus se targuer d’être le peuple de Dieu.
L’a-t-il jamais été, vrai peuple fidèle et obéissant ? La réponse est terrible, parce qu’elle interdit de se raccrocher au passé – au séjour au désert, par exemple. L’histoire d’Israël est impure dès le départ, dès avant la sortie d’Egypte (20.6-8), ce qu’aucun prophète n’avait encore osé dire. Pour Ezéchiel Jérusalem n’est plus qu’une ville de Cananéens (16.3n) ; elle ne vaut pas mieux que Samarie, ni même que Sodome (16.46-56). Israël n’a fait que profaner le nom de Dieu parmi les nations (36.20-23 ; cf. Rm 2.24). Le départ de Dieu est la conclusion logique de toute l’histoire d’Israël. Jérusalem n’est plus habitable pour Dieu.
L’injustice est inséparable de l’idolâtrie (8.17). Jérusalem mérite le nom de ville sanguinaire (22.2 ; 24.6-9), nom que Nahoum avait donné à Ninive (Na 3.1). Elle est le théâtre de la violence (7.11). Toutes les élites de la nation, prophètes, prêtres, dirigeants, grands propriétaires, ont failli à leur mission (22.25-30). L’oppression et l’exploitation des plus faibles sont partout (18.7).
Ainsi Ezéchiel est contraint de dire que sans Dieu Israël n’est pas viable et n’a plus de raison d’être.
La défaite d’Israël ne doit pas être interprétée comme la victoire des autres nations. Celles-ci accompagneront Israël dans la ruine (25.2). Ce n’est d’ailleurs pas une consolation pour Israël, au contraire : rien ne peut résister au jugement de Dieu. Il ne faut surtout rien attendre de l’Egypte (chap. 29 à 32). L’arrogance des peuples (29.3) a mis l’équilibre du monde en danger. La richesse de Tyr l’a conduite à la démesure (27.3ss ; 28.1-4). Par son commerce, Tyr s’est livrée à une exploitation des autres qu’Ezéchiel n’hésite pas à qualifier de violence et de péché (28.5,16-18).
On pourrait être surpris de l’absence de Babylone dans ces déclarations prophétiques. N’oublions pas qu’Ezéchiel était prisonnier à Babylone ! Du reste, le prophète est conséquent. Son message est radical : aucune combinaison politique ne permettra à Jérusalem d’échapper à la défaite. En dépit de quelques difficultés, Babylone doit aller jusqu’au bout de sa victoire (29.17-19). Toutefois les chapitres énigmatiques sur Gog (38–39) pourraient cacher l’annonce de la défaite finale de toutes les autres nations, y compris Babylone.
Jérusalem tombée (33.21-29), Ezéchiel s’attelle désormais à une autre tâche : annoncer l’espérance d’une vie nouvelle. Il ne s’agit pas vraiment d’un autre ministère : lui-même reste une sentinelle et la responsabilité de chacun est toujours engagée (33.1-20 reprend 3.16-21 et le chap. 18).
Ezéchiel ne conçoit pas de vie possible en dehors d’une certaine responsabilité personnelle : Je vous jugerai chacun selon ses voies (18.30 ; 33.20), c’est-à-dire selon sa manière de vivre. Le désordre cultuel, sexuel, social est porteur de mort (18.1-18). Ezéchiel refuse tout unanimisme et toute fausse réconciliation. Les bergers – ceux qui avaient un certain pouvoir spirituel, politique ou économique – ont failli, ils seront écartés (34.10) ; les profiteurs et les exploiteurs seront éliminés (34.11-16). C’est l’affirmation de la droiture et de l’impartialité de Dieu.
Au reste Dieu donne ce qu’il ordonne : il régénère la volonté et offre les moyens d’une vie nouvelle (36.25-27). La vision des ossements (37.1-14) atteste la radicalité de la transformation nécessaire. Israël passera de la mort à la vie par la seule puissance de son Dieu. Cette vision montre que Dieu ouvre la voie à un avenir libre, qui ne sera pas obéré par le péché des générations précédentes (33.10s). Si chacun doit endosser la responsabilité de ses actes (18.4), le cadre reste celui de la solidarité d’un peuple. La terre sera restaurée (36.29-37). Israël et Juda formeront à nouveau un seul peuple (37.15-23). Pour sceller cette unité, Dieu suscitera un nouveau David, roi (37.24) ou prince (34.23 ; 37.25), dont le gouvernement sera intègre, à l’opposé de tant de tyrannies passées (45.8s). La faim et l’insécurité disparaîtront : ce sera l’alliance de paix (34.25 ; 37.26).
Le pays sera divisé en treize bandes horizontales, une pour chaque tribu, sept au nord et cinq au sud de la bande réservée à Jérusalem, au temple, aux prêtres et au prince (45.1-8 ; 47.13–48.29). Ce découpage garantira l’égalité et le respect de tous (46.16-18). Ezéchiel entre dans les détails de la disposition du temple et de son service idéal (40–46 ; voir le plan). Ce temple sera la source même de la vie. Le torrent qui en sortira répandra la vie dans le désert et jusque dans les eaux de la mer Morte (47.1-12). Tout l’avenir pourrait se résumer en un seul mot, et c’est le dernier : Le SEIGNEUR (YHWH) est là (48.35).
Ezéchiel a forcé Israël à rester éveillé, à comprendre et à mesurer l’étendue du désastre, qui ne se limitait pas à un écrasement militaire inévitable face à une grande puissance. Après lui avoir ôté toute fausse assurance, Ezéchiel demande à Israël un acte de vraie foi : le salut n’est pas dû aux mérites d’Israël, mais à la capacité et à la volonté de Dieu d’être lui-même : à cause de mon nom sacré (36.22,31s). La grandeur d’Israël est d’avoir reconnu dans ce livre impitoyable une parole de Dieu et d’en avoir fait du même coup une parole pour d’autres temps. Idolâtrie, injustice, violence, manque de cohésion sociale, insécurité, famine, iniquité du commerce international, arrogance des grandes puissances, faux recours à l’histoire, démission des cadres responsables, dérèglement sexuel ou désordre économique, autant de maux qui n’ont hélas rien perdu de leur actualité, et que le livre d’Ezéchiel nous invite à combattre.
1 La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j'étais parmi les exilés près du Kebar, le ciel s'ouvrit, et j'eus des visions divines. [La trentième année : indication chronologique (cf. v. 2) d'interprétation incertaine ; s'agit-il de l'âge du prophète (cf. Lc 3.23) ? de la trentième année à compter de la réforme du culte par Josias (≈ 622 av. J.-C. ; cf. 2R 22–23) ? – Kebar : litt. fleuve Kebar ; sans doute le « grand canal », une dérivation de l'Euphrate ; la communauté des exilés à laquelle appartient Ezéchiel est sans doute installée dans la région de Nippour, au sud-est de Babylone ; comparer 3.15 avec Es 6.1-4 ; voir aussi Ps 137.1n. – le ciel s'ouvrit : cf. Gn 7.11 ; Es 24.18 ; Ml 3.10 ; Mt 3.16// ; Jn 1.51+ ; Ac 7.56 ; 10.11 ; Ap 4.1 ; 19.11. – visions (un terme apparenté sera traduit par aspect dans les chap. 1–2 ; 10) divines ou visions de Dieu : cf. 8.3 ; 11.24 ; 40.2 ; Jr 1.11-15.]
4 Je regardai : il vint du nord un souffle de tempête, une grosse nuée et une gerbe de feu, qui répandait une clarté tout autour. Il y avait comme un éclat étincelant sortant du milieu d'elle, du milieu du feu. [Cf. Es 6.1-7 ; Ap 4. – un souffle ou un vent, selon la traduction usuelle (13.11,13) ; voir cependant v. 12n ; voir aussi Ps 18.11 ; 50.3. – nuée Ex 13.21+. – gerbe de feu : traduction incertaine ; la même expression hébraïque désigne le feu mêlé à la grêle (c.-à-d. les éclairs) en Ex 9.24 ; cf. Ps 97.3. – un éclat : le mot hébreu peut signifier aussi œil ou source ; il pourrait avoir ici le sens d'apparence ; de même aux v. 7,16,22,27 ; 8.2 ; 10.9 ; cf. Pr 23.31 ; Dn 10.6n. – étincelant : traduction incertaine ; LXX d'ambre ; Vg d'électrum (par transcription du grec) ; on a aussi proposé vermeil.]
6 Chacun d'eux avait quatre faces et quatre ailes. [10.14. La description rappelle les statues qui gardaient l'entrée des temples et des palais babyloniens.]
15 Je regardais ces êtres vivants : il y avait une roue à terre, à côté des êtres vivants, devant leurs quatre faces. [Cf. 10.9-13.]
22 Au-dessus de la tête des êtres vivants, il y avait quelque chose qui ressemblait à une voûte céleste, qui avait l'éclat redoutable de la glace et qui se déployait au-dessus de leurs têtes. [de la tête des êtres vivants : litt. des têtes du vivant (ou de l'animal) ; LXX et Syr ont lu le singulier de la tête (v. 25s ; 10.1). Certains mss hébreux et des versions anciennes ont lu le pluriel des (êtres) vivants. – une voûte céleste ou une étendue, un firmament ; cf. Gn 1.6n. – glace Jb 37.10+ ; on traduit parfois cristal, d'après des versions anciennes ; cf. Ex 24.10 ; Ap 4.2s.]
26 Tout au-dessus de la voûte qui était au-dessus de leurs têtes, il y avait quelque chose qui avait l'aspect du lapis-lazuli et qui ressemblait à un trône ; et, au-dessus de ce qui ressemblait à un trône, ce qui ressemblait à l'aspect d'un être humain. [Tout au-dessus... têtes : cette partie du v. est absente de LXX. – lapis-lazuli : cf. Ex 24.10n. – ce qui ressemblait (v. 5n) à un trône : cf. Es 6.1 ; Dn 7.9. – un être humain ou un homme ; cf. 2.1n ; Dn 7.13+.]