Ezéchiel est l'auteur d'un livre complexe, riche, varié, profondément marqué par une époque, et pourtant toujours actuel, nécessaire à une juste compréhension de la mission du Nouvel Israël. La structure du livre est logique. Après la vocation du prophète (Ez 1.1 — 3.21), viennent les oracles annonçant le jugement de Jérusalem (Ez 3.22 — 24.27), le châtiment des nations (25 — 32) et la restauration du peuple anéanti (33 — 37). Puis se déroule la décisive bataille du peuple de Dieu affronté à de terribles ennemis (38 — 39) ; finalement se profile la silhouette de la montagne sur laquelle apparaît la capitale du peuple renouvelé (40 — 48).
Regardé de plus près, l'ouvrage apparaît moins ordonné; le ch. 1 est typique d'une accumulation de détails qu'il n'est pas facile de coordonner. Certains oracles ont été fragmentés ; d'autres, rapprochés artificiellement ; d'autres enfin, répétés plusieurs fois. Les disciples-éditeurs du prophète portent la responsabilité de ce qui nous semble un désordre ; mais Ezéchiel doit y être aussi pour quelque chose. Il a dû reprendre son chapitre premier, et bien d'autres, pour le compléter. Son génie varié, instable, qu'on croirait maladif, le poussait à une liberté littéraire extrême. N'est-ce pas le même homme qui passe du baroque surréaliste et fiévreux aux froides et rigoureuses distinctions du casuiste ? le même qui se laisse guider par les jalons précis de l'histoire et se montre soudain familier des richesses inépuisables, indéfinies, de l'évocation mythique ? Les chapitres 28 — 32, puis 40 — 42 disent les extrêmes de ce prophète remarquable.
Contemporain de la chute de Jérusalem (587), il peut donner l'impression d'avoir commencé sa prédication dans la capitale palestinienne, avant de la poursuivre et de la terminer chez les déportés de Babylonie. Ainsi s'expliquerait la minutieuse description des gestes idolâtriques accomplis dans le Temple (8). Mais il vaut mieux penser que toute l'activité du prophète s'est déroulée en terre d'exil, où le prophète avait été amené avant la destruction de Jérusalem, après la première invasion de Nabuchodonosor (588).
Les dates de certains oracles sont données ; celle de la vision initiale (Ez 1.1-2) soulève des difficultés, mais les autres sont plus claires. La vision des péchés de Jérusalem est rapportée à la « sixième année » (Ez 8.1) (de l'exil du roi Yoyakîn, qui est aussi celui d'Ezéchiel), soit en 592 ; l'oracle de la marmite (Ez 24.1) est daté de 589, de ce mois de décembre où débute le siège de Jérusalem ; d'autres le sont de 588, un temps où le Pharaon se trouve en mauvaise posture (Ez 29.1), de 587 (Ez 26.1) de 573 (Ez 40.1) et enfin de 571 (Ez 29.17).
C'est donc en Babylonie que se déroule l'activité de celui qui était et demeure un prêtre, expert en toutes choses cultuelles (40 — 48), et dont la vie se trouve soudain bouleversée ; deux événements se produisent, décisifs : l'irruption de la Gloire de Dieu fait de ce prêtre un prophète, et la chute de Jérusalem change ce prêcheur de condamnation en prédicateur du salut.
Soudain la Gloire du Seigneur se montre à lui, et plusieurs fois (Ez 1.28 ; 3.23 ; 8.4 ; 10.1 ; 43.1), le laissant abasourdi, extasié (Ez 3.15).
Au cœur d'une grande nuée, un feu tournoyant ; quatre êtres vivants volent, supportant un « firmament » sur lequel est un trône. Au-dessus se trouve « comme l'aspect d'un homme, avec une splendeur tout autour de lui... C'est l'aspect de la Gloire du Seigneur » (Ez 1.4-28).
Avec un génie différent et dans un autre contexte, le prophète est en train de revivre l'expérience de son prédécesseur : Esaïe. Il reçoit la révélation accablante de la transcendance du Seigneur, de la Gloire de celui qui est le Roi de toute la terre (Es 6.3). Le prophète suggère la vérité de ce dernier point, absent de sa description initiale, en ajoutant des traits secondaires. Ainsi s'explique la longue description de ces animaux, tirés du bestiaire mythique des Babyloniens, que le prophète voit au service du Seigneur; ou encore, la présence de ces roues hallucinantes, signes suggestifs montrant que la Gloire est présente en tous lieux.
Ecrasé par cette révélation, Ezéchiel perçoit sa petitesse ; en face de la Gloire, il n'est qu'un infime et dérisoire « fils d'homme », chancelant, hébété (Ez 1.28 — 2.2; 3.14-17,22-24) ; sur lui, la « main du Seigneur » (Ez 1.3 ; 3.22; 33.22; 37.1; 40.1) est tombée (Ez 8.1), pesant lourdement (Ez 3.14) ; sur lui, l'esprit du Seigneur vient (Ez 2.3 ; 3.24), tombe (Ez 11.5) pour l'enlever (Ez 3.12,14 ; 8.3 ; 11.1,24 ; 43.5).
Mais la Gloire sort du Temple et s'éloigne de Jérusalem (Ez 11.22-23). Pourquoi ? Comment ?
Le motif d'une séparation aussi douloureuse, Ezéchiel le découvre dans le péché d'Israël, dont il s'applique à cerner la gravité, l'étendue, la profondeur. Ce péché, c'est l'idolâtrie, pratiquée sur toute colline, sous les arbres (Ez 6.3,6,13 ; 16.16 ; 20.28-29) et jusque dans le Temple de Jérusalem (18) : à l'entrée du porche intérieur (v. 3-6), dans le parvis (v. 7-13), dans le sanctuaire (v. 14-15), entre le vestibule et l'autel (v. 16). Le péché d'Israël, c'est encore l'immoralisme quotidien ; Ezéchiel le décrit en s'inspirant des formulaires de confession des péchés en usage dans les sanctuaires (Ez 18.5-9 ; 22.3-12,23-30). Ezéchiel dit et redit que le péché est une horreur, une abomination (Ez 5.9-11 ; 6.9 ; 16.22-52); c'est un geste d'infidélité, un adultère, un acte de prostitution. Le prophète développe ce thème dans l'allégorie de l'enfant trouvée, adoptée et ensuite épousée, qui se change finalement en « prostituée despotique » (Ez 16.30) ; il le reprend dans l'histoire des deux sœurs, Ohola (Samarie) et Oholiba (Jérusalem), épouses infidèles qui se livrent à une insolente prostitution (23).
Le prophète découvre la racine de l'impudique infidélité à laquelle s'abandonne Jérusalem dans l'orgueil. Ce péché des païens de Sodome (Ez 16.49-50), du roi de Tyr (Ez 28.2,5,17), de l'Egypte (Ez 30.6,18) et de ses Pharaons (Ez 32.12 ; 35.13), c'est le péché d'Israël (Ez 7.20,24 ; 33.28), « épouse infatuée de sa beauté » (Ez 16.15,56) ; c'est le péché du prince (Ez 21.30-31).
Jérusalem n'a-t-elle pas une origine païenne, elle qui descend d'un père amorite et d'une mère hittite (Ez 16.3) ? Sa corruption, qui se manifeste tout au long de son histoire (20), est congénitale (16) ; et le séjour prolongé de Jacob-Israël en Egypte, où Dieu « jura, la main levée », et dit : « Je suis le Seigneur votre Dieu » (Ez 20.5), devait avoir les plus funestes conséquences ; il donnerait à Israël cette passion des idoles à laquelle nul ne saurait plus renoncer (20).
C'est au milieu de ce peuple qu'Ezéchiel est établi prophète, avec la mission de crier la parole de Dieu. Cette parole peut bien le pénétrer, telle une nourriture, et le remplir de douceur (Ez 3.2-3), le fils de Bouzi doit s'attendre à rencontrer sous ses pas « ronces et épines », chaque fois qu'il criera : « Ainsi parle le Seigneur Dieu » (Ez 3.11) ; mais qu'il ne se désiste pas pour autant, l'essentiel devant être que les déportés, aussi rebelles qu'ils soient, « sachent qu'il y a un prophète au milieu d'eux » (Ez 2.5).
Il devra dire au méchant : « Tu vas mourir », afin que ce méchant « abandonne sa mauvaise conduite et qu'il vive ». Il devra avertir le juste de ne pas pécher afin de demeurer en vie (Ez 3.16-21) ; car contrairement au dicton qu'on se plaît à redire en Israël, Ezéchiel répète : « Celui qui a péché, c'est celui-là qui mourra ; un juste ne portera pas la faute de son père, ni le père la faute de son fils ; au juste sera imputée sa justice et au méchant sa méchanceté » (Ez 18.4-20).
Cependant si Ezéchiel « néglige d'avertir le méchant... il lui sera demandé compte du sang » de ce méchant qui aura péri faute d'admonestation opportune (Ez 3.18). Cette hypothèse n'est pas gratuite, car il ne manque pas, en ce temps, de prétendus prophètes qui suivent leur propre inspiration sans jamais avoir eu de vision. Ils publient un message de paix sans se préoccuper de guérir le péché (13).
Ce péché ne peut manquer de conduire le peuple à un jugement désormais inéluctable, jugement terrible dont le prophète voit même la réalisation toute proche. Il s'obstine à l'annoncer inlassablement par ses paroles (Ez 7.9-11), autant que par ses actes (4 — 5). Jusqu'à ce triste matin où quelqu'un lui annonce le malheur accompli: Jérusalem est prise ; sa population va partir en exil (Ez 33.21-22).
Ce fut le second événement, capital dans la vie d'Ezéchiel. Invité à ne rien laisser paraître de sa douleur (Ez 24.15-27), il dut être au moins aussi affligé que ses compagnons de déportation. Leur peine, leur désespoir furent tels qu'ils en vinrent à dire : « Nos révoltes et nos péchés sont sur nous; nous pourrissons à cause d'eux ; comment pourrions-nous vivre ? » (Ez 33.10). Ou encore : « Nos os sont desséchés; notre espérance est détruite, c'en est fait de nous » (Ez 37.11).
Ezéchiel réagit ; il se met à annoncer le châtiment de ces nations dont les sarcasmes ont ajouté à la peine des vaincus. Israël ne sera pas seul à subir le jugement. Sans doute, le prophète avait-il déjà entrevu que des peuples « au parler impénétrable et à la langue épaisse » (Ez 3.6) l'auraient écouté mieux que la Maison d'Israël ; pourtant ces peuples sont convoqués désormais au Tribunal de Dieu (25 — 32). L'Egypte est le principal accusé (29 — 32), elle qui a provoqué la trahison de Sédécias (Ez 17.15) infidèle à ses alliances (Ez 17.19). Tyr doit aussi comparaître, pour avoir tenu des propos injurieux contre Jérusalem accablée par les armées ennemies (Ez 26.2), et puis encore les pays voisins de la Palestine: Ammon, Moab, Edom et les Philistins, tous coupables d'un comportement odieux à l'égard du peuple anéanti (25).
Mais voilà que le prophète, héraut tragique, réduit jusque-là à l'annonce d'un malheur inéluctable, se mue en prédicateur de salut. Déjà ses oracles précédents n'avaient pas rejeté tout motif de réconfort. Le thème du « reste » apparaît en quelques passages ; son évocation y est rapide, si rapide même qu'elle semble être le résultat de quelque surcharge secondaire. 5.1-2 est expliqué dans les versets 12 et 13, alors que 5.3-4, qui compromet la logique du calcul prophétique, ne reçoit aucun commentaire. Le thème du « reste » est cependant clairement attesté dans le ch. 9. L'exécution des habitants y apparaît précédée d'un geste de discrimination mettant à part « les hommes qui gémissent et se plaignent à cause de Jérusalem et des abominations qui se commettent au milieu d'elle » (Ez 9.4). Il y aura donc un « reste » (voir Ez 6.8-10; 12.16; 14.22-23) ; mais tellement dérisoire, si fragile (Ez 11.13), réduit peut-être aux seuls cadavres amoncelés dans Jérusalem (Ez 11.7), que les exilés finiront par perdre leur chétive espérance.
C'est alors que le prophète, veilleur attentif, surgit debout sur la brèche. « Les morts revivront », proclame-t-il ; et c'est la fresque des ossements desséchés revigorés (Ez 37.1-14) ; aussi diminué et anéanti que soit Israël, fût-il semblable à un ossuaire délaissé par la vie, le Seigneur saura le faire revivre, au souffle impétueux de son esprit.
Un peuple revenu à la vie, mais à une vie toute différente de la précédente, tel sera l'Israël rescapé de l'exil.
Récupérés des lieux de leur dispersion, les exilés seront rassemblés et introduits, une nouvelle fois, dans la terre de la Promesse pour y mener une vie idéale. Alors le royaume, jadis divisé en deux, sera réunifié (Ez 37.15-28) ; le peuple ne sera plus livré aux malversations de chefs indignes (Ez 34.1-10) ; il sera passé sous la houlette du Seigneur, devenu, lui-même, le pasteur de son peuple (Ez 34.11-16). Quant au descendant de David, il aura son rôle à jouer : il sera prince « au milieu d'eux » (Ez 34.24). C'est dans le culte que la communauté se réalisera comme peuple de Dieu. Elle s'en approchera en pratiquant les rites de purification qui précédaient l'entrée dans le sanctuaire. Elle sera lavée dans l'eau, débarrassée des idoles, de sa souillure ; elle sera purifiée en profondeur : son esprit, son cœur seront renouvelés, le cœur de pierre sera changé en un cœur de chair, et en lieu et place de son esprit, sera désormais l'esprit même du Seigneur. Alors la relation de Dieu et de son peuple sera pleinement rétablie, et la nature, réconciliée, produira les fruits nécessaires au bonheur (Ez 36.30-36).
Terminant sa carrière prophétique, Ezéchiel s'applique à montrer la vie de l'Israël renouvelé. Il voit d'abord ce peuple remporter, « à la fin des ans » (Ez 38.8), la victoire qui le débarrasse de tous ses ennemis. Il les a affrontés dans un combat colossal, retrouvant tous ses adversaires de tous les temps, derrière la face belliqueuse de leur champion, « Gog, du pays de Magog, grand prince de Mèshek et de Toubal ». Il les a affrontés et les a détruits ; il a fait un feu de joie de leurs armements terrifiants ; il a abandonné leurs morts innombrables à la rapacité des vautours, ainsi qu'au soin de fossoyeurs, interminablement occupés, sept mois durant, à mettre en terre les corps des vaincus (38 — 39).
Enfin, Ezéchiel imagine cet Israël victorieux, installé désormais sur une Palestine elle aussi renouvelée. Il voit cette terre mathématiquement partagée en zones que limitent des frontières d'une absolue rigueur (47 — 48) ; il la voit abreuvée de l'eau merveilleuse qui jaillit du Temple (47). Ce sera le lieu privilégié où, selon les règles (40 — 46), se déroulera le culte célébrant la Gloire du Seigneur revenue dans le sanctuaire (Ez 43.1-12).
Car le Temple sera bien désormais le centre de la vie du peuple, le cœur d'un mystère qu'en une seule expression le prophète fait entrevoir : « Le Seigneur est là » (Ez 48.35).
1 La trentième année, le quatrième mois, le cinq du mois, j'étais au milieu des déportés, près du fleuve Kebar ; les cieux s'ouvrirent et j'eus des visions divines. [trentième année. on ne sait pas exactement à partir de quel événement, mais voir v. 2.
— Le Kebar est probablement un canal relié à l'Euphrate, le grand fleuve qui passe à Babylone.]
4 Je regardai : un vent de tempête venait du nord, une grande nuée et un feu fulgurant et, autour, une clarté ; en son milieu, comme un étincellement de vermeil au milieu du feu. [Dieu se manifeste dans le vent Ps 18.11 ; 50.3, dans la nuée Ex 13.21, dans le feu Ps 97.3.]
15 Je regardai les vivants et je vis à terre, à côté des vivants, une roue, pour chaque face.
22 Au-dessus de la tête des vivants, la ressemblance d'un firmament, étincelant comme un cristal resplendissant ; il s'étendait sur leurs têtes, bien au-dessus.
— L'accumulation de termes comme aspect de, ressemblance de, montre qu'Ezéchiel ne peut pas décrire Dieu mais seulement suggérer sa présence.
— l'aspect d'un homme Dn 7.13.]