Les ruines de Philippes (l’ancienne Crénides), telles qu’on peut les voir aujourd’hui, donnent une faible idée de l’importance qu’avait cette ville dans l’Antiquité. En 358 av. J.-C., Philippe II de Macédoine en avait fait sa capitale. Les ressources minières alentour étaient considérables (mines d’or et d’argent), la situation géographique excellente (point de passage obligé sur la via Egnatia reliant Rome à Byzance). Quelques pages mémorables de l’histoire romaine se sont écrites à Philippes : la victoire de Marc Antoine et d’Octave sur Brutus et Cassius (42 av. J.-C.) et le succès d’Octave à Actium, tout près de là (31 av. J.-C.). La ville jouissait d’un statut privilégié : ses habitants étaient citoyens romains. Le droit romain (jus italicum) y était sans doute appliqué en signe de reconnaissance pour les nombreux vétérans militaires qui y avaient établi résidence. Même l’architecture lui donnait des airs de grandeur : plusieurs monuments étaient des répliques de ceux de Rome.
Selon le récit des Actes, c’est une vision nocturne qui conduit Paul à Philippes, celle d’un Macédonien suppliant qui l’appelle au secours (Ac 16.9). Les plans de l’apôtre étaient pourtant différents. Il avait voulu évangéliser la région d’Ephèse, mais l’Esprit avait fermé la porte. Il serpenta alors vers l’est de la Turquie d’Asie, puis vers le nord, enfin vers la côte égéenne, avant de remonter vers la région de Byzance (Ac 16.7-10). Mais là encore, la boussole de l’Esprit indiqua un autre cap : la Macédoine, de l’autre côté des Dardanelles. Quand, au cours de son deuxième voyage missionnaire, en 49/50, l’apôtre débarque donc au port de Néapolis, à 12 km de Philippes, il foule pour la première fois le sol de l’Europe, accompagné de trois collaborateurs : Timothée, Silas et peut-être Luc (c’est à partir de Philippes que le livre des Actes est rédigé en partie à la première personne du pluriel ; cf. Ac 16.10n).
Visitée la première en Europe d’après la chronologie des Actes, la ville de Philippes connaîtra probablement deux autres passages de Paul au cours de son troisième voyage (cf. Ac 20.1-6). Ce lieu est associé à des expériences fortes et marquantes : la conversion de Lydie, commerçante de Thyatire rencontrée en un lieu de prière à l’extérieur de la ville (Ac 16.13-15) ; l’exorcisme de la jeune servante habitée par un esprit de Python (Ac 16.16-18) ; la première arrestation accompagnée de rudes sévices ; la libération miraculeuse (Ac 16.19-34) ; la première comparution devant les autorités romaines (Ac 16.35-40).
L’Eglise de Philippes est surtout la seule communauté de laquelle Paul ait accepté un soutien matériel. On sait que l’apôtre mettait son point d’honneur à ne pas dépendre des Eglises (cf. 1Co 4.12 ; 9.15 ; 1Th 2.9 ; 2Th 3.7ss). L’aide des Philippiens (2Co 11.7-9) lui permettra de supporter sa condition de prisonnier (à l’époque, ce sont surtout la famille ou les amis qui doivent assurer la subsistance des détenus). La communauté de Philippes a même détaché Epaphrodite au service du prisonnier. Du coup, cette épître est, avec le billet à Philémon, la plus cordiale et la plus familière de toutes. Paul « chérit » tous les Philippiens avec la tendresse du Christ (1.9). Il évoque son avenir incertain et espère revenir bientôt à Philippes (1.22-26). Il n’hésite pas à donner des nouvelles personnelles (2.19-29). Il se répand en remerciements (4.10-20).
Paul, certes, est en prison, mais quel est le lieu de sa détention ? On pense aussitôt à sa captivité à Rome, entre 60 et 62. Mais d’autres propositions ont été avancées : Césarée ou Ephèse. L’apôtre mentionne de fréquents échanges entre lui et les Philippiens (2.19,25). Même si les communications étaient assez bien organisées dans l’Empire romain, un aller et retour Rome-Philippes durait 80 jours. La durée du trajet était à peine plus courte entre Césarée et Philippes. Une origine éphésienne de la lettre serait donc plus probable (il fallait seulement vingt jours pour faire le voyage dans les deux sens), d’autant que la tonalité générale de Philippiens rappelle les lettres aux Corinthiens, écrites de cette même ville.
Les fréquents échanges mentionnés ci-dessus ont aussi fait penser que notre épître pourrait regrouper plusieurs correspondances. La rupture bien nette entre 3.2 et ce qui précède donne l’idée d’un écrit de remerciement (1.1–3.1 ; 4.10-23), entrecoupé par la lettre d’avertissement contre les chiens (3.2–4.9). Cependant ces théories, qui n’emportent pas l’adhésion du plus grand nombre des commentateurs, ne changent guère la lecture de l’épître. Par ailleurs, on s’explique mal l’intention du rédacteur final qui aurait aussi maladroitement recomposé le texte. Enfin, l’analyse rhétorique semble plutôt confirmer aujourd’hui l’unité fondamentale de l’écrit.
Plusieurs raisons conduisent Paul à écrire aux Philippiens. Il leur renvoie Epaphrodite, qu’ils avaient détaché à son service, et lui confie sa lettre, dans laquelle il exprime sa gratitude pour leur générosité.
C’est aussi l’occasion pour l’apôtre de rassurer ceux qui, à Philippes, s’inquiétaient de son sort. La nouvelle de son emprisonnement était parvenue en Macédoine. Contrairement à ce qu’ils auraient pu craindre, le moral de Paul n’est pas au plus bas. Tout contribue à la proclamation de la bonne nouvelle (1.13s). Même si l’issue juridique est incertaine, l’acquittement est assuré devant le tribunal céleste (1.18ss).
C’est enfin l’occasion pour Paul de mettre en garde contre ceux qui menacent l’Eglise. Paul a sans doute des noms en tête. Mais de qui s’agit-il exactement ? Il n’est pas aisé de répondre précisément à cette question. On a suggéré plusieurs solutions. Les chiens pourraient être des missionnaires judaïsants venus de Thessalonique pour prêcher la circoncision, la prépondérance de la loi et la nécessité, pour les chrétiens, de demeurer dans le cadre du judaïsme. D’autres ont cru repérer deux tendances différentes chez les opposants : la première serait judéo-chrétienne (3.2-6), la deuxième gnostique ou prégnostique (3.18s ; voir « La question gnostique »). D’autres même ont pensé que la démarche de Paul relevait seulement de l’admonition : prévenir les Philippiens contre les tendances constatées dans le judaïsme d’alors.
L’épître elle-même met en évidence les caractéristiques suivantes : les opposants se glorifient de la circoncision, alors que pour Paul, qui manie l’ironie, elle n’est qu’une mutilation (3.2). Ils mettent leur confiance dans la chair, alors que Paul met sa fierté en Jésus-Christ et rend à Dieu un culte par l’Esprit (3.3). Ils cherchent à établir leur justice devant Dieu par la loi, alors que Paul a obtenu une justice provenant de Dieu et fondée sur la foi (3.6,9). Ils ne pensent qu’aux choses de la terre, alors que la citoyenneté de Paul est dans les cieux (3.19s).
Ces traits, même approximatifs, semblent renvoyer à une tendance composite du judéo-christianisme, où se mêleraient des germes de gnosticisme et de libertinisme, débouchant immanquablement sur une remise en cause radicale de la conception chrétienne du salut (ce sont des ennemis de la croix du Christ, 3.18) et sur l’immoralité (ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte, 3.19).
Les circonstances ne sont pas favorables. En prison, l’apôtre garde néanmoins courage. Mieux encore, une indéniable sérénité et la joie (évoquée 14 fois) rythment son écrit. Son espérance est inébranlable. Elle s’exprime de diverses manières. C’est d’abord l’utilisation insistante d’expressions comme dans le Christ, en Jésus-Christ, dans le Seigneur, qui reviennent une vingtaine de fois (1.13,14,26 etc.). C’est ensuite la référence au jour du Christ (1.6,10 ; 2.16), jour de la gloire promise. C’est aussi le désir de [s’]en aller et d’être avec le Christ (1.23). C’est encore le développement du chapitre 3 qui se conclut avec la puissance de la résurrection (v. 10).
Enfin et surtout, au cœur de l’épître retentit l’hymne du chapitre 2, expression significative de la façon dont Paul conçoit le Christ. Cite-t-il ici une composition liturgique préexistante, d’origine araméenne ou hellénistique, utilisée pour la Cène ou le baptême ? Ou s’agit-il d’une composition qui lui est propre ? En tout cas, et malgré les difficultés que pose son interprétation, ce poème est un joyau inestimable. On y voit émerger l’un des plus anciens credos de l’Eglise : Jésus-Christ est le Seigneur.
La seigneurie du Christ a été acquise au prix d’un dépouillement total, jusqu’à la mort sur la croix. C’est l’abaissement du Christ qui fonde son élévation. L’analogie avec l’apôtre est frappante : le prisonnier est démuni, dépouillé, réduit à l’impuissance. Mais cette situation sert ici de levier existentiel à sa prédication. En reliant ainsi sa mission et sa condition à l’élévation du crucifié, l’apôtre ouvre à ses lecteurs une compréhension non moins paradoxale de leur propre existence. Justement parce que c’est Dieu qui opère en eux le vouloir et le faire, il n’est nul lieu, nulle situation humaine, où ils ne soient appelés à mettre en œuvre leur salut... avec crainte et tremblement (2.12s).
Comme hier à Philippes, ce sont aujourd’hui les choses de la terre qui constituent souvent les préoccupations essentielles. Comme pour l’apôtre emprisonné, les conditions de vie sont défavorables pour bien des croyants. Entre la résignation et la révolte, entre la tristesse et la conquête à tout prix, l’épître aux Philippiens ouvre une autre voie : la vraie vie ne consiste pas à mordre, à prendre, à se prévaloir de quoi que ce soit, mais à avoir les dispositions qui sont en Jésus-Christ (2.5). Il ne s’agit pas de posséder, mais de tout perdre, pour gagner celui qui est tout.
1 Paul et Timothée, esclaves de Jésus-Christ, à tous ceux qui, à Philippes, sont saints en Jésus-Christ, aux épiscopes et aux ministres : [Paul et Timothée 2.19ss ; Ac 16.1+. – esclaves : autre traduction serviteurs : cf. 2.7 ; Rm 1.1+ ; Ga 1.10 ; Ep 6.6 ; Col 4.12 ; Jc 1.1. – Christ : voir onction. – Philippes en Macédoine, voir 4.15 ; Ac 16.12n-40 ; 20.1-6 ; 1Th 2.2. – saints... 4.21s ; Rm 1.7+ ; 15.25 ; 1Co 1.2. – épiscopes (ou surveillants) / ministres (ou serviteurs, diacres) : les deux mots pourraient désigner ici une seule catégorie de responsables ; cf. Ac 11.30+ ; 20.28n ; 1P 2.25n ; voir aussi 1Tm 3.1nss,8nss ; Tt 1.5-7 ; 1P 5.1s.]
3 Je rends grâce à mon Dieu toutes les fois que je me souviens de vous ; [Je rends grâce... 4.6 ; Rm 1.8+ss ; 1Co 1.4+.]
7 Il est juste que j'aie pour vous tous de telles pensées, parce que je vous porte dans mon cœur et que, dans ma condition de prisonnier comme dans la défense et la confirmation de la bonne nouvelle, vous avez tous part à la même grâce que moi. [que j'aie... de telles pensées ou dispositions, litt. que je pense cela au sujet de vous tous ; même verbe en 2.2n,5 ; 3.15,19 ; 4.2,10 (intérêt). – je vous porte dans mon cœur 2Co 7.3+. – dans ma condition de prisonnier : litt. dans mes liens, de même v. 13s,17 ; cf. Ep 3.1 ; 4.1 ; Col 4.18 ; 2Tm 1.8 ; 2.9 ; Phm 1,9-13. – défense v. 16 ; Ac 22.1n. – la confirmation : autres traductions l'affermissement ; la démonstration ; cf. Rm 4.16n. – vous avez tous part : terme dérivé du mot habituellement traduit par communion ou solidarité, v. 5n. – la même grâce v. 29s ; Rm 1.5+.]
9 Ce que je demande dans mes prières, c'est que votre amour abonde de plus en plus en connaissance et en vraie sensibilité ; [que votre amour abonde 1Th 3.12. – en connaissance Rm 1.28n ; 15.14 ; Col 1.9n ; Phm 6. – sensibilité : autre traduction perspicacité.]
12 Je souhaite que vous le sachiez, mes frères : ce qui m'est arrivé a plutôt contribué aux progrès de la bonne nouvelle. [Je souhaite que vous le sachiez : cf. Ep 6.21 ; Col 4.7. – progrès (v. 25 ; 1Tm 4.15) de la bonne nouvelle (v. 5+) : cf. Ac 8.1,4.]
18 Qu'importe ! De toute manière, prétexte ou vérité, le Christ est annoncé, et je m'en réjouis.
Je m'en réjouirai encore, [Cf. Lc 9.50. – prétexte ou vérité : autre traduction comme prétexte ou en vérité. – je m'en réjouis v. 4+.]
21 Car, pour moi, la vie, c'est le Christ, et la mort est un gain. [la vie... : litt. vivre, c'est Christ, et mourir, un gain ; cf. Rm 8.10+s ; Ga 2.19s ; Col 3.3s ; voir aussi 1Co 9.19ss.]
27 Seulement, conduisez-vous d'une manière digne de la bonne nouvelle du Christ, afin que, soit que je vienne vous voir, soit que je reste absent, j'entende dire que vous tenez ferme dans un même esprit, combattant d'une même âme pour la foi de la bonne nouvelle, [conduisez-vous : le verbe grec ainsi traduit est dérivé des mots rendus par citoyenneté en 3.20 et citoyen(s) en Ep 2.19 ; il évoque sans doute particulièrement la vie communautaire ; les habitants de Philippes étaient probablement très attachés à leur citoyenneté (voir l'introduction et Ac 16.12n). – digne... 1Th 2.12+. – la bonne nouvelle (v. 5+) du Christ Rm 15.19 ; 1Co 9.12 ; 2Co 2.12. – tenez ferme 4.1 ; 1Co 16.13n. – même esprit : cf. Ep 4.3s. – combattant 1.30 ; 4.3 ; Rm 15.30+. – même âme : cf. 2.2,19ns ; Ac 4.32. – pour la foi (on pourrait aussi comprendre par la foi, cf. v. 29) de la bonne nouvelle : cf. Col 1.23.]