Un homme dans la tour

LES « OUMBRAS »

— Les voilà !

Le vieux grand-père Adolphe, qui depuis une heure fouille du regard le fond de la vallée, vient en effet d’apercevoir une auto qui avance lentement. Qu’elle a de la peine à grimper la petite route en lacets conduisant aux « Oumbras » !

Francine, affairée, s’arrête et tend l’oreille.

— C’est vrai ! J’entends le moteur… J’aurai tout juste le temps de finir.

Depuis hier, c’est un branle-bas général à la ferme. Francine lave, balaie et astique sans prendre le temps de souffler une seconde. Pensez donc ! On a loué pour tout l’été à des gens de Paris, et cette perspective tourne un peu la tête à ces deux campagnards habitués à vivre seuls.

C’est du reste la première fois qu’on loue à « des étrangers ». Grand-père se fait vieux et la vie est rude à la ferme. Aussi faut-il se faire un peu d’argent quand l’occasion s’en présente.

La jeune fille a préparé deux chambres au premier étage ; deux pièces face au midi, les plus belles de la maison. Il n’y a pas de luxe, bien sûr ! Les pavés sont vieux et irréguliers, les meubles sentent le siècle passé mais tout est propre et accueillant. Il faut dire que Francine a passé partout, car elle tient à « honorer son monde ». Le papier est tout neuf sur les étagères de l’armoire. Les cuivres étincellent, les vitres luisent, et les meubles qui ont un brillant inaccoutumé sentent bon la cire fraîche. La lumière entre à flots et donne à tout cet ensemble vieux style un air de fête engageant.

Assis sur le vieux banc de pierre, Grand-père ne lâche pas l’auto du regard. Et lorsqu’elle disparaît derrière les rochers de la Triballe ou les pins du Puisas, il l’attend un peu plus loin sur la route pour repartir avec elle. Il la regarde, la dévisage presque. Le vieillard voudrait, d’avance, savoir quelque chose des personnes qu’il va bientôt accueillir. En vérité, ni grand-père, ni Francine ne connaissent ces gens de Paris. La location s’est réglée par lettre et encore par l’intermédiaire d’une cousine qui habite la capitale depuis fort longtemps et qu’on ne revoit au pays que très rarement.

Le bruit du moteur grandit ; il semble remplir maintenant toute la vallée.

— Ils sont déjà au grand virage, précise le vieux paysan toujours à son poste.

La ferme du père Adolphe est bâtie sur le sommet de la colline, en pleines Cévennes. C’est un ancien château inconfortable, flanqué d’une tour bien conservée encore. Il est caché derrière deux énormes tilleuls qui prodiguent leur ombre parfumée. C’est dans ce cadre que vivent Francine et son grand-père. Orpheline de très bonne heure, cette campagnarde de vingt-trois ans, solide comme un homme et rompue à la tâche, seconde son « grand » jusque dans les travaux les plus pénibles.

Enfin, les voilà ! L’auto, chargée de poussière, décrit une large courbe sur la terrasse, puis stoppe brusquement faisant crisser le gravier. Grand-père se lève, intimidé. Cassé en deux, il s’appuie sur son inséparable bâton de châtaignier. Francine s’approche aussi, très émue. Elle esquisse un sourire gauche : c’est sa manière de recevoir les gens. Les Parisiens sortent de la voiture et, librement comme s’ils avaient à faire à de vieilles connaissances, ils tendent résolument la main aux campagnards et disent à l’unisson :

— Nous arrivons !

Oublié au fond de la voiture, un jeune garçon de douze ans fait mille efforts pour ouvrir la portière.

— C’est le petit… disent en chœur es parents. Il s’appelle Popol !

Sans plus tarder et comme pour couper court à ces présentations qui l’intimident, la jeune fille introduit ses visiteurs dans la grande cuisine qui donne sur la terrasse. C’est une vaste pièce voûtée, dont le fond est occupé par une immense cheminée.

— Prenez des chaises et « remettez-vous », dit-elle en montrant les sièges du doigt.

Et tandis que nos Parisiens sortent leur mouchoir et s’épongent le front, Francine dispose sur la table, non sans fierté, trois belles tasses bleues, celles qu’on ne sort qu’aux grandes occasions et qu’on garde religieusement sur la plus haute étagère du buffet.

Pendant qu’ils se restaurent, Grand-père d’un coup d’œil entraîne sa petite fille dans la pièce voisine et lui souffle à l’oreille :

— Ils ont l’air comme il faut, ces Parisiens ! Cousine Berthe ne nous a pas trompés.

 retour à la page d'index chapitre suivant