La tradition est unanime à attribuer le quatrième Evangile à l’apôtre saint Jean. Tous les Pères qui parlent de l’auteur de cet évangile désignent saint Jean. Il en est de même des manuscrits et des canons, à commencer par celui de Muratori. Saint Théophile, septième évêque d’Antioche († 180), saint Irénée († 202), Clément d’Alexandrie († 217), Tertullien (190) nomment sans hésitation l’Apôtre bien-aimé. Saint Irénée nous apprend qu’il composa ce livre à Ephèse, où il vécut jusqu’au règne de Trajan (98-117). Suivant saint Jérôme, il fut le dernier des écrivains sacrés, et il se mit à l’œuvre au retour de Patmos, à la prière des pasteurs et des fidèles de l’Asie-Mineure. Il avait 90 ans suivant saint Epiphane, et probablement davantage.
Dès le milieu du second siècle, cinquante ans après sa publication, le quatrième évangile était partout connu comme l’œuvre de saint Jean.
Le témoignage de la tradition se trouve confirmé de tout point par les caractères de l’ouvrage. Il suffit de l’étudier avec attention pour se convaincre qu’il a paru après les trois autres, sur la fin du premier siècle, que celui qui l’a écrit, bien qu’il vécût parmi les Gentils, était né en Judée, qu’il avait été témoin des faits qu’il rapporte, et qu’il faisait partie du collège apostolique, enfin qu’il ne saurait être que saint Jean.
A. Cet évangile a été composé après les trois synoptiques. ― Il en révèle l’existence de deux manières : par son silence sur certains points et ses allusions sur d’autres. ― 1° D’abord son silence le suppose. Quoiqu’il sache très bien la durée de la prédication du Sauveur et qu’il en distingue les années par l’indication des solennités pascales, les faits qu’il rapporte ne remplissent qu’une petite partie de ce temps. On voit qu’il se tient dispensé de tout dire ou plutôt qu’il ne cherche qu’à suppléer aux omissions des synoptiques relativement au but qu’il se propose. Aussi est-il très bref sur le ministère du Sauveur en Galilée, et passe-t-il sous silence des périodes entières de son ministère, tandis qu’il rapporte longuement ses voyages à Jérusalem à l’époque des principales fêtes. Aussi, quoiqu’il ait en vue d’établir la divinité de Jésus-Christ, quoiqu’il en donne pour preuve ses miracles et qu’il les suppose très nombreux, il se borne à en décrire un petit nombre, sept seulement, la plupart passés sous silence par ses devanciers. Il omet la délivrance des possédés, la déclaration du Père éternel au Jourdain et au Thabor, l’adjuration du grand prêtre, la prophétie sur Jérusalem, etc. ― 2° Il fait plusieurs fois allusion aux autres évangélistes. Par exemple, au chapitre 1, il met sur les lèvres de Jean-Baptiste ces paroles : « J’ai vu l’Esprit-Saint descendre sur la tête du Sauveur. » Or, ce fait n’est connu que par saint Matthieu et saint Luc. Au chapitre 3, après avoir dit que Jean-Baptiste et Notre-Seigneur baptisaient en même temps, il fait observer que le Précurseur n’était pas encore incarcéré : or l’emprisonnement de Jean-Baptiste n’est rapporté que par les synoptiques, et l’observation faite en cet endroit ne paraît avoir d’autre fin que d’écarter l’idée, qui pourrait venir en les lisant, que le ministère de saint Jean a fini aussitôt qu’a commencé celui du Sauveur. Au chapitre 11, il dit que Lazare était de Béthanie, bourg de Marie et de Marthe. Or, il n’a pas encore parlé de ces deux sœurs, et elles ne peuvent être connues du lecteur que par d’autres récits. Au chapitre 18, les premiers versets semblent renvoyer aux synoptiques pour la scène de l’agonie, et le trente-deuxième rappelle expressément une prédiction qui n’est rapportée que par eux. Il parle des douze, en divers endroits, comme d’une société bien connue, sans en mentionner l’origine nulle part ; seulement on voit qu’il entend par là ceux que les synoptiques placent dans les canon des Apôtres. Enfin on peut remarquer que dans tout son récit, il est attentif à deux choses : à ne pas redire ce que les autres ont dit, ou bien à les confirmer et à les compléter par de nouveaux détails. Ainsi il ne répètera pas le récit de l’institution de l’Eucharistie ; mais il rapportera la promesse que Notre-Seigneur en avait faite, après la multiplication des pains. Il passera sous silence la naissance du Sauveur à Bethléem, la confession de saint Pierre à Césarée, les paroles du Père éternel au Jourdain et au Thabor, la résurrection de la fille de Jaïre et du fils de la veuve de Naïm, l’entrée triomphante du Sauveur à Jérusalem et l’application qu’il se fait de la figure de Jonas ; mais il mentionnera la croyance où l’on était sur le lieu où le Messie devait naître, le nom de Céphas imposé à saint Pierre, la mission que son Maître lui donne de paître les agneaux et les brebis, la promesse qu’il fait de relever en trois jours le temple de son corps, la résurrection de Lazare qui donne lieu au triomphe du Fils de Dieu, la voix du Père éternel s’engageant à le glorifier. C’est ainsi que nos évangiles, loin de se combattre, s’expliquent et se soutiennent les uns les autres.
B. Il a écrit vers la fin du premier siècle. ― 1° En effet, il suppose que tout est changé à Jérusalem et dans la Judée. Quand il parle des ennemis du Sauveur, il ne dit pas le peuple ou la foule, mais les Juifs, comme pour rappeler un peuple qui a perdu sa nationalité et auquel il a cessé d’appartenir. Il dit la Pâque des Juifs, comme s’il en connaissait déjà une autre, et il nomme les chrétiens, les frères, sans crainte d’équivoque. ―2° Il rappelle les principales prophéties dont on vit l’accomplissement dans la dernière partie du premier siècle : le martyre de saint Pierre ; la réprobation des Juifs ; la vocation des Gentils ; l’universalité du christianisme. Sur tous ces points il est plus exprès que saint Paul lui-même, et nul n’est plus attentif à montrer comment les Juifs ont mérité leur malheureux sort. ― 3° Le style de cet évangile et ses analogies avec celui des trois épîtres qui portent le nom de saint Jean donnent lieu de penser qu’il est de la même époque, ou que saint Jean l’a écrit lorsqu’il était déjà d’un âge fort avancé. Déjà le bruit courait qu’il ne mourrait pas. Déjà l’on voyait s’accomplir les prédictions de saint Paul à Milet : on commençait à parler d’Antéchrist, les mots Verbe, vie, lumières, ténèbres, devenaient familiers aux Gnostiques, et l’on voyait se propager les erreurs que l’évangile réfute.
C. L’auteur vivait parmi les Gentils et il écrivait pour eux. ― De là plusieurs particularités, qu’on chercherait en vain dans le premier évangile. Ainsi il a soin de traduire en grec tous les noms hébreux qu’il emploie. Il dit la mer de Galilée, la même que celle de Tibériade. Il donne un grand nombre de détails géographiques qui eussent été superflus, s’il s’était adressé à des habitants de la Judée. Quand il parle des Juifs, il entend, non les vrais Israélites, ni même simplement les habitants de la Palestine, mais les ennemis du Sauveur, les aveugles volontaires qui ont refusé de le reconnaître pour le Messie et qui l’ont fait attacher à la croix. Enfin il a soin de relever, dans les discours ou dans la vie de Notre-Seigneur, tout ce qui a trait aux Gentils et qui est de nature à leur donner confiance.
D. Il était Hébreu d’origine. ― C’est ce que prouvent : 1° Les idiotismes de son langage. Quoique le dernier évangile ait moins d’hébraïsmes que l’Apocalypse, il en contient pourtant un grand nombre. Citons : Amen, amen, qui revient vingt-cinq fois et qu’on ne retrouve ainsi redoublé que chez lui ; « se réjouir de joie, les fils de perdition, etc., » et les passages de l’Ancien Testament cités assez librement, mais d’après l’original. ― 2° Le caractère profondément hébraïque de sa composition. On peut remarquer l’uniformité des phrases, l’emploi fréquent du parallélisme, l’absence de toute période, des séries de propositions juxtaposées à la suite l’une de l’autre, sans coordination, sans liaison exprimée, ou qui ne se lient que par un mot commun, parfois des phrases répétées comme des refrains, certaines irrégularités dans la construction, les sens les plus inusités donnés aux particules. Pour toutes conjonctions et et donc. Et est mis pour mais, pour car, pour c’est pourquoi, pour ainsi, pour comme, pour c’est-à-dire, etc. ― 3° La foi religieuse, les idées, les sentiments et les images dont l’âme de l’écrivain est remplie. On sent que l’auteur a été élevé dans l’attente du Messie et dans la méditation de l’Ancien Testament. Les figures de la Loi et les oracles des prophètes abondent, comme dans l’Apocalypse. Le Sauveur est le vrai temple, le serpent d’airain, la manne du désert, l’Agneau pascal, etc.
E. Il avait habité la Palestine. ― C’est ce que prouve la connaissance qu’il a de la langue hébraïque, presque étrangère aux Israélites de la dispersion, jointe à celle qu’il montre de la topographie et des usages de la Terre Sainte. La Galilée, les bords du lac de Génésareth, son étendue, l’existence simultanée de deux localités du nom de Cana et de Bethsaïde, l’élévation relative de Cana et de Capharnaüm lui sont connus. Il connaît également la Judée et la Samarie. Il dit la distance de Jérusalem à Béthanie. Il indique avec précision la vallée du Cédron et le jardin de Gethsémani, l’étang de Siloé, la porte des brebis, le Prétoire et le Golgotha. En fait de mœurs, il sait les sentiments des Juifs à l’égard des Samaritains et des infidèles, l’opposition et le caractère des partis qui divisaient la nation, le mépris des pharisiens pour la multitude ignorante, les usages introduits par la conquête la domination romaines, l’usage des ablutions chez ses compatriotes, celui des excommunications dans la synagogue, etc.
F. Il faisait partie du collège apostolique. ― En effet : ― 1° Il se donne pour témoin des faits qu’il retrace, et l’on ne saurait douter qu’il ne le fût, quand on considère la fraîcheur de ses tableaux, la vivacité de ses traits, la précision de tous les détails. Nul ne caractérise mieux les scènes et les acteurs ; nul n’indique avec plus de détails les circonstances de temps, de lieux, de nombre. Tous les portraits sont vivants ; tous les faits localisés. Telle parole fut dite à Béthanie, à Ennon ou sur les bords du Jourdain, telle autre auprès du puits de Jacob. Telle discussion eut lieu sous le portique de Salomon, à cause de la rigueur de la saison. Pour plusieurs incidents, il indique l’heure de la journée. Si ces remarques sont vraies, elles ne peuvent venir que d’un témoin oculaire. Or, elles sont d’autant moins suspectes qu’elles étaient indifférentes au but de l’auteur et qu’elles eussent compromis son succès, si l’on eût pu les trouver fausses. ― 2° Il paraît se donner positivement pour Apôtre. C’est ce qui semble résulter des détails minutieux où il entre sur la vie intime du Sauveur, sur ses rapports secrets avec ceux qui lui sont le plus unis, sur ses dispositions personnelles. Depuis les premiers jours de sa prédication, jusqu’aux derniers moments de son séjour sur la terre, rien de ce que le divin Maître a dit ou fait ici-bas n’a échappé à ses regards. Il rapporte de préférence les incidents les plus secrets, ses paroles à André, à Nathanaël, à la Samaritaine ; ses avis à Judas, ses prières à son Père, ses confidences de la dernière Cène, etc. Comment eût-il connu tous ces détails, s’il n’avait vécu dans l’intimité du Sauveur, avec ses plus familiers amis ?
G. Enfin, il ne peut être que l’auteur de l’Apocalypse et de l’Epître catholique, dite ad Parthos, le second des fils de Zébédée, le disciple bien-aimé, le fils adoptif de Marie, en un mot l’apôtre saint Jean.
1° Tout le monde convient aujourd’hui de l’authenticité de l’Apocalypse, et jamais on n’a mis en doute celle de la première Epître attribuée à saint Jean. Or, il y a entre ces écrits et le quatrième évangile des rapports aussi nombreux que frappants. On trouve dans chacun les mêmes préoccupations, les mêmes tendances dogmatiques et polémiques. Le style présente les mêmes caractères, la même naïveté unie à la même élévation et à la même profondeur. C’est le même langage au fond, sauf, dans l’Apocalypse, plus de poésie et des irrégularités plus nombreuses.
2° Si l’évangéliste est un des fils de Zébédée, c’est le second, sans aucun doute, le premier ayant été mis à mort avant la dispersion des Apôtres. Or, il ne paraît pas douteux que l’auteur du quatrième évangile n’eût cette qualité. Ce qui le prouve, c’est surtout le silence qu’il garde sur ces deux frères. Quoiqu’ils aient dû intervenir bien des fois dans les scènes qu’il retrace, comme étant des amis privilégiés du Sauveur, quoiqu’ils tiennent une place si considérable dans l’Evangile et dans les Actes, jamais il ne les signale dans ses récits. Il ne nomme pas même leur mère, bien que nous soyons assurés de sa présence par les synoptiques. Une fois seulement il mentionne les enfants de Zébédée ; mais c’est au dernier chapitre, dans une sorte d’appendice ; et il ne les met pas à la tête des apôtres, comme ils sont toujours d’ailleurs, mais au dernier rang, entre les apôtres et de simples disciples. Comment expliquer cette particularité ? Elle ne peut avoir pour cause, ce semble, que la modestie de l’auteur, qui veut imiter celle de son Maître et s’effacer autant qu’il lui est possible.
3° On peut par le même procédé dégager plus directement encore du récit évangélique la personnalité de saint Jean. En effet, son nom ne paraît nulle part. Dans les endroits où l’on croit devoir le trouver, on lit : un disciple, l’autre disciple, celui qui a vu le fait de ses yeux. Non seulement il évite de mêler le nom de saint Jean à ceux des apôtres, il semble même oublier qu’on le lui donne : car toutes les fois qu’il parle du Précurseur, il l’appelle simplement Jean, sans ajouter à ce nom, comme les synoptiques, comme Josèphe lui-même, le titre qui le caractérise, le Baptiste, singularité d’autant plus remarquable que cet évangéliste a coutume de désigner ses personnages de la manière la plus précise : Thomas Didyme, Céphas qu’on appelle Pierre, Judas non l’Iscariote, Nicodème qui vint à Jésus la nuit. La raison de cette différence est la même que nous avons indiquée plus haut. Ce n’est pas que l’évangéliste avait connu le Précurseur avant qu’on lui donnât ce surnom ; car saint Matthieu ne l’avait-il pas aussi connu à la même époque ? C’est que tandis que les synoptiques croient devoir distinguer Jean-Baptiste de Jean l’Apôtre, lui n’a pas cette idée : il n’imagine pas que personne puisse confondre avec lui, ou seulement rapprocher de sa personne, l’illustre précurseur du Messie.
4° Un dernier indice, plus convaincant encore, c’est l’amour tendre, délicat, religieux, qui respire dans cet évangile pour Jésus et pour Marie. Il suffit de lire le récit du miracle de Cana, celui de la résurrection de Lazare ou de la dernière Cène, et surtout l’entrevue suprême du Sauveur et de sa mère, au Calvaire, pour reconnaître l’affection pieuse, émue, reconnaissante de l’Apôtre bien-aimé et de l’enfant adoptif. C’est bien lui qui a dû nous transmettre ces touchants détails. Lui seul devait y attacher cette importance, les recueillir avec cette sollicitude et nous les transmettre avec cette fidélité.
Ainsi l’étude du quatrième évangile confirme pleinement le témoignage de la tradition. Il ne faut donc pas s’étonner si nos rationalistes n’osent plus en nier ouvertement l’authenticité, s’ils se réduisent à dire que les disciples de saint Jean ont pu l’écrire quelques années après sa mort, une trentaine d’années au plus. Ewald, plus décidé dans son langage, dit qu’il faut avoir perdu l’esprit pour en contester la propriété à celui dont il porte le nom.
Plusieurs Pères ont dit que le premier dessein de saint Jean a été de combler une lacune des synoptiques, en retraçant la partie de la prédication du Sauveur qui a précédé l’emprisonnement de son Précurseur, et en mettant en relief le côté spirituel et mystique de sa vie et de sa doctrine. Mais si l’on étudie l’évangile même, on sera convaincu que la principale intention de l’auteur a été de venger la personne du divin Maître des attaques des premiers hérétiques, ou plutôt de fortifier la foi des chrétiens à l’égard des dogmes contestés à cette époque, la divinité de Jésus-Christ, son union substantielle avec son Père et celle qu’il veut avoir avec nous par son esprit et par sa grâce. L’évangéliste l’affirme lui-même expressément : « Ceci a été écrit afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et afin que croyant, vous ayez la vie en son nom. »
Il n’avait pas besoin, pour arriver à son but, d’écrire l’histoire du Sauveur en entier, ni de reproduire tout son enseignement. Aussi fait-il un choix et s’attache-t-il de préférence à ce que les autres ont omis. Les discours qu’il rapporte sont ceux où le divin Maître atteste sa dignité de Fils de Dieu, et l’union que ses membres doivent avoir avec lui ; les miracles qu’il retrace, ceux où paraissent avec le plus d’éclat ses perfections et ses desseins. Les autres faits sont en petit nombre et destinés presque uniquement à lier ensemble les discours et les miracles, et à faire des uns et des autres une démonstration lumineuse du christianisme. Divinité du Sauveur, rédemption des âmes par la vertu de son sang, adoption des fidèles comme enfants de Dieu, justification intérieure par la grâce, à la seule condition d’une foi sincère et pratique : tels sont les dogmes auxquels il s’attache et sur lesquels il s’efforce d’affermir la foi du lecteur. Tous les récits comme tous les discours se rapportent là. Croire à Jésus-Christ, comme au Messie et au Fils de Dieu, croire à sa nature divine, à sa puissance, à sa charité, à sa résurrection : voilà le but constant et la conclusion inévitable de tous les chapitres.
Quelles que soient les limites dans lesquelles il se resserre et les lacunes que présente son récit, l’œuvre répond au dessein de l’auteur. Il est difficile de trouver un livre qui offre plus d’unité, une marche plus droite, un progrès plus constant, une cohésion plus étroite de toutes les parties.
1° Dans un prologue aussi bref que sublime, l’évangéliste dit ce que le Verbe a toujours été dans l’éternité et ce qu’il a voulu devenir dans le temps. Lumière et vie par essence, connaissance et activité infinies, il s’est fait par l’Incarnation principe de foi et source de vie surnaturelle pour les âmes. Telle est la grande vérité, tel est le mystère dont l’ouvrage offre le développement et la preuve. L’auteur entre aussitôt en matière. Rien sur l’origine temporelle ni sur la jeunesse du Sauveur. Il commence par l’histoire de sa prédication. Les faits et les discours dont elle se compose sont en harmonie avec le programme de l’évangéliste. Mais de cette révélation progressive du Verbe fait chair, résultent deux effets contraires : dans les âmes droites une foi qui devient de plus en plus ferme ; dans les esprits prévenus et orgueilleux une hostilité toujours croissante. Le Sauveur apparaît comme source de vie à Cana, au puits de Jacob, dans la multiplication des pains, dans la guérison des malades, dans la résurrection des morts. Il s’annonce comme principe de lumière dans la guérison de l’aveugle-né, mais surtout dans son enseignement et dans ses révélations, lorsqu’il fait voir que rien ne lui est caché, lorsqu’il dit qu’il vient rendre témoignage de la vérité, qu’il est la Vérité même, qu’il donnera son esprit à ses apôtres pour instruire le monde entier. L’opposition ne tardant pas à éclater, ses auditeurs se divisent en deux parties contraires. Un certain nombre, destinés à former le noyau de son Eglise et à lui fournir des ministres ouvrent leur cœur à ses paroles et se montrent dociles à ses enseignements. Les autres, les plus nombreux, ceux qui possèdent l’autorité et l’influence, ferment les yeux à la lumière et s’irritent contre le prédicateur. Le divin Maître s’efforce de dissiper leurs ténèbres et de désarmer leur hostilité : eux ne songent qu’à le prendre en défaut et à le convaincre d’erreur. C’est une lutte continuelle de la lumière contre les ténèbres, de la vie contre la mort. A la fin, leur malice toujours déjouée, éclate d’une manière terrible. Ils se décident à le mettre à mort : ils le crucifient. Mais son immolation devient son triomphe. En sortant vivant du tombeau, il confirme la foi de ses disciples et fonde inébranlablement son Eglise.
2° La liaison des parties n’est pas moins parfaite que l’unité du but. Tous les faits rapportés dans l’évangile ont pour fin d’amener un discours, de symboliser une idée, de rendre une instruction plus frappante ; tous les discours ont dans les faits un complément ou une traduction sensible ; et par les uns comme par les autres, l’évangéliste tend à son but, en montrant comment la foi s’est établie au commencement dans les cœurs droits, et quels ont été la malice, l’obstination et le malheur de ceux qui sont restés incrédules. Aussi l’histoire et la doctrine sont-elles fondues ensemble d’une manière indissoluble, et l’on ne conçoit pas qu’on ait pu dire que les discours étaient des interpolations. « L’évangile de saint Jean est comme la robe sans couture du Sauveur, a dit Strauss lui-même. Il n’y a pas moyen d’en rien détacher : il faut accepter tout comme authentique ou tout rejeter. »
Saint Jean a un langage qui le distingue des autres évangélistes. Les discours qu’il rapporte et les tableaux qu’il trace ont, pour la forme et pour le fond, un caractère particulier.
Son vocabulaire n’est pas abondant. Les mêmes termes reviennent sans cesse, parce que la doctrine roule constamment sur les mêmes idées ; mais tous ces termes saisissent l’âme, toutes ces idées l’élèvent et la tiennent en présence des plus grandes et des plus saintes réalités. C’est Dieu, vérité absolue, dont l’éclat rayonne à travers les ténèbres ; c’est le Verbe, le Fils unique de Dieu, son expression parfaite, qui vient ici-bas pour faire connaître et honorer son Père, et à qui son Père rend témoignage par la parole et par les œuvres. Un certain nombre écoutent sa voix et ouvrent les yeux à sa lumière. Ceux-là ayant en eux son esprit et sa vie, sont appelés à partager sa gloire. Mais la plupart refusent d’écouter ses enseignements et d’obéir à ses lois. Loin de devenir des enfants de Dieu comme les premiers, ils seront des enfants du démon ; ils n’ont pas la vie en eux : ils n’arriveront pas à la gloire. Voilà ce qui est annoncé dès le premier chapitre, versets 11 et 12, et qu’on ne cesse de voir et d’entendre dans tout le cours de l’Evangile.
Il a des expressions qui lui sont propres, surtout pour rendre les rapports du Père avec le Fils et du Fils avec nous : Etre chez Dieu, être dans le Père, demeurer en Dieu, naître de Dieu, marcher dans la lumière, dans les ténèbres, etc. Il dit le Père, le Fils, d’une manière absolue. Il a des tournures qu’il affectionne et qu’il répète : En cela, cela est. Quant à ces métaphores si souvent employées, lumière, vie, ténèbres, mort, mensonge, on ne peut pas dire qu’elles lui soient propres ; car on les trouve aussi dans les prophètes, dans saint Paul et même dans les synoptiques ; mais elles se lisent à toutes les pages de son évangile. Comme elles étaient familières aux gnostiques qu’il avait à réfuter, c’était pour lui une nécessité d’y revenir souvent, en revendiquant pour l’Homme-Dieu et pour sa doctrine les perfections que ces hérétiques attribuaient aux créations fantastiques de leur imagination.
Il aime les sentences brèves et détachées, il se plaît à énoncer ses pensées simplement, à la suite l’une de l’autre, comme autant d’intuitions, sans conjonctions ni pronoms relatifs, ce qui n’empêche pas qu’étant unies par le fond, elles ne produisent dans leur ensemble un grand effet. Au lieu de déduire, il affirme, ou plutôt il atteste ce qu’il voit ou ce qu’il a vu, et il se plaît à répéter les mots et les pensées, comme les vieillards, dit Michaëlis, qui ont recours à ce moyen pour graver leurs maximes dans les esprits.
En fait de figures, il emploie souvent l’antithèse, pour faire ressortir ses idées. Il oppose les lumières aux ténèbres, ceux qui sont nés de Dieu à ceux qui sont nés des hommes, Jésus-Christ à Moïse, la loi à la grâce, les fidèles aux incrédules ; ou bien après avoir affirmé une chose, il nie la chose opposée. Il paraît aimer aussi l’apposition qui se formule par c’est-à-dire, à savoir.
Mais ce qui caractérise saint Jean, c’est moins la forme extérieure du langage que le fond de la pensée.
Mais ce qui caractérise saint Jean, c’est moins la forme extérieure du langage que le fond de la pensée.
Tout ce qu’il décrit est sensible et vivant. On croirait assister aux scènes qu’il retrace et avoir sous les yeux les acteurs. Ses récits sont autant de drames, pleins de vérité et de mouvement. Il fait parler ses personnages, comme saint Marc, et quelques mots lui suffisent pour les faire connaître.
Avec le talent de peindre, au degré le plus éminent, saint Jean a le don d’éveiller la pensée et de s’énoncer d’une manière frappante. Il sait donner un corps aux choses les plus abstraites et faire apparaître le monde idéal et surnaturel à travers les réalités de l’ordre naturel et terrestre. Chez lui, tous les tableaux sont des emblèmes ; l’importance des faits qu’il rapporte est dans les idées qu’ils suggèrent ; le présent figure l’avenir ; chaque mot renferme une prophétie, une leçon, un mystère.
Autant il est profond dans ses symboles, autant est-il sublime dans ses conceptions. Nul n’a le regard aussi hardi et aussi sûr. Tout ignorant qu’il est des choses de la terre, ce pêcheur de Galilée, inspiré par l’Esprit-Saint, ne craint pas de traiter de celles du ciel. Il ne veut voir dans l’Homme-Dieu lui-même que ce qu’il a de plus divin ; et les vérités qu’il nous révèle suffisent pour éclairer la foi, nourrir l’espérance et animer la charité jusqu’à la fin des siècles.
Vivacité, profondeur, sublimité, voilà, en résumé, ce qui distingue cet évangile, ce qui l’a fait appeler par les Saints Pères l’Evangile de l’Esprit, ce qui fait que les cœurs purs y trouvent tant de charmes. Il n’est pas de livre où la divinité du Verbe rayonne avec tant d’éclat. Œuvre merveilleuse, sans modèle comme sans égale, qui porte en effet la preuve de son inspiration et de sa véracité, et qu’on ne pouvait mieux caractériser que par cette figure d’aigle qu’on lui a donnée pour emblème. (L. BACUEZ.)
1 Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. [1.1 Et le Verbe était en Dieu. Comparer à Jean, 14, 10 : Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père, et que le Père est en moi ? ― « Le choix de ce mot, Verbe, Logos, n’a pas été fait au hasard par saint Jean, ni d’une manière arbitraire. Il paraît lui avoir été révélé. Que le Fils de Dieu l’ait fait connaître à saint Jean avant de sortir de ce monde, ou que la révélation en ait été faite à cet Apôtre au moment où il écrivait l’évangile, c’est ce que rien ne détermine avec certitude ; mais nous savons qu’à Patmos, saint Jean reçut des assurances à cet égard : « Le nom dont on l’appelle est le Verbe de Dieu, » lisons-nous dans l’Apocalypse. Certains passages de l’Ancien Testament pouvaient suffire pour en suggérer l’idée. Dans ces textes, la création est attribuée au Verbe ou à la parole de Dieu. Ce Verbe est personnel. Il s’identifie avec la Sagesse et avec l’Ange de Dieu. Quoi d’étonnant qu’au temps du Sauveur ce mot fût employé chez les Juifs pour désigner le Fils éternel de Dieu ? Saint Paul paraît sanctionner cet usage, aussi bien que saint Jean, en parlant de la parole de Dieu vivante et agissante, qui discerne les pensées de l’esprit et les intentions du cœur. Aussi la difficulté pour l’évangéliste n’était pas de faire reconnaître aux Juifs qu’il y a en Dieu un Verbe personnel et tout-puissant, mais de les convaincre que Jésus était ce Verbe. D’ailleurs, la connaissance de la doctrine révélée sur les trois personnes divines était donnée, le nom de Verbe ne devait-il pas s’offrir de lui-même à l’esprit pour désigner la seconde ? Les rapports du Père avec le Fils ont une analogie frappante avec ceux qui existent entre notre esprit et notre parole ou notre verbe. Il était naturel d’appeler le Fils de Dieu, la Parole du Père. Saint Jean n’avait donc pas d’emprunt à faire, ni à Platon (429-348), ni à Philon († 55). Et que leur aurait-il emprunté ? ― Si Platon parle de Logos dans sa théorie de la création ou plutôt de la disposition originelle des choses, il donne à ce terme un sens fort différent de celui de saint Jean. Le Logos du philosophe grec n’est pas une personne, mais une abstraction, la raison de Dieu, réceptacle de toutes ses idées. Il n’a pas conscience de son existence. ― Il en est de même de celui de Philon, autant qu’on peut saisir la pensée de cet auteur, dans les nuages de ses allégories, Philon ne le nomme pas Dieu, le vrai Dieu ; il ne l’identifie pas avec le Messie. Du reste, s’il avait une vraie connaissance du Verbe personnel, on devrait penser qu’il l’a puisée aussi dans la révélation, c’est-à-dire dans les écrits des prophètes et dans les traditions de leurs écoles. » (L. BACUEZ.)]