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Nouvelle Bible Segond – Esther 1

Esther

Le livre d’Esther réunit en quelques pages tous les ingrédients d’un récit captivant : intrigue à rebondissements, caractères bien campés, intensité dramatique, renversements de situations. La tension est d’autant plus vive que, dans les péripéties vécues par les deux héros Esther et Mardochée, c’est le sort de tout un peuple qui se joue. Ce livre n’a jamais perdu de son actualité pour le judaïsme. Aujourd’hui encore, la fête annuelle de Pourim (= les Sorts, voir 3.7n) rappelle la délivrance obtenue par la reine Esther. Après le drame de la Shoah, ce récit éveille même des résonances plus profondes que jamais.

Le cadre de l’action

Le décor est planté : la cour de Perse, sous le règne d’un roi nommé en hébreu Ahashwérosh (transcription usuelle Assuérus). Celui-ci correspond de toute évidence, par le nom, par le caractère et par l’étendue de son empire, à celui que l’histoire antique connaît sous le nom de Xerxès Ier (486-465) – Xerxès et Ahashwérosh sont en fait deux déformations différentes du même original perse Hashayarsha. C’est sans doute le même souverain qui est mentionné en Esdras 4.6 (voir aussi Dn 9.1n). Si le nom Mardochée a été retrouvé sur un document de cette époque, l’existence des personnages importants du récit n’a pu être confirmée par des informations extérieures ; l’identification d’Esther ou de Vashti avec la reine Amestris dont parle l’historien grec Hérodote est impossible pour la première, peu probable pour la seconde.

Suse, ancienne capitale d’Elam, choisie comme ville de résidence royale par Darius Ier, le père de Xerxès, s’élevait sur une vaste terrasse aux murs cyclopéens soutenant trois ensembles : la ville, la forteresse et le palais royal. Le mot traduit par citadelle tout au long du livre d’Esther (Est 1.2n ; Né 1.1 ; Dn 8.2) désigne probablement l’acropole fortifiée où se dressait le palais royal. Des fouilles entreprises au XIXe siècle ont permis de retrouver des objets et des éléments de l’architecture de ce palais.

Dans l’histoire biblique, les événements racontés s’insèrent entre l’époque du premier retour à Jérusalem conduit par Zorobabel et Josué (Esd 1–6, à l’exception de 4.6-23) sous le règne de Cyrus (538-530) et celle de Néhémie, qui a exercé son activité sous le règne du successeur direct de Xerxès, Artaxerxès Ier (465-424). Ces deux périodes, marquées par la reconstruction du temple et des murailles de Jérusalem, font apparaître la domination perse comme plutôt favorable aux Juifs. Les livres d’Esdras et de Néhémie évoquent pourtant de sérieuses menaces (Esd 4 ; Né 3.33–4.17) ; en outre, le roi Xerxès a laissé dans l’histoire extra-biblique le souvenir de la dure répression d’une révolte à Babylone et, plus généralement, celui d’un personnage peu équilibré et violent. On comprend que sous le règne d’un tel monarque nul ne pouvait se sentir en parfaite sécurité et que la faveur imprudemment accordée à un intrigant sans scrupules ait pu faire courir aux Juifs les plus graves dangers.

Des banquets où tout se décide

Le lecteur n’aura pas besoin de plan pour suivre un récit dont les événements s’enchaînent naturellement. Qui s’intéresse à la structure du texte découvrira tout un réseau de similitudes et de symétries, complexe et fascinant (voir « Les récits doubles dans les histoires de Joseph et d’Esther » ; « Daniel, Joseph et Esther : quelques similitudes narratives »). Les banquets donnent une trame au récit ; tout commence (1.3,5,9) et tout finit par un banquet (8.17 ; 9.17-22), tout semble aussi s’y décider : la disgrâce de la reine Vashti, le sort des Juifs, la disgrâce de Haman. Grands fastes des banquets royaux (1.3 ; 2.18), soupers intimes offerts par la reine au roi et à son grand vizir (5.4,8), réjouissances d’un peuple qui échappe à la « solution finale » (8.17 ; 9.17) : le mot banquet, en recouvrant des réalités si différentes, invite à établir entre elles des correspondances. Par un jeu subtil, jeûne et banquet sont aussi opposés. Alors que Haman, fier du mauvais coup qu’il prépare, s’installe pour boire avec le roi (3.15), les Juifs de l’empire jeûnent et se lamentent (4.3) ; Esther aussi jeûne avec ses servantes (4.16) avant d’affronter le roi et Haman... au cours d’un banquet.

Mais ce qui peut aussi se jouer derrière l’opposition entre Haman, descendant d’Agag, et Mardochée, descendant de Qish, c’est la liquidation de la faute de Saül (cf. 1S 15). La victoire de Haman serait alors la revanche d’Agag ; celle de Mardochée rachèterait la faute de Saül, qui a pesé sur toute la royauté jusqu’à l’exil.

Un peuple à part

Omniprésence des banquets, absence surprenante du nom de Dieu et de toute référence explicite à la religion ou au statut particulier du peuple élu. Certains rabbins en ont été troublés au point d’hésiter à inclure le livre d’Esther dans le canon. En fait l’auteur, en s’effaçant derrière son récit et en adoptant apparemment le point de vue d’un observateur neutre, sans conviction religieuse particulière, s’est ménagé la possibilité de suggérer ce qu’il taisait. Car même en temps d’exil, alors qu’Israël ne paraît plus être qu’un peuple parmi les autres, il est encore providentiellement protégé. Procédant par touches discrètes, l’auteur recueille de la bouche de Haman, l’ennemi des Juifs, cette reconnaissance paradoxale du statut particulier d’Israël qui est un des thèmes favoris de l’antisémitisme : c’est un peuple à part... (3.8). Mardochée évoque un mystérieux secours qui surgira d’un autre côté (4.14) si Esther refuse de risquer sa vie pour le salut de son peuple. Des lèvres de la femme même de Haman tombe cette sentence : S’il est juif, ce Mardochée devant qui tu as commencé de déchoir, tu ne tiendras pas devant lui. Ta déchéance sera totale (6.13). Et au final, il apparaît que la maîtrise de l’histoire n’appartient pas aux sorts et aux dieux babyloniens Mardouk et Ishtar, adoptés par les Perses, mais au Dieu – pourtant non mentionné – des Juifs Mardochée et Esther, qui a peut-être fait Esther reine pour une occasion comme celle-ci (4.14).

Au seuil d’un temps qui est pour les traditions juive et chrétienne celui du silence prophétique, le livre d’Esther introduit le lecteur au mystère d’Israël : le Dieu qui garde le silence assure cependant la survie du peuple juif, même dans une situation de diaspora qui est ainsi, discrètement, justifiée. Mystère du silence de Dieu pour le juif qui attend toujours le Messie, mystère de la persistance d’Israël pour le chrétien que l’apôtre Paul appelle, pour cela même, à une saine humilité.

L’univers impitoyable dans lequel se joue le drame pose le problème douloureux de la résolution des conflits dans notre monde. La manière dont les Juifs, sous la direction de Mardochée mais dans les conditions définies par Xerxès, triomphent de leurs ennemis, appelle, plus que le jugement sommaire d’observateurs qui n’ont pas à lutter pour leur survie, une réflexion honnête sur les conditions réelles d’existence et de sécurité de certains peuples dans ce monde, notamment en situation d’immigration, et sur le caractère peut-être irréductible de certains conflits.

Le banquet de Xerxès

1 C'était aux jours de Xerxès. Ce Xerxès régnait, depuis l'Inde jusqu'à Koush, sur cent vingt-sept provinces. [LXX fait débuter le v. 1 par un passage relatant le songe de Mardochée. – C'était aux jours : en hébreu, même expression en Rt 1.1n ; voir aussi Gn 14.1 ; Es 7.1. – Xerxès : probablement Xerxès Ier (486-465 av. J.-C. ; cf. Esd 4.6 ; voir aussi Dn 9.1n) ; LXX y a vu Artaxerxès, son successeur (465-424) ; voir l'introduction. – régnait : cf. v. 2n. – depuis l'Inde jusqu'à Koush 8.9 ; sur Koush ou la Nubie, au sud de l'Egypte, voir Gn 2.13n. – cent vingt-sept provinces : cf. Dn 6.2.]2 En ces jours-là, le roi Xerxès s'assit sur le trône royal de Suse la citadelle. [s'assit : après les campagnes militaires qui ont marqué le début de son règne ; cf. v. 3. – Suse la citadelle : autre traduction Suse la capitale, dans la province d'Elam ; Suse était l'une des trois capitales (résidence d'hiver) de l'empire perse avec Ecbatane et Babylone ; il est cependant probable que l'expression hébraïque se réfère plus particulièrement à la partie haute et fortifiée de la ville, qui comprenait le palais royal (cf. v. 5 ; 2.3,5,8 ; 3.15 ; 8.14s ; 9.6,11s ; voir aussi Dn 8.2 ; Esd 6.2n ; Né 1.1 ; 2.8 ; 7.2 ; 1Ch 29.1n).]3 La troisième année de son règne, il donna un banquet pour tous ses princes et pour toute sa cour. L'armée des Perses et des Mèdes, les dignitaires et les gouverneurs de provinces étaient devant lui. [un banquet : le terme est dérivé du verbe habituellement traduit par boire, cf. v. 7s,10 ; 2.18 ; 3.15 ; 5.6n ; 7.1s,7s ; Jg 14.10n ; voir aussi Gn 40.20 ; Ez 23.41 ; Dn 5.1-4 ; Mc 6.21. – princes v. 14 ; 3.12 ; 8.9. – Perses / Mèdes v. 14,18s ; Dn 5.28 ; 6.9,13,16 ; 8.20 ; la Médie (Gn 10.2n ; Es 13.17n) avait été intégrée à l'empire perse.]4 Il montra ainsi la glorieuse richesse de son règne et la somptueuse splendeur de sa grandeur. Cela dura longtemps, cent quatre-vingts jours. [somptueuse : le même terme évoque la notion d'honneur v. 20 ; 6.3,6s,9,11 ; 8.16.]5 Quand ces jours furent achevés, le roi donna pendant sept jours un banquet en plein air, dans le jardin de la maison du roi, pour tout le peuple qui se trouvait à Suse la citadelle, du plus grand au plus petit. [jardin de la maison du roi 7.7s (jardin du palais) ; cf. v. 9 ; 2.8 ; 5.1.]6 Des tissus colorés de lin, de coton et de pourpre violette étaient tendus par des cordons de byssos et de pourpre rouge passés dans des anneaux d'argent, sur des colonnes de marbre. Les divans étaient d'or et d'argent, sur un pavé de porphyre, de marbre, de nacre et de marbre noir. [L'identification des matériaux et des couleurs est en grande partie conjecturale. – coton : le mot hébreu (karpas) semble être la transcription d'un terme sanskrit qu'on retrouve également en vieux perse ; certains l'associent au terme précédent (cf. 8.15) et comprennent l'ensemble comme signifiant de lin blanc. – byssos : cf. 8.15 ; 1Ch 4.21n. – divans : il s'agit sans doute de couches incrustées de métaux précieux ; on s'étendait pour manger ; cf. Am 6.4.]7 On servait à boire dans une grande variété de coupes d'or, et le vin du royaume abondait royalement. [royalement : litt. comme (ou selon) la main du roi, de même en 2.18.]8 On buvait selon un protocole sans contrainte ; le roi avait imposé à tous les intendants de sa maison de se conformer au désir de chacun. [Cf. Ha 2.15.]9 De son côté, la reine Vashti donna un banquet pour les femmes dans la maison royale du roi Xerxès. [Vashti signifie peut-être la plus belle ou la meilleure (d'après le perse) ou la désirée (d'après le sanskrit) ; c'était également le nom d'une déesse élamite.]

Des princes mèdes ou perses viennent se présenter devant le roi (cf. Est 1).
Bas-relief de l’escalier nord de l’apadana (salle du trône), à Persépolis, en Iran (≈ 500 av. J.-C.).

Disgrâce de la reine Vashti

10 Le septième jour, comme le roi avait le cœur content à cause du vin, il dit à Mehoumân, Bizta, Harbona, Bigta, Abagta, Zétar et Karkas – les sept eunuques qui étaient au service du roi Xerxès – [le cœur content : cf. 5.9 ; Ps 104.15 ; Ec 10.19. – Harbona 7.9. – sept v. 13s ; 2.9. – eunuques : il s'agit probablement ici de hauts fonctionnaires châtrés ; le mot a toutefois aussi un sens plus large ; cf. Gn 37.36n ; 2R 20.18 ; Es 56.3-5 ; Ac 8.27n.]11 de faire venir la reine Vashti devant le roi, avec sa couronne royale, pour montrer sa beauté aux peuples et aux princes, car elle était belle. [couronne royale 2.17 ; cf. 6.8 ; 8.15. – belle : cf. Gn 12.11 ; 2S 11.2.]12 Mais la reine Vashti refusa de venir quand les eunuques lui transmirent l'ordre du roi. Le roi fut saisi d'une grande colère, d'une fureur dévorante. [fureur 3.5 ; 5.9 ; 7.7,10 ; Pr 16.14 ; Dn 3.19.]13 Le roi s'entretint avec les sages qui avaient la connaissance des temps. Car les affaires du roi passaient devant tous ceux qui avaient la connaissance du protocole et du droit, [qui avaient la connaissance des temps : peut-être des astrologues ; cf. Dn 2.2,21n,27 ; mais l'expression peut avoir un sens plus général ; cf. 1Ch 12.33. Certains modifient le texte hébreu traditionnel pour lire connaissant le protocole ou la loi (même mot au v. 15) ; il s'agirait alors d'une expression consacrée pour désigner des juristes.]14 et qui l'approchaient : Karshena, Shétar, Admata, Tarsis, Mérès, Marsena, Memoukân, les sept princes perses et mèdes, familiers du roi, qui occupaient la première place dans le royaume. [sept (v. 10+) princes : cf. Esd 7.14. – perses et mèdes v. 3n. – familiers du roi : litt. qui voyaient la face du roi ; cf. v. 10n ; l'accès à la personne royale était strictement réglementé ; cf. 2.14 ; 4.11 ; 5.2 ; voir aussi 2R 25.19 ; Jr 52.25.]15 Selon la loi, que doit-on faire à la reine Vashti qui n'a pas exécuté l'ordre du roi Xerxès, transmis par l'intermédiaire des eunuques ? [Selon la loi... : autre traduction selon quelle loi doit-on agir envers la reine...]

16 Devant le roi et les princes, Memoukân dit : La faute de la reine Vashti n'atteint pas seulement le roi, mais aussi tous les princes et tous les peuples dans toutes les provinces du roi Xerxès. 17 Car le refus de la reine viendra à la connaissance de toutes les femmes ; quand on racontera que le roi Xerxès avait dit de faire venir la reine Vashti devant lui et qu'elle n'est pas venue, elles se permettront de regarder leur mari avec mépris. [le refus : litt. la parole ou l'acte, l'affaire. – regarder... avec mépris : cf. 3.6n.]18 Maintenant les princesses perses et mèdes qui auront appris le refus de la reine tiendront le même langage à tous les princes du roi, d'où mépris et colère ! [tiendront le même langage : litt. parleront ; certains comprennent se permettront de répliquer (au lieu de se contenter d'obéir). – d'où mépris... : autre traduction et à ce mépris répondra la colère. – colère ou irritation ; cf. v. 12 ; 2.21 ; Nb 1.53n.]19 Si cela te semble bon, ô roi, qu'on proclame par une déclaration royale, irrévocable, et qu'on écrive dans les lois de Perse et de Médie que Vashti ne paraîtra plus devant le roi Xerxès et que le roi donnera sa dignité royale à une de ses compagnes qui vaudra mieux qu'elle. [Si cela te semble bon 3.9 ; 5.4,8 ; 7.3 ; 8.5 ; 9.13 ; Né 2.5,7 ; cf. v. 21n. – irrévocable : litt. et qu'il ne passe pas ou qu'on ne passe pas outre, qu'on ne transgresse pas, cf. 3.3 ; voir aussi 8.5-8 (autre expression hébraïque) ; Dn 6.9,13,16 ; cf. Jn 19.22. – sa dignité royale : celle de Vashti (pronom féminin en hébreu).]20 Quand on sera informé de cet édit promulgué par le roi dans tout son royaume – et il est vaste ! – toutes les femmes honoreront leur mari, du plus grand au plus petit. [édit : cf. Ec 8.11n.]21 Cette déclaration plut au roi et aux princes, et le roi agit selon ce qu'avait dit Memoukân. [Cf. Gn 41.37. – plut au roi : litt. fut bonne aux yeux du roi ; même formule en 2.4,9 etc.]22 Il envoya des lettres dans toutes les provinces royales, à chaque province dans son écriture, à chaque peuple dans sa langue, pour que tout homme soit maître chez lui et qu'il parle sa langue maternelle. [écriture : le même terme (aussi 3.12 ; 8.9) est traduit par écrit en 3.14 ; 4.8 ; 8.8,13 ; ce qui est écrit en 9.27. – qu'il parle sa langue maternelle (litt. la langue de son peuple) : il faut peut-être sous-entendre : et non celle de sa femme (cf. v. 18n) ; cette précision est omise par LXX ; Vg a compris et ce sera promulgué dans la langue de chaque peuple ; cf. 3.12 ; 8.9 ; Dn 3.4 ; 6.26 ; Né 13.24.]

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