Dans le cadre d’une lettre, l’épître aux Galates offre un véritable « traité de défense et illustration » du christianisme. C’est probablement le plus ancien spécimen de ce genre au sein du Nouveau Testament. Ecrit de combat, il a vu le jour à l’occasion d’une crise grave, périlleuse pour l’avenir même du christianisme. Aussi l’auteur s’engage-t-il à fond pour communiquer sa conviction. La rhétorique, c’est-à-dire l’art de persuader, va être mise au service d’une pensée exceptionnellement forte.
La haute estime dans laquelle est toujours tenue l’épître aux Galates n’est pas sans lien avec cette méthode d’exposition, tour à tour provocante et amicale, graduée dans ses effets et destinée à conduire le lecteur à effectuer le bon choix, d’une manière irréversible.
Si nous ignorons comment cette épître polémique a été reçue en Galatie, son accueil dans le canon du Nouveau Testament suggère que les arguments de Paul ont porté. « Son Evangile » (Rm 2.16n) a finalement été entendu, et cette affaire est devenue un exemple à méditer pour toute Eglise en butte aux mêmes difficultés.
Une bonne manière de se rendre compte de la place faite à la rhétorique est d’aller tout de suite à la péroraison (6.11-17). C’est le lieu où l’orateur s’expose personnellement et où il résume l’argumentation afin d’inciter l’auditoire à se déterminer. Quintilien, un contemporain de Paul, auteur d’un ouvrage monumental sur l’art oratoire, indique que le défenseur veillera à « reprendre et regrouper les faits, ce qui rafraîchit la mémoire du juge, place d’un seul coup sous ses yeux toute l’affaire, et fait valoir par l’abondance même des arguments ce qui, pris isolément, aurait produit moins d’effet » (De Institutione oratoria, VI, 1.1). Il lui appartiendra ensuite de susciter l’indignation, enfin d’attirer la sympathie, mais « cet appel à la pitié ne doit jamais durer longtemps. On n’a pas dit sans raison que rien n’est plus facile à sécher que les larmes » (VI, 1.27).
Ces quatre éléments apparaissent nettement dans le dernier chapitre de l’épître aux Galates :
Tout cela conduit à une meilleure compréhension de la démarche de Paul dans l’épître aux Galates. Les brusques changements de rythme et de ton, alliés à une certaine disparité de contenu, correspondent bien aux habitudes stylistiques du temps, telles qu’elles se reflètent dans les écrits de combat pour la défense d’une idée.
La crise galate est l’une des épreuves les plus graves qu’ait traversées la première génération chrétienne. A s’en tenir aux données de l’épître, il apparaît que, peu de temps après leur première évangélisation par l’apôtre, les Galates se sont tournés vers d’autres personnes qui ont perverti leur foi. Après l’enthousiasme des débuts, les Galates ont dû se trouver aux prises avec des questions qu’ils étaient incapables de résoudre seuls. Ils ne savaient plus très bien dans quel camp se ranger. Ils n’étaient plus des païens asservis aux éléments du monde, aux observances du calendrier (4.3,7-10), aux clivages habituels (Juif / Grec, esclave / homme libre, homme / femme, 3.28). Ils ne se sentaient pas non plus solidaires du monde juif et perdaient le statut privilégié dont ils bénéficiaient, en tant que Juifs, dans l’Empire romain.
Ils se sont alors confiés à ceux que Paul considère comme des fauteurs de troubles (1.7). Ces derniers ne sont jamais nommés, ils ne sont pas non plus parmi les destinataires de la lettre. Tout se passe comme s’ils n’avaient été que des prédicateurs de passage.
Quelle était la nature de leur doctrine ? On a le sentiment qu’ils avaient en horreur tout ce que le discours libérateur de Paul comportait d’ouverture, grâce à une confiance nouvelle – une confiance en un Christ crucifié qui justifie et en son Esprit qui trace seul le chemin de la vie. Les Galates avaient dû éprouver des difficultés de l’ordre de la « chair » : non pas seulement inconduite sexuelle, selon ce que le mot « chair » évoque spontanément aujourd’hui, mais aussi disputes, jalousies, etc. (5.19ss). Les fauteurs de troubles ont-ils alors prescrit l’ordonnance de la loi juive, y compris l’obligation de la circoncision, comme remède à tous ces maux ?
La circoncision, en effet, avec sa caractéristique de marque permanente, de sceau de l’alliance abrahamique et mosaïque (Gn 17 ; Ex 4), pouvait donner l’impression forte d’être une sorte de « second sacrement » ou de « sacrement de la Torah » (c’est-à-dire de la loi juive) à situer sur le même plan que le baptême chrétien. Aussi bien les Galates, retombés de haut après l’expérience si vive qu’ils avaient faite du don de l’Esprit et le premier enthousiasme de leur baptême (3.1,27), furent-ils des proies faciles pour les propagandistes attardés des vertus pratiques de la Torah qui leur rendirent visite.
Et cela est intolérable. Paul y discerne comme la marque d’un envoûtement (3.1) qu’il s’agirait de rompre. Dès lors, pour accentuer sa différence, il provoque ses adversaires sur leur propre terrain : celui de l’argumentation fondée sur l’histoire sainte, qui était sans doute aussi le cheval de bataille des hellénistes, ce courant important du judaïsme dont Etienne, dans les Actes des Apôtres, apparaît comme un représentant chrétien (cf. Ac 7 ; voir 6.1n,5).
La fameuse Tour et le quartier de Galata, dans l’Istanbul moderne, rappellent, au moins par leur nom, le passage des Galates, ces guerriers gaulois qui franchirent l’Hellespont (les Dardanelles) vers 278 av. J.-C. pour s’établir ensuite en Anatolie, dans la région de Pessinonte, d’Ancyre (Ankara) et de Tavium.
Défaits par les Romains en 189 av. J.-C., ils devinrent leurs auxiliaires au siècle suivant. Leur dernier prince, Amyntas, un officier promu par Rome à la dignité royale, mourut en 25 av. J.-C., non sans avoir légué ses Etats à l’administration romaine, sa bienfaitrice. Celle-ci procéda alors à une vaste réorganisation de la carte, avec la création d’une « province » de Galatie, venant enfler le « territoire galate » de plusieurs cantons satellites, telles la Phrygie et la Pisidie.
Comme le notait déjà fort logiquement Jérôme, le traducteur célèbre de la Vulgate (331-420), ces « Galates sont des Grecs » ; on parle aujourd’hui de Gallo-Grecs. Ils sont en effet policés et instruits, rompus à toutes les finesses de la civilisation hellénistique. Le niveau culturel de l’épître ne serait pas approprié s’il en allait autrement.
Pourquoi l’apôtre met-il tant de soin à se démarquer des autorités de l’Eglise, en place à Jérusalem (chap. 1 et 2) ? Au moment où la crise éclate, les gens de Jérusalem jouissent-ils ou non de l’estime des Galates ? En tout cas Paul proteste : sa propre autorité apostolique ne dépend pas des gens de Jérusalem. Elle ne lui vient pas des hommes. Il a bénéficié d’une révélation directe du Seigneur, qui l’a désigné pour devenir apôtre parmi les non-Juifs (Ga 1.15s ; cf. Jr 1.5).
S’il a rencontré les colonnes de l’Eglise (2.9n), ce n’est qu’à peu de reprises et pendant peu de temps (1.17-20 ; 2.9-10). Non : Paul n’est en dépendance théologique, ecclésiale ou rituelle ni de Pierre (1.18 ; 2.11-14), ni des faux frères (2.4).
Le récit de la vocation de Paul semble avoir fait partie de sa catéchèse habituelle, si l’on en juge par les nombreuses versions qui en sont connues par le Nouveau Testament. Le récit de Galates 1–2 se distingue cependant de tous les autres par le ton et l’ampleur autobiographique. Tour à tour véhément et tendre (cf. 3.1 et 4.13ss), l’apôtre se montre ici dans sa plus grande humanité : il apparaît à la fois comme un prophète intransigeant, qui ne tolère aucune dérive théologique, et un pasteur tout proche des siens, qui se plaît à évoquer avec eux les souvenirs qui les lient (et dont nous n’avons pas de trace ailleurs).
La présence d’Abraham, cité neuf fois dans les chapitres 3 et 4, n’a rien de surprenant. Ce personnage partage avec Moïse la palme de la notoriété dans le Nouveau Testament (pas moins de 73 mentions, tandis que Moïse en récolte 79). Dans le monde juif du temps de Jésus, Abraham était considéré comme le parfait observateur de la Torah. Dans la Bible grecque des Septante, le Siracide lui consacre un éloge qui va bien dans le sens de ce que les Galates ont l’air de penser : « Il observa la loi du Très-Haut et entra dans une alliance avec lui. Dans sa chair il établit l’alliance et dans l’épreuve il fut trouvé fidèle » (Siracide 44.19-21).
Paul ne pouvait éviter de revenir sur le sujet pour contester, avec la vigueur que l’on sait, les accents légalistes de cette dernière lecture. En fait, il renverse complètement l’interprétation traditionnelle en subordonnant radicalement l’obéissance d’Abraham (et a fortiori sa circoncision) à sa foi.
Mais, pour autant, les procédés exégétiques employés au chapitre 4 surprennent souvent les modernes. Devant leur questionnement, ce qu’on a dit plus haut du modèle rhétorique fournit de très suggestifs éléments de réponse. Il ne fait pas de doute en effet que Paul eût pu s’exprimer de manière plus simple. Mais cela aurait-il été à la hauteur du but poursuivi ? Il semble bien qu’un certain maniérisme ait sa place dans le discours persuasif. Ainsi Démétrios, un rhéteur alexandrin du Ier s. av. J.-C., observait qu’« une expression obscure frappe souvent davantage les auditeurs de terreur, et que son impact varie suivant les auditeurs. Tandis que les choses claires et simples prêtent le flanc au mépris... c’est pourquoi les Mystères sont révélés sous une forme allégorique de manière à procurer le frisson. » Le développement de Ga 4.21-31 met en œuvre une stratégie de cette sorte, sans qu’il soit besoin que Paul ait eu contact avec ces rhéteurs. Ce sont là, tout simplement, les idées du milieu grec d’alors, des faits de civilisation.
Epître difficile ? Sans doute. Mais pièce essentielle de la pensée chrétienne. En dehors d’une vision cohérente de la justification par la seule croix de Jésus-Christ et des vraies dimensions de la liberté chrétienne, l’Evangile reste étouffé par la bonne volonté des législateurs et casuistes de tout poil. Rien d’étonnant dès lors si, à toutes les époques de réforme, la militance de l’Eglise se saisit à nouveau de ces pages pour rappeler haut et fort qu’il n’y a pas d’autre Evangile (Ga 1.9) !
Analyse de l’épîtreAprès l’introduction épistolaire (1.1-5), on peut distinguer les six éléments de la charpente rhétorique du discours de Paul :
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1 Paul, apôtre, – envoyé, non par des humains, ni par l'entremise d'un être humain, mais par Jésus-Christ et Dieu, le Père, qui l'a réveillé d'entre les morts – [apôtre signifie envoyé : cf. v. 17 ; Rm 1.1+ ; voir Mc 3.14n ; 6.30n. – non par des humains... : litt. non de la part d'humains ni par un humain mais par Jésus-Christ... v. 11s ; cf. Am 7.14 ; Ac 20.24 ; voir aussi onction. – Dieu... qui l'a réveillé ou relevé : cf. Rm 1.4 ; 4.24n ; voir résurrection.]
6 Je m'étonne que vous vous détourniez si vite de celui qui vous a appelés par la grâce du Christ, pour passer à une autre « bonne nouvelle », [la grâce du Christ : autres traductions la grâce qu'est le Christ ; celui qui vous a appelés par sa grâce, le Christ ; cf. v. 15s ; 5.8 ; Rm 1.6. – une autre « bonne nouvelle » ou un autre « Evangile » (Mc 1.1+), comme en 2Co 11.4 ; cf. 1Tm 6.3.]
10 Et maintenant, vais-je essayer de persuader des humains, ou bien Dieu ? Est-ce à des humains que je cherche à plaire ? Si je voulais encore plaire à des humains, je ne serais pas un esclave du Christ. [essayer de persuader : même verbe 5.7 (obéir), 10 (avoir confiance) ; cf. Rm 2.8 ; d'autres comprennent ici : est-ce que je désire obtenir la faveur des hommes, ou celle de Dieu ? Cette question, rhétorique, peut avoir comme réponse sous-entendue : je cherche la faveur de Dieu et non celle des humains, ou bien : je ne cherche à persuader personne, ni les humains ni Dieu. – Si je voulais encore... : autre traduction si je plaisais encore... ; cf. 1Th 2.4.]
11 Je vous le certifie, mes frères, la bonne nouvelle que j'ai annoncée pour ma part n'est pas simplement humaine, [Cf. 1Co 15.1. – certifie 1Co 12.3n. – simplement humaine : litt. selon l'homme ; cf. v. 1 ; 1Th 2.13.]
13 Vous avez en effet entendu parler de la façon dont je me conduisais autrefois, dans le judaïsme : je persécutais alors à outrance l'Eglise de Dieu et je m'acharnais contre elle ; [Cf. v. 23+ ; Ac 8.3 ; 22.4s ; 26.9-11 ; 1Co 15.9. – je m'acharnais contre elle ou je cherchais à la détruire ; même verbe v. 23 ; Ac 9.21.]
15 Mais quand il a plu à Dieu, qui m'a mis à part depuis le ventre de ma mère et qui m'a appelé par sa grâce, [à Dieu... ou, d'après certains mss, à celui qui m'a mis à part... ; cf. Ac 13.2 ; voir aussi Rm 1.1n. – depuis le ventre de ma mère Es 49.1 ; Jr 1.5. – appelé par sa grâce v. 6n ; 1Co 15.10.]
L’Arabie de PaulLe voyage de Paul en Arabie, aussitôt après sa conversion, soulève au moins deux questions : 1. Où était-ce ? Depuis longtemps on a pensé rapprocher Galates 1.17 de 4.25, ce qui permettrait d’établir, sans trop solliciter les textes, que cette « Arabie » n’était peut-être pas sans lien avec la montagne sainte du Sinaï. Paul se serait alors inscrit dans une perspective identique à celle de Moïse ou d’Elie, qui s’y rendirent aux heures décisives de leur vie (Ex 3 ; 1R 19). Cette hypothèse est pourtant moins séduisante que celle qui prend en compte la notice de 2 Corinthiens 11.32, où Paul raconte comment, de retour à Damas (cf. Ga 1.17), il fut pris en chasse par l’ethnarque du roi Arétas, qui voulait à toute force l’arrêter. Cela laisse supposer que Paul s’était manifesté à Pétra, la capitale de la Nabatène, où Arétas IV résida jusqu’en 40 apr. J.-C. Paul aurait alors annoncé l’Evangile dans cette région immédiatement après sa conversion, sans consulter personne (Ga 1.16). Quoi qu’il en soit, les interlocuteurs galates de Paul savaient certainement à quoi il faisait allusion. Il avait dû, déjà, leur rapporter cet épisode lors de son séjour parmi eux (4.13ss). |
18 Trois ans plus tard, je suis monté à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas, et j'ai demeuré quinze jours chez lui. [Ac 9.26. – Céphas, transcription du nom araméen de Pierre : cf. 2.7nss,11,14 ; 1Co 1.12n. – j'ai demeuré... : autre traduction je suis resté... auprès de lui.]
21 Je me suis ensuite rendu dans les contrées de Syrie et de Cilicie. [Ac 9.30 ; 15.23,41.]