Contrairement à l’opinion répandue, le livre de Job ne traite pas simplement de la souffrance innocente, considérée en elle-même. Il s’intéresse plutôt au rapport entre cette souffrance et le Dieu tout-puissant. Il présente une quête longue et difficile sur le véritable visage de Dieu, quête qui naît presque inévitablement dans la détresse d’un malheur inexplicable. Quel est ce Dieu, qui semble rester silencieux et laisser faire ? Pourquoi paraît-il même s’acharner sur le malheureux qui n’en peut mais ?
A ces questions les humains apportent en général un système de réponses destinées à satisfaire la raison. Ainsi les amis de Job avec leurs thèses et arguments. Mais que valent ces réponses ? Job les conteste avec tant de vigueur qu’il n’est pas toujours aisé de discerner s’il conteste l’image traditionnelle de Dieu qu’on veut lui imposer ou s’il conteste Dieu lui-même. En tout cas, le SEIGNEUR (YHWH) qui prend la parole à la fin du livre semble n’avoir guère apprécié le zèle apologétique des amis de Job (cf. 13.4-10) : c’est une bien mauvaise note qu’il leur attribue (42.7s).
Tout s’amorce avec la question formulée par l’Adversaire (1.9) : Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Autrement dit, honore-t-il Dieu à cause des avantages qu’il retire de cette attitude, ou bien l’aime-t-il de façon désintéressée ? Aucun croyant ne saurait échapper à cette question. Dieu relève le défi : il ne sera aimé que pour lui-même.
Aux « pourquoi » que Job lance vers le ciel, le livre apporte-t-il, au fond, une réponse ? Quand, aux chapitres 38 et suivants, Dieu prend enfin la parole, ce n’est pas pour répondre, mais pour interroger à son tour. L’être humain retrouve ainsi sa vraie place, celle d’un être responsable devant Dieu, qui doit répondre de lui-même et de ses dires. Mais Dieu reste Dieu. Son mystère ne se laisse enfermer dans aucune formule. L’essentiel n’est pas dans les questions que nous pouvons nous poser à son sujet ni dans d’éventuelles réponses, mais dans le fait souverain qu’il est là.
Le livre se présente comme un drame poétique (3.1–42.6) encadré par deux textes plus courts, principalement en prose :
1.1–2.13 L’épreuve de Job : Ce prologue situe les principaux acteurs du drame : Job et les siens, ses trois amis (Eliphaz de Témân, Bildad de Shouah et Tsophar de Naama) ; Dieu lui-même et les « fils de dieu », des êtres célestes qui forment son entourage, à l’image de la cour des souverains de l’Antiquité ; parmi eux, le Satan, l’Adversaire, l’accusateur, celui qui jette le doute. Les scènes successives de ce prologue nous transportent alternativement au ciel, dans la cour de Dieu, et au pays d’Outs (sur le territoire d’Edom, en Arabie ou dans la région du Hauran, à l’est du cours supérieur de la vallée du Jourdain), là où vivent Job et les siens.
42.7-17 Un épilogue en deux parties : Job intercède pour ses amis (v. 7-9) et Dieu rétablit Job dans son bonheur premier (v. 10-17).
Le drame poétique proprement dit, totalement distinct des scènes du prologue, fait alterner monologues et dialogues selon les articulations suivantes :
Chap. 3 Monologue de Job
Chap. 4–27 Dialogue avec les trois amis : trois cycles comprenant successivement l’argumentation de chacun des amis suivie d’une réponse de Job (4–14 ; 15–21 ; 22–27 ; le troisième cycle paraît cependant irrégulier, cf. 24.18n ; 27.13n). D’une part, les thèses classiques des amis, postulant un lien de cause à effet entre péché (en l’occurrence, peut-être, un péché secret de Job) et malheur ; d’autre part, la protestation de Job, jaillissant de l’expérience vive.
Chap. 28 Poème sur la Sagesse : la Sagesse échappe aux ingénieurs les plus habiles, aux explorateurs les plus hardis. Le lecteur est dès lors invité à ne pas se laisser trop facilement convaincre par les divers arguments échangés jusqu’ici. Dieu, seul sage (v. 23), parle cependant aux humains et leur donne part à la sagesse sous une forme modeste : craindre le Seigneur (YHWH) et s’écarter du mal (v. 28).
Chap. 29–31 Monologue de Job, reprenant sa plainte et ses questions, et débouchant (chap. 31) sur des serments d’innocence qui, en principe, contraignent Dieu à se manifester, ne serait-ce qu’en accomplissant les malédictions conditionnelles que Job a prononcées contre lui-même au cas où il aurait vraiment péché.
Chap. 32–37 Diatribe d’Elihou, nouvel intervenant qui estime que les trois amis n’ont pas été assez convaincants pour réduire Job au silence. Il reprend cependant lui-même plusieurs de leurs arguments, tout en relâchant quelque peu le lien de causalité entre faute et souffrance.
38.1–42.6 Dieu lui-même s’adresse à Job, qui lui répond brièvement à deux reprises (40.3-5 ; 42.1-6).
La lutte acharnée de Job contre l’argumentation traditionnelle de ses amis résulte d’une espérance intime qui continue envers et contre tout de l’habiter. Celle-ci affleure notamment en quelques passages du deuxième cycle de discours. On retrouve ici quelques-uns des « grands textes » du livre. Ainsi :
16.18-22 Dès maintenant, j’ai un témoin dans le ciel – quelqu’un qui, malgré tout, ne peut pas ne pas entendre ma plainte.
17.3 Sois mon garant auprès de toi-même (voir la note).
19.23-27 Je sais que mon rédempteur est vivant. Le rédempteur, en hébreu go’el, était le plus proche parent d’une victime. C’est à lui qu’il revenait de prendre en main la cause de celle-ci, par exemple en poursuivant et en châtiant son meurtrier, en rachetant le malheureux tombé en esclavage, ou en remplissant à sa place des devoirs familiaux. Dépassant les hésitations du chapitre 14 (v. 13ss), Job affirme sa tremblante assurance d’une réhabilitation finale. On a vu se dessiner ici la foi en la résurrection.
Dans ces trois passages, on retrouve l’étonnant dédoublement caractéristique du livre entre l’idée traditionnelle de Dieu et le mystère du Dieu vivant et vrai, en qui se cache l’ultime motif d’espérer encore. Là est la source de l’espérance de Job.
L’originalité du livre de Job est évidente quand on le compare à la littérature connue du Proche-Orient ancien. Le thème du juste souffrant préoccupe déjà les Sumériens une vingtaine de siècles avant l’ère chrétienne, mais les questions posées par Job dépassent largement la conclusion commune des textes non israélites, à savoir la nécessité de se résigner devant l’arbitraire divin. Ce thème brûlant est au contraire l’occasion pour lui de chercher, jusqu’au bout, le vrai visage de Dieu.
Le livre de Job ne ressemble pas non plus aux autres livres de la Bible. On le classe en général parmi les écrits de sagesse (voir « La littérature de sagesse »), mais par sa forme et son thème il diffère fort des Proverbes. On peut le rapprocher de Qohéleth (l’Ecclésiaste) par sa hardiesse à contester ouvertement un certain nombre d’idées reçues, voire de valeurs sacrées, mais sa virulence le place sur un tout autre registre que le pessimisme paisible de Qohéleth. On a également noté des similitudes avec le poème du serviteur humilié et maltraité en Esaïe 52–53, mais la souffrance de Job n’est pas affectée d’une quelconque explication rédemptrice.
Le lien du livre de Job avec le reste de la Bible est cependant profond. Il réside avant tout dans la vérité que Job découvre au terme de sa douloureuse quête. A la fin de son parcours, en effet, Job a appris que, devant Dieu, il ne peut commencer par se poser lui-même, avec ses souffrances, ses angoisses, ses questions, si terribles soient-elles. C’est d’abord Dieu qui est là, avec ses voies mystérieuses et les questions qu’il pose. Nos propres problèmes, et leurs solutions éventuelles, ne viennent qu’ensuite. C’est d’abord Dieu qui est là, avec sa présence englobante qui a seule la puissance d’apaiser : même si cela ne devait rien résoudre, maintenant mon œil t’a vu (42.5).
1 Il y avait au pays d'Outs un homme nommé Job. Cet homme était intègre et droit ; il craignait Dieu et s'écartait du mal. [Le pays d'Outs est habituellement à situer au sud-est du pays d'Israël, dans le territoire d'Edom, en Arabie (cf. Gn 36.28 ; Jr 25.20 ; Lm 4.21), ou au nord-est, chez les Araméens (cf. Gn 10.23 ; 22.21). En tout cas Job n'est pas présenté comme un Israélite. Sur Job, voir Ez 14.14-20 ; Jc 5.11 (cf. le Yobab de Gn 36.33, identifié à Job par un Tg ; Jb 42.17n). Ce nom est peut-être à rapprocher de la racine hébraïque évoquant l'hostilité ou l'adversité ; en modifiant la vocalisation on l'a aussi interprété comme une question : où est (mon) père ? – intègre (cf. 31.40n) et droit v. 8 ; 2.3,9 ; 12.4 ; Gn 6.9+ ; cf. Lv 1.3n ; Ps 26.1. – craignait Dieu / s'écartait du mal v. 8 ; 2.3 ; 28.28 ; Pr 14.16.]
4 Ses fils se réunissaient chez chacun d'eux, à tour de rôle, pour un banquet, et ils invitaient leurs trois sœurs à manger et à boire avec eux. [à tour de rôle : litt. à son jour, voir aussi 3.1n.]
6 Un jour, les fils de Dieu vinrent se présenter devant le SEIGNEUR, et l'Adversaire aussi vint au milieu d'eux. [Fils de Dieu 2.1 ; 38.7 ; voir Gn 6.2n. Sur leur assemblée, voir 1R 22.19-22 ; Dn 7.10 ; Hé 12.22 ; Ap 5.11. – l'Adversaire ou l'accusateur, en hébreu le satân ; cf. Gn 26.21n ; Za 3.1ns ; Ps 109.6 ; 1Ch 21.1 ; Ap 12.9,12. Voir démon, diable, Satan.]
13 Un jour que les fils et les filles de Job mangeaient et buvaient du vin chez leur frère, le premier-né, [les fils et les filles de Job : litt. ses fils et ses filles.]
Le feu de Dieu est tombé du ciel,
il a brûlé le petit bétail et les serviteurs et les a dévorés.
Je me suis échappé, moi seul, pour te l'annoncer. [Le feu de Dieu : la foudre, cf. Ex 9.23n ; voir aussi Lv 10.2 ; 2R 1.10-14 ; Ps 104.4 ; Lc 9.54.]
17 Il parlait encore lorsqu'un autre arriva et dit :
Des Chaldéens, formés en trois bandes,
se sont précipités sur les chameaux, ils les ont pris
et ils ont passé les serviteurs au fil de l'épée.
Je me suis échappé, moi seul, pour te l'annoncer. [Chaldéens (hébreu Kasdim) : voir v. 15n ; sur les Chaldéens de Mésopotamie, cf. Gn 10.22 ; 11.28n ; 22.22n. – trois bandes Jg 7.16n ; 1S 11.11 ; 13.17.]
18 Il parlait encore, lorsqu'un autre arriva et dit :
Tes fils et tes filles mangeaient et buvaient du vin chez leur frère, le premier-né,
19 quand un grand vent venu d'au-delà du désert
a frappé les quatre coins de la maison ;
elle s'est écroulée sur les jeunes gens,
et ils sont morts.
Je me suis échappé, moi seul, pour te l'annoncer. [vent / maison : cf. 27.21 ; Mt 7.27 ; voir aussi Gn 41.6n. – jeunes gens : c'est le même terme qui est traduit par serviteurs aux v. 15-17 ; cf. 24.5n ; 29.5n. – ils sont morts : cf. 8.4.]
20 Alors Job se leva, déchira son manteau et se rasa la tête ; puis il tomba à terre, se prosterna, [Signes de deuil, de tristesse ou de pénitence ; voir aussi 2.12 ; 16.15 ; Lv 10.6+ ; Jos 7.6 ; Ez 27.30s.]
Nu je suis sorti du ventre de ma mère,
et nu j'y retournerai.
Le SEIGNEUR a donné,
le SEIGNEUR a ôté ;
que le nom du SEIGNEUR soit béni ! [Cf. Gn 2.7,25n ; 3.19 ; Ps 49.18 ; Ec 5.14 ; 1Tm 6.7. Cf. Siracide 40.1 : « De grands tracas ont été créés pour tout homme et un joug pesant est sur les fils d'Adam depuis le jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu'au jour où ils retournent à la mère universelle. » (Voir aussi Jb 14.1+.) – que le nom du SEIGNEUR (YHWH) soit béni Ps 113.2 ; voir Jc 5.11.]
22 En tout cela, Job ne pécha pas et n'attribua à Dieu rien de choquant. [Cf. 2.10. – Voir péché. – choquant : un mot hébreu apparenté évoque la fadeur (6.6 ; cf. 24.12n ; Jr 23.13 ; Lm 2.14).]