Au début du IIIe siècle, Clément d'Alexandrie qualifiait le quatrième Évangile d'un mot admirablement choisi et qui a fait fortune : l'Évangile spirituel. L'appellation est justifiée, tant par la profondeur doctrinale que par un choix de paroles et de miracles qui font pressentir la nature de l'œuvre invisible du Christ : lumière du monde (guérison de l'aveugle-né), source de vie et de résurrection (Lazare), pain vivant descendu du ciel (multiplication des pains). Il s'agit donc d'une œuvre bien différente des Évangiles synoptiques ; saint Jean ne se rencontre avec eux que pour un petit nombre d'épisodes — c'est à dessein qu'il évite de les répéter, mais il les éclaire et les complète par de nombreuses précisions chronologiques, historiques, géographiques, et par un enseignement plus élevé sur la vie intime de Dieu, le mystère de l'Incarnation et la mission du Christ, la communication de sa lumière et de sa vie aux croyants par la grâce et les sacrements, dans le cadre de l'Église gouvernée par Pierre. Malgré ce caractère si particulier, le quatrième Évangile s'est imposé, comme les trois premiers, aux chrétientés anciennes. Des papyrus récemment découverts prouvent qu'il était utilisé en Égypte dès le début du IIe siècle, et les témoignages invoqués en faveur des synoptiques montrent pareillement qu'il était reçu partout aux environs de l'an 200. Ce fait ne peut s'expliquer que si les Églises — si attentives à discerner et à rejeter les récits apocryphes — y ont reconnu l'œuvre et l'autorité d'un apôtre. ♦ Le livre porte en effet une signature discrète : il se donne comme l'œuvre du disciple bien-aimé qui reposa à la dernière Cène sur la poitrine du Sauveur (XIX, 26, 35, à rapprocher de XXI, 20, 24). Divers recoupements amènent à reconnaître en lui l'un des Douze, uni à Pierre par une étroite intimité, et finalement Jean (I, 35 suiv. ; XII, 23 ; XVIII, 15 ; XX, 2, 4 suiv. ; XXI, 7). L'examen interne confirme ces données ; tout dénote un auteur d'origine juive par la langue, le style, la connaissance approfondie de la Palestine contemporaine de Jésus. ♦ Saint Jean écrit après la ruine de Jérusalem ; il suppose que tout est changé en Palestine, que la réprobation des Juifs et la vocation des Gentils sont des faits accomplis. On admet généralement que l'Apocalypse, contemporaine de la persécution de Domitien (95 ou 96), a été rédigée auparavant ; on peut donc placer l'Évangile entre 96 et 100. Il a été composé en Asie, à Éphèse précise saint Irénée, probablement à l'instigation des évêques et des fidèles. Après tous les autres, le disciple bien-aimé apporte au Christ son témoignage. Son but est de prouver que Jésus est le Messie, Fils de Dieu, et de conduire ses lecteurs à la vie éternelle par la foi en lui : XX, 31. Probablement aussi entend-il combattre les erreurs naissantes qui mettaient en doute l'unité du Christ et la réalité de sa nature humaine, en attendant d'aboutir au siècle suivant au dangereux courant hérétique qui a reçu le nom de gnosticisme. ♦ Certaines différences de style entre l'Apocalypse et l'Évangile ont fait supposer que, dans la rédaction de ce dernier, l'apôtre aurait eu recours à l'aide d'un disciple. Il était parvenu à un âge très avancé ; les souvenirs qu'il rapporte sont le fruit de longues prédications et méditations, auxquelles il a donné une forme très personnelle. La critique rationaliste en a tiré argument contre l'historicité de son livre, et des batailles acharnées se sont livrées à ce sujet. En réalité, nul ne donne plus que Jean l'impression d'un témoin oculaire ; ses récits dépassent parfois ceux de saint Marc par leur caractère concret et vécu. (Voir par exemple l'appel des premiers disciples : I, 35-51 ; et l'apparition au bord du lac de Tibériade : XXI, 1-23). Pour les discours, il est incontestable que la forme est de l'Évangéliste dans une large mesure ; mais on ne saurait le suspecter en aucune manière d'avoir altéré la pensée du Sauveur. De plus, certaines sentences simples, frappantes, faciles à retenir (je suis le pain de vie ; je suis le bon pasteur ; je suis la voie, la vérité et la vie, etc.) sont sans doute la reproduction littérale des paroles du Sauveur. L'antiquité aimait à appeler le vieil apôtre Jean le Théologien ; sa théologie est l'écho authentique et fidèle de l'enseignement du Maître. ♦ « Osons proclamer — disait au IIIe siècle Origène — que la fleur de toutes les Écritures, ce sont les Évangiles, mais la fleur des Évangiles c'est l'Évangile livré par Jean, et personne ne peut en percevoir le sens qui n'a pas reposé sur le cœur de Jésus ou qui n'a pas reçu de Jésus Marie pour mère. »
BOTTICELLI — Saint Jean
1 Au commencement était le Verbe,
et le Verbe était auprès de Dieu ;
et le Verbe était Dieu. [1-18. Le quatrième Évangile commence par une page grandiose où l'Aigle révèle que Jésus est le Verbe éternel, le Logos fait homme. Ce nom est donné au Christ, en dehors du prologue de l'Évangile, au début de la première Épître (I, 1) et dans un passage de l'Apocalypse (XIX, 13) ; mais il n'est jamais mis sur les lèvres du Sauveur : réserve significative qui montre avec quel soin Jean distingue l'histoire de la spéculation théologique. Il n'a pas emprunté le terme de Logos au Juif alexandrin Philon. L'expression de Logos lui a paru la meilleure pour exprimer les rapports du Père et du Fils, la distinction des personnes dans l'unité d'une nature spirituelle, De plus, elle était familière à ses lecteurs. Ceux-ci avaient, grâce aux livres les plus récents de l'Ancien Testament, la notion d'une Sagesse éternelle assistant Dieu dans la création et apparaissant presque comme une personne : Proverbes VIII, 22-36 ; Sagesse VII, 25 suiv. ; Ecclésiastique XXIV, 3 suiv. Ils savaient que Dieu avait créé le monde par sa Parole : Genèse I ; Psaume XXXIII, 6, etc. Saint Paul avait appelé le Christ Sagesse, image et plénitude de Dieu, et lui attribuait dans la création le même rôle qu'à la divine Sagesse (I Corinthiens I, 24, 30 ; II, 6 ; Colossiens I, 15, 16, 19 ; II, 9 ; Éphésiens I, 23, etc.) — d'accord avec la prédication primitive, il avait manifesté une tendance caractéristique à identifier à la Parole, au Logos, non seulement le message évangélique qui a pour objet le Christ (Luc I, 2 ; Actes VI, 7 ; XII, 24 ; XIX, 20), mais le Christ lui-même : Colossiens I, 25-28. Le terrain était donc bien préparé.]
[1-2. Réminiscence évidente du premier verset de la Genèse. Le Verbe était auprès de Dieu, avec Dieu, en Dieu, menant la même vie que lui, dès le commencement, c'est-à-dire de toute éternité puisqu'il est affirmé en même temps qu'il était Dieu : par conséquent, pluralité de personnes dans l'unité de nature.]2 Il était au commencement auprès [de Dieu]. 3 Tout a été fait par lui ;
et sans lui n'a été fait
rien de ce qui existe. [3-4. Rôle créateur du Verbe : tout sans exception a été fait par lui. Il est en outre source de vie et de lumière pour les hommes. Certains commentateurs, à la suite de plusieurs Pères de l'Église, ponctuent autrement : Ce qui a été fait était vie en lui ; les créatures, avant d'exister, étaient idéalement présentes à son intelligence. Sens acceptable, mais qui fait appel à une conception exemplariste dont on ne trouve nulle part trace chez saint Jean.]4 En lui était la vie,
et la vie était la lumière des hommes ;5 et la lumière luit dans les ténèbres,
et les ténèbres ne l'ont pas arrêtée. [5. Les ténèbres ne l'ont pas arrêtée : Attitude des hommes à l'égard du Verbe incarné. Autre traduction : Les ténèbres ne l'ont pas saisie, n'ont pas pu s'en emparer.]6 Un homme parut, envoyé de Dieu ;
son nom était Jean.7 Il vint en témoin
pour rendre témoignage à la lumière,
afin que tous crussent par lui.8 Il n'était pas lui, la lumière ;
mais [il vint] pour rendre témoignage à la lumière.9 La lumière, la vraie,
venait dans le monde. [9-13 La vraie lumière venait, faisait son entrée dans le monde — et non pas, comme on traduit trop souvent avec un pléonasme inutile : Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Il est venu parmi les siens, au milieu du peuple juif, et les siens, dans leur ensemble, ne l'ont pas accueilli, drame de l'incrédulité d'Israël qui est comme la toile de fond du quatrième Évangile. Mais à ceux qui l'ont reçu, qui ont cru en lui (comparer XX, 31), le Verbe a donné la faculté de devenir enfants de Dieu, par une naissance nouvelle, une génération spirituelle entièrement due à Dieu (comparer III, 1 suiv.). La leçon qui lit cette phrase au singulier et entend du Verbe la naissance surnaturelle (allusion à son origine céleste et peut-être à la conception virginale) a sa probabilité.]
celle qui éclaire tout homme,10 Le Verbe était dans le monde,
et le monde a été fait par lui,
et le monde ne l'a point connu.11 Il est venu chez lui,
et les siens ne l'ont pas accueilli,12 Mais à tous ceux qui l'ont reçu,
il leur a donné le pouvoir
de devenir enfants de Dieu,
à ceux qui croient en son Nom,13 qui sont nés, non du sang,
ni de la volonté de la chair,
ni de la volonté de l'homme,
mais de Dieu,14 Et le Verbe s'est fait chair,
et il a habité parmi nous,
et nous avons contemplé sa gloire,
gloire comme celle qu'un Fils unique [reçoit] de [son] Père,
plein de grâce et de vérité. [14. Explication dernière et formule décisive : le Verbe est devenu chair, c'est-à-dire homme, et il a habité, campé, fixé sa tente parmi nous (sans doute réminiscence du Tabernacle, demeure de Dieu dans l'ancienne Alliance). Et nous (les disciples, témoins oculaires, ou simplement l'Évangéliste parlant au pluriel) avons contemplé sa gloire : dans ses miracles, à la transfiguration, dans sa passion et dans sa vie ressuscitée (II, 11 ; III, 14 ; XII, 23, 28, 32 etc.). Cette gloire est identifiée à celle qu'un fils unique peut recevoir de son Père.]15 Jean lui rend témoignage et s'écrie :
C'est celui dont j'ai dit :
Celui qui vient après moi
est passé devant moi,
parce qu'il existait avant moi. [15. Résumé pittoresque du témoignage du Précurseur, qui sera repris au verset 30.]16 Et c'est de sa plénitude
que nous avons tous reçu,
et grâce sur grâce, [16-17. Le Verbe possède la plénitude de grâce et tous les croyants y ont participé. Moïse n'avait donné au monde que la Loi ; Jésus-Christ lui apporte la grâce dont il est la source, et la vérité qui en constitue un aspect essentiel.]17 Car la Loi a été donnée par Moïse,
mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-[Christ].18 Personne n'a jamais vu Dieu ;
un Dieu Fils unique,
qui est dans le sein du Père,
lui l'a fait connaître. [18. La vérité apportée par le Christ est la révélation de Dieu, impossible à tout autre qu'à lui, car lui seul a contemplé l'essence divine.]
19 Et voici quel fut le témoignage de Jean, quand les Juifs lui envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites pour lui demander : Qui es-tu ?
29 Le lendemain, il aperçoit Jésus venant à lui, et il dit : Voici l'Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde. [29-36. L'Agneau de Dieu : Symbole de pureté ; peut-être aussi allusion à la prophétie d'Isaïe LIII, 4, 7, 11, sur le Messie souffrant.]
35 Le lendemain, Jean se trouvait encore là, avec deux de ses disciples,
43 Le lendemain, il décida de partir pour la Galilée, et il rencontre Philippe. Et Jésus lui dit : Suis-moi.