La chute de Jérusalem (587/6 av. J.-C.) a été une catastrophe nationale ; cependant l’identité israélite demeure et va même se renforcer. En 538, l’empereur perse Cyrus, nouveau maître du monde, autorise la reconstruction du temple. Jérusalem, restée présente au cœur des croyants, mobilise à nouveau les énergies.
Les livres d’Esdras et de Néhémie ne formaient à l’origine qu’un seul livre. Ils ne nous offrent pas une histoire officielle de cette époque nouvelle (il n’y a plus de roi en Israël, donc plus d’historiographie royale) mais réunissent les mémoires de deux figures marquantes des réformes politiques, sociales et religieuses de l’ère nouvelle. Ces fragments de style autobiographique sont précédés par le récit du retour à Jérusalem et de la reconstruction du temple sous la direction de Josué et de Zorobabel, à la fin du VIe siècle (Esd 1–6, à l’exception de la section 4.6n-23 qui concerne des événements du Ve siècle). L’ouvrage recouvre donc deux périodes séparées par un intervalle d’au moins soixante ans.
La première période, inaugurée par l’édit autorisant la reconstruction du temple, s’achève sous le règne de Darius Ier, en 515 (Esd 6.15). Des manœuvres d’intimidation et des intrigues auprès de l’administration perse, de la part des habitants de Samarie et d’autres voisins, avaient abouti à l’interruption du chantier (Esd 4.1-5). Mais, sous la direction du grand prêtre Josué et du gouverneur Zorobabel, aiguillonnés par la prédication des prophètes Aggée et Zacharie (Esd 5.1), les travaux reprennent et le projet est finalement mené à bien.
La seconde période, couverte par le reste du livre (Esd 7 – Né 13), correspond à une nouvelle étape de la restauration : réforme religieuse et reconstruction de l’enceinte fortifiée. Sous ces deux aspects, cette nouvelle étape correspond au souci et au projet de deux hommes, venus tout exprès à Jérusalem et investis de pouvoirs spéciaux par l’empereur perse. L’un, Esdras le scribe, arrivait de Babylone, lieu de forte concentration des exilés de Juda ; l’autre, Néhémie, un homme de cour, venait de la capitale, Suse. L’un venait pour organiser la justice à Jérusalem (Esd 7.25), l’autre pour relever les murailles de la ville (Né 2.7s).
Ces deux initiatives semblent d’abord totalement indépendantes l’une de l’autre. Néhémie qui, selon la lecture traditionnelle du texte, serait arrivé à Jérusalem quatorze ans après Esdras (comparer Esd 7.7 et Né 1.1), rend compte de son activité de bâtisseur (Né 1–7) sans jamais évoquer le nom d’Esdras. Le récit réunit pour la première fois les deux personnages à l’occasion de la lecture solennelle de la loi (Né 8.9). On les retrouve encore pour la cérémonie d’inauguration de l’enceinte de Jérusalem : Esdras est placé à la tête du premier chœur dans le cortège (Né 12.36), tandis que Néhémie suit le second (Né 12.38). La concordance des deux aspects de l’œuvre de restauration est ainsi habilement figurée dans la seconde partie des mémoires de Néhémie.
Le plan d’ensemble apparaît clairement. La restauration comporte trois grands projets plus ou moins soutenus par le pouvoir impérial perse :
La clôture de chacun des deux chantiers de reconstruction est marquée par une cérémonie (Esd 6.15-18 ; Né 12.27-43). La réforme religieuse, en revanche, n’est jamais vraiment achevée. Les engagements successifs pris par le peuple sous l’impulsion d’Esdras (Esd 10) et de Néhémie (Né 10) en témoignent. La fin du livre le confirme : au lieu de conclure ses mémoires par la belle cérémonie d’inauguration du mur d’enceinte (Né 12), Néhémie évoque encore les désordres qu’il a dû réprimer lors d’un second mandat à Jérusalem (Né 13). On voit ainsi dans quelle direction la tâche est à poursuivre.
Cette présentation des faits soulève cependant des questions auxquelles il n’est pas toujours possible de donner une réponse certaine :
De telles questions ont conduit plusieurs auteurs à proposer des reconstitutions différentes de la chronologie traditionnelle. On a supposé par exemple que la mission de Néhémie avait précédé celle d’Esdras, qui aurait eu lieu non pas sous Artaxerxès Ier (465-424), mais sous Artaxerxès II (404-358) ou Artaxerxès III (358-338) ; ou bien que la lecture de la loi (Né 8–10) devrait être insérée après le chapitre 8 d’Esdras. Mais ces reconstructions aussi restent conjecturales.
La présence dans le corps du livre de deux sections importantes en araméen (Esd 4.8–6.18 et 7.12-26) est peut-être due à la reproduction de documents rédigés par l’administration perse (4.8-22 ; 6.3-12 ; 7.12-26). Dans la première section, l’emploi de l’araméen ne se limite cependant pas aux citations de documents, mais s’étend au récit. La Bible elle-même porte ainsi la marque de l’influence croissante de cette langue internationale dans la communauté juive (cf. Dn 2.4–7.18).
Le judaïsme pharisien de la fin du Ier siècle apr. J.-C., auquel se heurteront si fortement les évangiles, s’est réclamé tout particulièrement de la réforme d’Esdras et de Néhémie, en privilégiant le zèle pour la loi, le souci de la pureté rituelle et un certain exclusivisme peut-être plus religieux que national : celui-ci est particulièrement sensible dans la condamnation des mariages « mixtes », qui sont souvent des unions entre « bons » et « mauvais » Israélites, c’est-à-dire, en général, entre les descendants des exilés et les « gens du pays » qui n’ont jamais connu l’exil (Esd 9–10 ; Né 8 ; 10 ; 13). Le Talmud fait d’Esdras le président de la Grande Synagogue, considérée comme l’assemblée constituante du judaïsme. Après l’autre catastrophe qui détruira le second temple (en 70 apr. J.-C.), les rescapés invoqueront l’autorité de cette tradition pour organiser la survie de la communauté juive autour de la Torah.
Toutefois, par certains traits, l’ouvrage d’Esdras et Néhémie annonce aussi le Nouveau Testament. La situation nouvelle d’Israël, communauté réunie autour du temple et de la loi par l’engagement de ses membres, prépare le concept d’Eglise autant que celui de synagogue. Le ton personnel des mémoires, inconnu jusqu’alors dans la littérature biblique, crée cette sorte d’intimité entre auteur et lecteur que nous goûtons si fort dans les épîtres de Paul. La confession des péchés, qu’exigera Jean le Baptiseur, tient déjà une grande place dans les émouvantes prières d’Esdras (Esd 9.6-15) et de l’assemblée conduite par les lévites (Né 9.5-37). Mais aussi, à l’instar de l’épître de Jacques, l’histoire d’Esdras et de Néhémie nous rappelle que toute réforme religieuse, individuelle ou collective, comporte une dimension éthique qui n’épargne pas le domaine économique et social – fait que le zèle religieux oublie trop souvent (cf. Né 5).
1 Paroles de Néhémie, fils de Hakalia.
Au mois de Kislev, la vingtième année, comme j'étais à Suse la citadelle, [Paroles : on pourrait aussi traduire actes ou histoire, le mot hébreu signifiant aussi bien chose, événement, que parole (cf. 1R 11.41 ; 2Ch 12.15 ; 20.34) ; 2 Maccabées 2.13 parle des « mémoires de Néhémie » ; cf. Siracide 49.13 : « De Néhémie aussi le souvenir est grand, lui qui releva nos remparts écroulés, rétablit portes et verrous et releva nos habitations. » – Néhémie (YHWH console), fils de Hakalia 10.2 ; autres personnages du même nom 3.16 ; 7.7 ; Esd 2.2. – la vingtième année d'Artaxerxès Ier (2.1 ; Esd 4.7n ; cf. 7.1n), environ 445 av. J.-C. ; ou bien les années sont ici comptées, exceptionnellement pour l'époque, d'automne en automne, de sorte que Kislev (novembre-décembre) précède Nisân (mars-avril, premier mois en Esd 7.9n) de la même vingtième année (2.1), ou bien il faut lire ici la dix-neuvième année. – Suse la citadelle : cf. 2.8 ; 7.2 ; voir aussi Est 1.2n ; Dn 8.2 ; Esd 6.2.]
4 Lorsque j'entendis ces paroles, je m'assis et je me mis à pleurer. Pendant plusieurs jours, je pris le deuil, je jeûnai, je priai devant le Dieu du ciel ; [je m'assis et je me mis à pleurer Ps 137.1 ; Esd 9.3 ; 10.1. – deuil Dn 10.2 ; Esd 10.6. – je jeûnai, je priai : cf. 3.36+ ; Dn 9.3 ; Esd 8.23. – Dieu du ciel Esd 1.2n.]
S'il te plaît, SEIGNEUR, Dieu du ciel, Dieu grand et redoutable, toi qui gardes l'alliance et la fidélité envers ceux qui t'aiment et qui observent tes commandements ! [9.32. – grand et redoutable 4.8 ; Dt 7.21 ; 10.17 ; Dn 9.4. – qui gardes l'alliance... Dt 7.9,12 ; 1R 8.23 ; Dn 9.4 ; 2Ch 6.14 ; gardes et observent traduisent un même verbe hébreu.]
Or moi, j'étais alors échanson du roi.[que ton oreille... : cf. v. 6+. – ma prière : litt. la prière de ton serviteur. – qui désirent ou qui prennent plaisir à, cf. Ps 40.9. – Voir crainte. – accorde-moi : litt. donne-le (ou livre-le [ton serviteur]) à la compassion devant cet homme, cf. Gn 39.21 ; expressions analogues en Gn 43.14 ; 1R 8.50 ; Jr 42.12 ; Ps 106.46 ; 2Ch 30.9. – cet homme : le roi Artaxerxès (cf. 2.1-4). – échanson ou sommelier, litt. celui qui verse à boire (2.1ss), fonction et distinction honorifique de haut rang ; cf. Gn 40.1 ; Tobit 1.21s : « Asarhaddon... chargea Ahikar... de toutes les finances de son royaume, et celui-ci eut donc la haute main sur toute l'administration... Ahikar, en effet, avait été grand échanson, garde du sceau, chef de l'administration et des finances sous Sennakérib, roi d'Assyrie, et Asarhaddon l'avait reconduit dans ses fonctions. » Un ms de LXX a lu eunuque, les deux mots étant assez voisins en grec. Quoi qu'il en soit, il est tout à fait possible que Néhémie, servant en présence de la reine, ait été un eunuque (2.6 ; cf. Dt 23.2 ; Es 56.3ss).]