En évangéliste, Matthieu rapporte, à sa manière propre, la vie et l'enseignement de Jésus, le Christ. L'intention de l'œuvre est indiquée dans un prologue et une finale qui se correspondent. L'Emmanuel annoncé à Joseph « Dieu avec nous » (Mt 1.23) va « être avec » les disciples jusqu'à la fin des temps (Mt 28.20).
Le prologue (1 — 2) a pour fonction moins de raconter les épisodes de l'Enfance que d'exprimer en condensé, à partir de vieilles traditions, le sens de la destinée de Jésus. Accueilli par Joseph dans la lignée de David, l'Enfant est rejeté par les chefs d'Israël, suite à la visite des mages, prémices des païens. Menacé de mort, Dieu le sauve, et il se réfugie en Galilée, terre symbolisant « les nations ». Mort et Résurrection sont ainsi préfigurées en une histoire qui débouche sur la proclamation de l'Evangile au-delà des frontières d'Israël.
Dans la finale (Mt 28.16-20), le Ressuscité, investi d'autorité souveraine, charge les Onze de faire de toutes les nations ses disciples en leur enseignant l'Evangile. La Bonne Nouvelle à annoncer est celle du Royaume des cieux, expression reprise à la tradition juive qui évitait de prononcer le Nom (3.2 note). Le joug romain avait avivé l'attente d'une nouvelle intervention de Dieu, souverain d'Israël. Mais Jésus ne vise pas une libération politique, encore moins Matthieu qui écrit après la mort de Jésus et ne peut espérer la réalisation d'un tel rêve. Le message a une portée plus mystérieuse : celui qui règne depuis toujours sur le monde s'est approché des hommes en la personne de Jésus. Inauguré par le geste du Semeur, son Règne doit fructifier jusqu'à la moisson finale (13). Dans cette perspective eschatologique, le Règne de Dieu ne peut être identifié à l'Eglise. Le terme matthéen « Eglise » (Mt 16.18 ; Mt 18.17) désigne la communauté des disciples chargés d'annoncer le Règne et d'en produire les signes. Elle détient, avec Pierre, les clefs du Royaume (Mt 16.19 ; Mt 18.19), sa loi est le service mutuel (Mt 18.12-14). Tout en sachant que le Règne est déjà inauguré, elle prie encore et toujours : « Fais venir ton Règne ! » (Mt 6.10).
Notre traduction n'a pas voulu imposer au texte de grandes subdivisions. Signalons ici trois « plans » proposés par les spécialistes.
a) Le plan géographique : ministère en Galilée (Mt 4.12 — 13.58), activité dans les régions limitrophes de la Galilée et en route vers Jérusalem (14 — 20), enfin enseignement, Passion et Résurrection à Jérusalem (21 — 28). Mais nul n'a pu montrer quelle intention théologique aurait dicté une telle répartition, qui pourrait n'être pas plus qu'un cadre dans lequel les matériaux ont été groupés.
b) Le plan établi d'après les cinq « discours », tous clos par la formule : « Or, quand Jésus eut achevé ces instructions » (Mt 7.28 ; Mt 11.1 ; Mt 13.53 ; Mt 19.1 ; Mt 26.1). De fait, il y a là cinq masses où est rassemblé l'essentiel de l'enseignement de Jésus : la justice du Règne (5 — 7), les hérauts du Règne (10), les mystères du Règne (13), les enfants du Règne (18), l'attitude requise avant la manifestation finale du Règne (24 — 25). Mais on ne peut établir de correspondance entre ces discours et les récits intercalés : à l'examen, il n'y a pas de relation spécifique entre tel discours et son éventuel « complément » narratif. Le premier évangile n'est pas un catéchisme illustré par des exemples.
c) Il présente une existence historique qui a une portée doctrinale. De fait, selon d'autres, Matthieu a voulu rapporter, sur une trame géographique, le drame de l'existence de Jésus. On peut distribuer l'ensemble en deux grandes parties : Dans la première (3 — 13), Jésus se présente à son peuple, mais celui-ci refuse de croire en lui. Tout-puissant en œuvres et en paroles (Mt 4.12 — 9.34), Jésus envoie les disciples annoncer la Bonne Nouvelle (Mt 9.35 — 10.42) ; les auditeurs sont affrontés à l'option pour ou contre lui à l'occasion des miracles accomplis (11 — 12) et du nouvel enseignement en paraboles (13). Mais Jésus est rejeté (Mt 13.53-58). Dans la seconde partie (14 — 28), Jésus parcourt le chemin qui le mène par la croix à la Résurrection. En deux étapes (Mt 14.1 — 16.20 et Mt 16.21 — 20.34), il s'attache d'abord à donner aux Douze un enseignement particulier, puis il entre solennellement à Jérusalem et prend possession du temple (Mt 21.1-22). Après quoi, il affronte ses ennemis : en trois paraboles, il manifeste le dessein de Dieu (Mt 21.28 — 22.14), il sort victorieux des controverses et des pièges tendus (Mt 22.15-46), il démasque l'hypocrisie des scribes et des Pharisiens (23). Ayant annoncé le jugement du monde entier (24 — 25), il se laisse juger et condamner par les hommes (26 — 27). Dieu enfin le ressuscite (28).
Ainsi Matthieu rapporte un drame. Jésus exigeait des Juifs une adhésion sans réserve à sa personne. Cette rencontre avec lui aurait dû mener le « peuple de Dieu » à son accomplissement, mais, par suite du refus d'Israël, elle devient séparation, arrachement. Dès lors, la communauté chrétienne fidèle à l'enseignement du Ressuscité devient le peuple de Dieu appelé à produire les fruits attendus par le maître de la vigne (Mt 21.43). Cette fidélité est d'ailleurs menacée : que les disciples deviennent vigilants, car ils n'échapperont pas au jugement (23 — 25) !
L'Evangile de Matthieu reflète le milieu ecclésial dans lequel il a vu le jour. Matthieu insiste sur les Ecritures, sur la Loi et sur les coutumes juives que, à la différence de Marc, il n'éprouve pas le besoin d'expliquer (Mt 10.6 ; Mt 15.24). Mais la loi juive doit connaître un accomplissement que l'Ecriture elle-même manifeste en l'œuvre et la personne de Jésus ; voilà pourquoi le texte évangélique est parsemé de citations introduites par : « Ainsi devait s'accomplir l'oracle prophétique » (Mt 1.22 ; Mt 2.15,17,23 ; Mt 4.14, etc. ). Tout est soumis à une réinterprétation radicale (« antithèses » du Sermon sur la montagne). Et l'Evangile doit rayonner dans le monde entier (Mt 25.32 ; Mt 28.19). Malgré leur faiblesse, les disciples occupent une place unique : ce sont les « sages » de la nouvelle Loi (Mt 13.52 ; Mt 23.34). Estompant leurs visages historiques, Matthieu en fait des « types » du croyant : ils préfigurent le comportement de tout disciple à venir, même quand ils se montrent « hommes de peu de foi » (Mt 8.26 ; Mt 14.31 ; Mt 16.8 ; Mt 17.20). Le Christ est présenté non seulement comme le Messie promis, mais comme le Maître par excellence, enseignant une nouvelle « justice », une nouvelle fidélité à la loi de Dieu, dont il est l'interprète eschatologique (Mt 5.17). Les traits, propres à Marc, de colère, d'irritation ou de tendresse sont atténués (Mt 13.35 ; Mt 15.33). Dès le début du texte, Jésus est le Christ, fils de David, Fils de Dieu même, que le disciple appelle déjà « Seigneur », et qui révèle de manière décisive la volonté du Père.
De son auteur, le texte ne dit rien. La plus ancienne tradition ecclésiastique (Papias, avant 150) l'identifie avec l'apôtre Matthieu-Lévi, ainsi que le feront de nombreux Pères (Origène, Jérôme...). D'où on a supposé que l'apôtre aurait produit une première forme, araméenne ou hébraïque, de l'évangile actuel, qui est de rédaction grecque ; mais l'examen ne permet pas d'en affirmer sûrement l'existence. A travers l'œuvre, l'auteur se manifeste comme un lettré juif, devenu chrétien, versé dans les Ecritures et passé maître dans l'art de faire « comprendre » Jésus, insistant toujours sur les conséquences pratiques de son enseignement.
Quoique pétri de traditions juives et malgré un vocabulaire typiquement palestinien, le texte, rédigé « pour les croyants venus du judaïsme » (Origène), a dû être écrit en Syrie ou en Phénicie. A cause de traits polémiques contre le judaïsme orthodoxe qui s'est affirmé à l'assemblée de Jamnia vers 80, on date volontiers l'évangile des années 80-90.
Dès le IIe siècle, l'Evangile de Matthieu fut considéré comme l'Evangile de l'Eglise, peut-être en raison des traditions qu'il rapporte sur « l'Eglise », plus probablement en raison de la richesse et de la belle ordonnance de sa documentation. Il peut l'être aujourd'hui encore, à condition qu'on ne lui demande pas ce qu'il ne veut ni ne peut nous donner. En interpellant son Eglise, Matthieu ne se soucie guère de reprendre à la lettre le langage du temps de Jésus : il s'identifie si bien à la voix de son Eglise, dont il est l'expression, qu'on parvient difficilement à entendre le « témoin oculaire ». Au lieu donc de s'adresser à lui pour reconstituer une histoire du temps passé, il faut d'abord y lire l'évangile de la communauté matthéenne.
Evangile de l'accomplissement d'Israël par Jésus, Matthieu manifeste l'enracinement de l'Eglise dans sa tradition originelle. L'Eglise n'est pas un « nouvel Israël », mais le « véritable Israël » ; elle ne succède pas à Israël, elle indique le sens dans lequel l'Israël non converti à Jésus doit avancer pour s'accomplir, et inversement, elle doit découvrir en cet Israël sa racine même.
En n'identifiant pas l'Eglise au Royaume des cieux, Matthieu rappelle à l'Eglise son vrai visage. Sans doute l'institution est nécessaire pour que la communauté de Jésus survive, mais elle est provisoire ; seul le Royaume lui donne sens, en la situant à sa place par rapport à Dieu et au Christ agissant dans l'histoire humaine.
Le chrétien est invité à prendre l'attitude des disciples du temps de Jésus. Il peut reconnaître son Seigneur et s'entendre reprocher son peu de foi, mais aussi écouter sans cesse la Parole et recevoir la mission de l'annoncer jusqu'aux extrémités du monde. Dans un monde en devenir, le Ressuscité manifeste sa présence et invite les croyants à revenir sans cesse aux enseignements qu'il a donnés durant sa vie terrestre : l'identité entre le Christ ressuscité et Jésus de Nazareth rendu présent par l'Evangile, tel est bien le cœur du témoignage matthéen.
1 Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham : [— Livre des origines Gn 5.1
— Fils de David 2 S 7.1 ; Mt 9.27 ; 12.23 ; 15.22 ; 20.30-31 ; 21.9,15 ; 22.41-45 ; Jn 7.42 ; Rm 1.3 ; 2 Tm 2.8 ; Ap 5.5 ; 22.16
— Abraham et sa descendance Gn 15.2-5 ; 22.15-18 ; Jn 8.33-39]
— Jacob Gn 25.26
— Juda Gn 29.35]
— Jobed, Jessé Rt 4.17,22]
— David, la femme d'Urie, Salomon 2 S 12.24]
18 Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint.
Gn 16.7,13 ; 22.11-15 ; Ex 3.2-6 ; Mt 1.24 ; 2.13,19 ; 28.2 ; Lc 1.11 ; 2.9 ; Ac 5.19 ; 8.26 ; 12.7,23
— songe Mt 2.12,13,19,22 ; 27.19 ; Ac 2.17.]