Le livre de Tobit est un des joyaux de la littérature juive. Roman populaire empruntant à la tradition de sagesse du monde païen qui l'environne, œuvre d'édification nourrie des écrits bibliques, dans sa richesse même, il témoigne de la vitalité humaine et religieuse du judaïsme dans les siècles qui suivirent l'Exil.
Deux familles juives apparentées se trouvent déportées en Assyrie. Toutes deux sont restées d'une fidélité scrupuleuse à la Loi, mais voici que le malheur les frappe de manière incompréhensible. Tobit, le chef de la première, perd sa situation et devient aveugle. Sara, la fille unique de l'autre famille, est possédée d'un démon qui tue tous ses prétendants la nuit même des noces. Dieu entend la prière de l'un et de l'autre et décide de les guérir par l'intermédiaire de l'ange Raphaël (« Dieu guérit »). Envoyé par son père Tobit récupérer une somme d'argent jadis déposée en Médie, le jeune Tobias engage un guide qui n'est autre que Raphaël, lequel a pris apparence humaine. Les conseils de l'ange permettent au jeune homme d'épouser et de sauver Sara, puis de guérir son vieux père. Raphaël révèle alors son secret et disparaît. Le récit s'achève dans l'action de grâce et les perspectives du salut à venir.
Au premier aspect, le récit donne l'impression d'être strictement historique par l'abondance des détails sur les temps, les lieux, les personnes et les grands épisodes de l'histoire commune de l'Assyrie et d'Israël entre 734 et 612 avant J.C. (1 ; 14), mais nombre de données ne résistent pas à l'examen critique. Visiblement l'auteur ne connaît que de loin les rois dont il parle (Tb 1.2 ; 1.15) et il n'a pas voyagé dans les régions qu'il décrit (Tb 5.6). Il veut seulement conférer vraisemblance et autorité à son récit.
En fait, c'est un conteur qui aime le pittoresque et les détails pris sur le vif. Bien des passages évoquent l'expérience familière de la vie (Tb 5.17-23 ; 6.1 ; 8.11-14 ; 10.1-7 ; 11.4). Les faits s'enchaînent avec art. Tout arrive à point nommé, ce qui donne à l'ensemble un petit air de conte.
De façon explicite, l'auteur du livre de Tobit se réfère à la Sagesse d'Ahikar, œuvre littéraire très connue dans le monde antique. Ahikar est probablement un personnage historique, ministre des rois d'Assyrie, quelque peu embelli par la légende. Comme il était sans enfants, il adopte, pour lui succéder à la cour, son neveu Nadan. Il le forme à la sagesse par une série d'avis en forme de maximes. Mais Nadan, une fois associé aux affaires (Tb 11.19), fait fi de la sagesse reçue et, par ses calomnies, envoie son bienfaiteur au supplice. Sauvé par les amis que lui a valus sa sagesse et finalement réhabilité, Ahikar adresse à son neveu une série de reproches en forme de paraboles, avant de le faire jeter en prison (Tb 14.10).
Dans le livre de Tobit, cet Ahikar apparaît comme le propre neveu de Tobit (Tb 1.22). De plus, la structure même de l'histoire de Tobit semble calquée sur celle de la Sagesse d'Ahikar. Comme Ahikar, Tobit a connu la faveur, puis la disgrâce du roi d'Assyrie (Tb 1.13-20) ; comme lui, il adresse à son fils deux séries de maximes (Tb 4.3-19; 14.8-11), dont certaines semblent empruntées à Ahikar lui-même (Tb 4.10,15,17,19). Mais là où Nadan a trahi, le jeune Tobias se montrera fidèle à la sagesse reçue. Ainsi se précise le genre littéraire de notre livre: roman populaire certes, mais à prétention didactique et sapientiale.
A travers l'histoire de Tobit et de Tobias, les déportés types, c'est un enseignement religieux que l'auteur veut donner à ses frères isolés au milieu des nations.
Les épreuves qu'un croyant pourrait prendre pour l'effet d'une succession de hasards cruels ne sont en fait que les moyens que Dieu utilise pour faire aboutir un dessein préalable, un secret, qui ne sera révélé qu'à la fin. L'exaucement céleste de Tobit et de Sara (Tb 3.16-17) et la révélation de Raphaël (Tb 12.11-15) constituent les deux pôles du récit.
Les exécuteurs des desseins de Dieu sont les anges. Le livre de Tobit est le témoin du progrès de cette croyance pendant l'Exil, spécialement sous l'influence perse. Nulle part dans l'Ancien Testament on ne voit d'ange prendre allure si humaine, comme pour ne pas imposer l'action divine à la liberté de l'homme.
Les conseils donnés par Tobit à son fils (Tb 4.3-21 ; 14.8-11) sont une des clés du livre. Le contenu en est révélateur. Il s'agit des principes qui permettront au Juif en terre étrangère de garder son identité et de rester ce juste que Dieu secourt. La plupart trouvent leur illustration concrète dans quelque action des protagonistes du récit.
La famille est la cellule irremplaçable où se transmet l'héritage spirituel de la nation (Tb 1.8 ; 4.19 ; 14.3,8-9). Sa cohésion doit être assurée, surtout par le respect des parents (Tb 1.8 ; 3.10,15 ; 4.3-4 ; 6.15 ; 14.12-13). Mais le risque est grand pour les déportés de se laisser assimiler aux nations par le jeu des mariages mixtes. Le mariage est donc au cœur des conseils de Tobit à son fils (Tb 4.12-13) comme il est au centre du livre lui-même (6 — 8), qui est finalement l'histoire d'un mariage selon la volonté de Dieu.
La fidélité à Dieu est première (Tb 1.12 ; 2.2 ; 4.5 ; 14.8-9), mais c'est dans les faits qu'elle doit se traduire, dans une observance minutieuse de la Loi, revue par la tradition orale (Tb 1.8). L'éloignement du Temple conduit à mettre l'accent sur les devoirs personnels et privés envers Dieu et le prochain. Le prochain de Tobit se limite encore à sa famille et à ses frères de race (Tb 1.3,16,17 ; 2.2 ; etc.). Nul frère juif ne doit manquer des services qu'on se rend dans une vraie famille: assistance (Tb 1.17 ; 2.2,10 ; 4.16), juste rétribution (Tb 4.14 ; 5.3,7,10,15 ; 12.1), sépulture (Tb 1.17-18 ; 2.3-8). Mais l'aumône et la prière l'emportent sur tout autre devoir.
Moyen de cohésion de la communauté, l'aumône (Tb 1.16 ; 4.7-8,16 ; 14.8-9) constitue aussi pour qui la pratique un trésor, une expiation, un sacrifice agréable à Dieu (Tb 4.9-11 ; 14.8-11). La prière, elle, est vue comme une disposition constante d'accueil de Dieu (Tb 4.19). Formulée dans les circonstances les plus diverses de désespoir (Tb 3.1-6,11-15), d'inquiétude (Tb 8.5-8) et de joie (Tb 8.15-17 ; 11.14), cette prière consiste à bénir Dieu et à lui rendre grâce, puisqu'il est juste en toutes ses actions (Tb 3.2).
L'ambiance du livre de Tobit est patriarcale : c'est au cours d'un voyage que Tobias trouve une épouse comme jadis Isaac et Jacob. Tobias est perdu pour ses parents, comme Joseph le fut pour Jacob. Sara semble vouée à rester sans enfants, comme son ancêtre du même nom. Tobit est visité par un ange, comme Abraham à Mamré.
L'analogie va jusqu'aux termes mêmes du récit. Certains détails sont empruntés presque mot pour mot à la Genèse: la rencontre (Tb 7.3-4 et Gn 29.4-6), l'amour qui naît (Tb 6.19 et Gn 24.67), la conclusion du mariage (Tb 7.12-13 et Gn 24.33,50-51).
L'errance des patriarches se poursuit dans celle des déportés, mais Dieu veille sur le moindre des Juifs comme il avait veillé sur les ancêtres, jusqu'à ce que soit enfin venu le jour de retourner sur « la terre d'Abraham » (Tb 14.7).
Tobit relit son destin personnel et celui de ses frères déportés à la lumière des prophètes. Derrière lui, faisant écho à la prophétie de Natan, il y a le souvenir de Jérusalem et de son roi (Tb 1.4 ; voir aussi 5.14). Les malheurs qu'il subit avec ses frères sont le châtiment annoncé par Amos à Israël pécheur (Tb 2.6). L'avenir reste un instant fermé et on serait tenté de donner à la cécité de Tobit un sens symbolique. Mais par Tobias Dieu lui rouvre les yeux du corps et de l'esprit et Tobit devient lui-même prophète, appelant la nation tout entière à la conversion et lui annonçant le salut promis par les prophètes (13). Jérusalem et le Temple seront rebâtis dans une splendeur éclatante et deviendront le centre des nations (Tb 13.10-18; 14.3-7).
Sur cet arrière-fond patriarcal et prophétique, la fidélité quotidienne à la sagesse de Moïse et des anciens acquiert un sens nouveau : préparer le retour promis en terre d'Abraham par le chemin même qui permit aux ancêtres d'y entrer.
Le texte du livre de Tobit ne nous est parvenu qu'en traduction et sous trois formes assez différentes:
1. Une forme longue, conservée par un seul manuscrit grec du IVe siècle, le Sinaïticus. Ce texte long est de tonalité sémitique, très coloré et cohérent. On est enclin à le considérer comme le plus proche de l'original perdu. C'est lui que nous suivons toujours pour la traduction.
2. Une forme brève, représentée par la foule des manuscrits grecs. C'est, semble-t-il, une révision du texte précédent, destinée à présenter une édition abrégée et plus claire. Ce texte est utilisé dans les Eglises grecques et dans certaines traductions modernes. Il nous servira à combler deux lacunes manifestes du texte long aux chapitres 4 et 13.
3. Une dernière forme mérite d'être signalée, c'est la Vulgate latine, traduction effectuée par saint Jérôme sur un original araméen et encore utilisée par les catholiques dans la liturgie, travail hâtif qui nous renseigne autant sur les convictions ascétiques du traducteur que sur les nuances du texte original.
Pour ce qui est de la langue originale, l'étude des sémitismes du texte long pourrait donner la préférence à l'araméen, mais l'hypothèse d'un original hébreu n'en est pas écartée pour autant.
Les idées religieuses du livre, l'utilisation qu'il fait des prophètes le situent clairement après l'Exil. Les analogies avec le Siracide écrit vers 190, l'idéal de piété qui annonce celui des Pharisiens suggèrent une date aux environs de 200 avant J.C.
1 Livre des actes de Tobit, fils de Tobiel, fils d'Ananiel, fils d'Adouël, fils de Gabaël, fils de Raphaël, fils de Ragouël, de la descendance d'Ariel, de la tribu de Nephtali, [Livre des actes ou Histoire.
— Nephtali : voir Jos 19.32 et la note.]
— Kydios de Nephtali, c'est-à-dire Qédesh-Nephtali.
— Aser, c'est-à-dire Haçor.]
3 Moi, Tobit, j'ai suivi les chemins de la vérité et pratiqué les bonnes œuvres tous les jours de ma vie ; j'ai fait beaucoup d'aumônes à mes frères et aux gens de ma nation venus avec moi en déportation au pays d'Assyrie, à Ninive. [le récit est mis dans la bouche de Tobit lui-même jusqu'en Tb 3.6.
— j'ai suivi les chemins Dt 10.12 ; 19.9 ; 28.9 ; Ps 86.11 ; 119.30.
— aumônes Tb 4.7-11 ; 12.8-9.
— Ninive Jon 1.2+.]
4 Quand j'étais dans mon pays, la terre d'Israël, au temps de ma jeunesse, toute la tribu de Nephtali, mon ancêtre, s'était détachée de la maison de David et de Jérusalem, la ville choisie parmi toutes les tribus d'Israël pour leur servir de lieu de sacrifice, là où le Temple, la demeure de Dieu, avait été consacré et construit pour toutes les générations à venir. [s'était détachée... : les versets 4 et 5 évoquent le récit rapporté en 1 R 12 et particulièrement la fin de ce chapitre, v. 26 à 33.
— la ville choisie Dt 12.5-11 ; 1 R 11.13,32,36.]
— fils de Lévi ou lévites.]
10 Après la déportation en Assyrie, alors que j'étais moi-même déporté, je vins à Ninive. Tous mes frères et les gens de ma race mangeaient de la nourriture des païens,
— me donna de plaire Gn 39.4 ; 41.39-40 ; Dn 2.48.]
— Gabaël Tb 4.1,20 ; 5.6 ; 9.2 ; 10.2.
— talents : voir au glossaire POIDS ET MESURES.]
16 Au temps de Salmanasar, j'avais fait beaucoup d'aumônes à mes frères de race ;
— si je voyais le cadavre... je l'enterrais : voir la note sur Jr 8.2.]
— Ahikar Tb 2.10 ; 11.19 ; 14.10.]