Les grands poissons vomissent-ils leurs proies toutes vivantes sur les plages ? Compose-t-on des psaumes au fond de la mer, ou dans les entrailles d’un monstre ? Les grandes capitales se convertissent-elles en un jour ? Les arbres poussent-ils en une nuit ? Si tout cela ne nous étonne pas, alors nous ne sommes pas capables de comprendre Jonas.
Car la stratégie de ce petit livre est précisément d’assener au lecteur le martèlement du miracle afin de l’obliger à changer de registre mental. Ainsi sommes-nous contraints de nous mettre à réfléchir pour finalement renouveler notre approche de la vie et de la mort, de Dieu et de son dessein. Au bout du compte nous ne pourrons éviter la question de notre propre implication dans le projet divin.
Bref, ce document n’est pas à prendre comme une histoire inventée pour les enfants. Bien au contraire, ce livre vise un lecteur adulte, et sans doute aussi une communauté, auprès de qui il réussira à provoquer le choc nécessaire. La découverte du sens est à ce prix.
Pour bien y parvenir, ce livret renvoie à un personnage bien réel (et pas du tout romanesque), celui de Jonas, fils d’Amittaï. Car il y a un Jonas fils d’Amittaï en 2R 14.25 : un prophète de Gath-Hépher, en Galilée. Puisque ce Jonas-là est manifestement moins connu que celui du recueil des Douze prophètes, tournons-nous vers lui quelques instants.
A la manière d’un Elie, d’un Elisée (dont les récits, émaillés de miracles, comportent aussi des missions à l’étranger) ou même de l’Esaïe des chapitres 36–39, le premier Jonas apparaît d’abord comme un « prophète raconté ». C’est le ton du chroniqueur en effet qui est employé à son propos : point de reprise du message prophétique, point de proclamation haute et ferme d’une parole de Dieu, mais le froid compte rendu d’activité qu’aurait pu rédiger un scribe à propos d’un monarque : « Untel, à tel moment, s’illustra en réalisant ceci et cela. »
La Bible situe l’activité de cet obscur Jonas sous le règne de Jéroboam II, roi de Samarie, de 787 à 747 av. J.-C. Ce mauvais prince fit, nous dit 2R 14.24, ce qui déplaisait au SEIGNEUR (YHWH). Il remporta cependant des succès militaires et parvint à rétablir Israël dans ses frontières historiques les plus étendues.
Les entreprises de Jéroboam II, vraisemblablement inspirées par un prophète patriote – notre Jonas de Gath-Hépher – vont constituer un défi pour la grande puissance de l’époque, l’orgueilleuse Ninive nord-mésopotamienne, qui faisait trembler tout l’Orient.
Tout comme la première histoire de Jonas, le livre qui porte son nom use aussi du style indirect. On parle de Jonas, à la troisième personne.
Tout au plus parvient-on à découvrir, dans ces quatre chapitres, cinq mots (en hébreu) qui peuvent constituer ce que, dans un langage conventionnel, on appellerait un oracle au style direct : Encore | quarante | jours, | et Ninive | est détruite ! (Jon 3.4).
Cette histoire sur Jonas est celle du nationaliste impénitent qui voulait bien faire la guerre à l’ennemi héréditaire, mais qui à aucun prix ne voudra se résoudre à lui annoncer la paix. Pas de bonne nouvelle pour Ninive, pas de quartier, voilà ce qui sous-tend toute la conduite du personnage : Je savais que tu es un Dieu clément... C’est pourquoi j’ai préféré fuir à Tarsis (4.2).
Le portrait de ce personnage emblématique est bien dans le ton. Tout, dans le comportement de Jonas, est excessif. Non seulement il ne va pas à Ninive comme Dieu le lui a ordonné, mais il ne prend même pas le temps de réfléchir ou de se plaindre à la manière d’un Jérémie. Non, en vérité, Dieu ne le dupera pas, et il ne se laissera pas duper (cf. Jr 20.7). Il emploie même les grands moyens pour s’en persuader. Sans hésiter, il décide de se rendre aux « antipodes » : non plus à Ninive, vers l’orient, mais à l’extrême occident, à Tarsis, sans doute sur la côte andalouse, au-delà même du détroit de Gibraltar (les antiques colonnes d’Hercule).
Et Jonas ne veut pas attendre. Point de bâtiment léger, tant pis, il prendra un cargo, un « bateau de Tarsis » (voir 1.3n). Il paie le prix sans barguigner et cingle vers le large. Las ! Dieu le tient encore en sa sainte garde. Et la tempête surnaturelle qui épouvante les matelots va procurer à notre homme l’occasion de dire quand même sa foi dans le Dieu des Hébreux. Le calme ne reviendra qu’à l’instant où Jonas sera jeté par-dessus bord en dépit des scrupules des marins ; exclu, vomi du sein de cette communauté avant d’être vomi une nouvelle fois, après le voyage en grand poisson, sur la terre ferme qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Le « Cantique des profondeurs » transporte Jonas dans l’univers du temple. Le prophète visualise le rituel du culte et s’y projette. Il se voit offrant le sacrifice, en une action de grâces personnelle qui anticipe sur un repentir qu’il ne formule pas, même s’il l’éprouve.
Sa situation abyssale transcende les indications du récit sur le grand poisson et ses hospitalières entrailles. C’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pas lieu de demander au texte plus qu’il ne dit sur l’animal. Le rôle de ce dernier est purement instrumental. Il est le vecteur qui fait passer le héros d’un endroit à un autre. Et si ce poisson est véritablement, par sa taille, un animal monstrueux, il est aussi un monstre aimable puisqu’il est l’instrument direct de la compassion divine.
L’incise de 2.3-10 constitue le pôle théologique du livret. Elle appelle trois remarques :
Le style et le vocabulaire, à l’évidence, diffèrent de ceux du restant du livre. Tout se passe comme si le fil du récit était interrompu pour établir un bilan provisoire. Un tel changement de registre, dans le déroulement du drame, n’a cependant rien d’inhabituel. Il correspond, dans les habitudes rédactionnelles de la Bible, aux reprises de sens que constituent le cantique de Moïse, celui d’Anne ou de Houlda (Ex 15 ; 1S 2.1-12 ; 2R 22.14-20) et, dans les pages du Nouveau Testament, celui de Marie ou de Zacharie (Lc 1.4-55,67-79).
La visée de cette réflexion dépasse évidemment le cadre occasionnel du récit. On ne sait plus très bien où se trouve le poète. En tout cas, les perspectives qui s’ouvrent à lui sont bien plus vastes que celles des entrailles d’un animal marin. Il se trouve, dit-il, au sein de l’abîme (v. 6) qui, dans le cadre culturel de l’Antiquité proche-orientale et biblique, signifie l’abîme primordial.
Aussi bien la méditation du psaume revêt-elle une signification fondamentale : c’est la révélation de l’être intime du croyant placé dans une situation limite, à la frontière du néant ou de la mort. Pour lui, la vie apparaît alors comme la grâce reçue, le pardon accordé. On remarquera l’anticipation du v. 7 : Tu m’as fait remonter vivant du gouffre, où le captif des profondeurs rend déjà grâce pour son élargissement ; le moribond, pour sa résurrection. C’est un programme de nouvelle naissance.
La conversion spectaculaire de Ninive (chap. 3) ne surprend pas Jonas (4.2), mais l’irrite au plus haut point (4.1). Au chapitre 4, les échanges d’actes et de paroles entre Dieu et le prophète visent à initier progressivement ce dernier à la compassion sans borne du SEIGNEUR. Le texte nous laisse dans l’incertitude quant à l’efficacité de cette pédagogie. La question que Dieu pose à Jonas et, par lui, à Israël nous est désormais adressée : que faisons-nous de la compassion universelle de Dieu ? N’y aurait-il pas sous nos yeux quelque Ninive dont nous nous complaisons à noircir les desseins et que nous ne souhaitons surtout pas voir s’amender, parce que nous nous justifions nous-mêmes par la réalité ou le mythe de sa méchanceté ?
1 La parole du SEIGNEUR parvint à Jonas, fils d'Amittaï : [Jonas 2R 14.25 ; Mt 12.39// ; 16.4 ; ce nom signifie colombe (comme dans Gn 8.8-12).]
4 Mais le SEIGNEUR lança un grand vent sur la mer, et il s'éleva sur la mer une grande tempête. Le bateau menaçait de se briser. [lança : de même aux v. 5,12,15 ; cf. Ps 107.23-30.]
7 Ils se dirent l'un à l'autre : Venez, tirons au sort, pour savoir qui nous attire ce malheur. Ils tirèrent au sort, et le sort tomba sur Jonas. [tirons au sort : litt. faisons tomber les sorts, de même dans la suite ; cf. Lv 16.8n ; Jos 7.14 ; 1S 14.41s.]
Le « signe » de JonasPlusieurs passages des évangiles évoquent la demande faite à Jésus d’un signe venant du ciel (Mc 8.11s//). Par signe on entendait une indication surnaturelle susceptible d’authentifier le témoignage de Jésus, le ciel étant en l’occurrence une façon de désigner Dieu lui-même. Un signe du ciel, dans l’esprit des adversaires de Jésus, ne serait donc rien de moins qu’une intervention fracassante de Dieu, un miracle venant les contraindre à croire ce que Jésus dit. Les adversaires réclament des garanties parce qu’ils ne peuvent pas se résoudre à faire confiance. Il est clair que Jésus a toujours refusé de se prêter à ce jeu où il faudrait apporter des cautions à l’incrédulité. Cela apparaît nettement dans les développements rapportés en Mt 12.39ss ; 16.1ss et Lc 11.16,29ss, mais plus encore en Mc 8.12 qui semble n’envisager aucun signe. Matthieu et Luc mentionnent cependant, en rapport avec cette demande, un signe de Jonas. Matthieu (12.40) va jusqu’à citer un fragment du texte de Jonas (2.1) suivant la version grecque (LXX). Les références à Jonas sont en outre combinées avec une allusion au livre des Rois. Non sans ironie, Jésus renvoie ainsi ses érudits contradicteurs à leurs études avec trois exemples :
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