Je roule à vive allure dans le Jura. La route sinueuse se faufile entre les grands pins. Le moteur ronronne, les pneus gémissent dans les virages et la voiture accroche bien… Je me sens libre.
Libre en dépit de la ligne blanche qui, à gauche, m’interdit d’évoluer sur le milieu de la chaussée. De bonne grâce, et même sans y songer, je garde la droite. Après tout, ne suis-je pas libre d’observer le code sans avoir le sentiment pénible d’être contrarié par ses exigences ? Cette ligne, je le sais, indispose les amoureux de la vitesse, exaspère les indisciplinés sans scrupules. Dieu merci, je ne suis pas de ceux-là ! Rien ne changerait dans mon comportement si cette ligne n’existait pas. Du moins, je le crois.
Je viens d’aborder un nouveau tournant que je négocie sans lever le pied de l’accélérateur. Le véhicule se comporte bien, littéralement collé au goudron, lorsque je donne un coup de frein brutal qui me jette en avant et ramène ma voiture à un train de sénateur. Devant moi, à une vitesse de tortue, progresse un tracteur agricole surmonté d’un gros bonhomme indifférent qui sifflote en regardant le ciel. Il n’a pas daigné tourner la tête comme si la route était à lui.
Maudit tracteur ! Et c’est à cet instant que mes yeux se portent sur cette ligne blanche que j’enjamberais volontiers si je n’étais retenu par le spectre d’une maréchaussée aux aguets.
Dès lors, je ne suis plus libre. Et d’autant moins libre que j’ai un programme minuté et un horaire à respecter. Je serre nerveusement le volant et peste contre les pouvoirs publics, incapables d’offrir aux usagers que nous sommes des routes à quatre voies. Il suffit d’un tracteur « qui n’en peut mais » pour que pullulent les oppresseurs. J’en vois partout : les gendarmes invisibles, le paysan insouciant, la chaussée étroite avec sa ligne blanche et bien entendu… les pouvoirs publics. Autant d’adversaires ligués contre moi pour me ravir ma liberté.
Que faire ? La route est longue et je dois déjà compter sur un léger retard à l’arrivée. M’irriter ? A quoi bon ! Dieu en serait attristé et cela ne changerait rien à la situation. Y a-t-il, en pareil cas, une manière spirituelle de recouvrer la liberté perdue ? De la reconquérir pour répondre à l’impératif de l’Ecriture : « Je ne me laisserai asservir par RIEN » ? (1)
(1) 1 Corinthiens 6.12.
Certes, je puis la retrouver avec un peu d’audace et beaucoup d’inconscience. Entendez par là que j’ai la possibilité de franchir la ligne blanche — accélérateur au plancher — pour dépasser le tracteur avant d’atteindre le virage suivant. Les risques sont gros : un choc brutal avec quelque bolide venant en sens inverse, un retrait de permis de conduire, une copieuse amende à verser sur le champ et un quart d’heure de tête à tête humiliant avec des gendarmes peu enclins à la miséricorde. Cette voie de liberté, celle des impatients, ne réussit pas toujours. A l’heure dite de la « malchance » — heure qui ne manque pas de sonner — elle fait payer cher son écot. Pas un instant je ne songe à l’emprunter.
Je puis aussi — c’est moins hasardeux — houspiller le paysan à coups de klaxons nerveux et répétés, le menaçant du regard et des gestes. Là encore, je cours des risques. En particulier celui d’exaspérer l’agriculteur qui, pour se venger, réduira sa vitesse de moitié. Donc, tactique à proscrire, peu conforme à l’Evangile et qui ne manquerait pas d’attrister le Dieu de la paix.
Il m’est loisible encore de rester derrière le tracteur, apparemment paisible et cependant tendu, maugréant intérieurement contre ce mollusque. Subir, se résigner ce n’est pas être libre, donc heureux.
Enfin, — mais il en coûtera à mon orgueil de conducteur (la liberté se paie) — je puis accepter délibérément ma situation difficile en la confiant au Seigneur lui demandant pardon d’avoir manqué de sagesse en prenant la route trop tard. Une demie heure de plus m’aurait permis de garder mon sang-froid.
De ces quatre solutions j’adopte… — librement — la quatrième… et c’est la réussite car je recouvre ma liberté. En effet, je me surprends à bénir le paysan, à trouver majestueux les pins et belles les fleurs qui parsèment les bas-côtés de la route. J’entonne même un cantique et esquisse un sourire, me souvenant sans doute de ce conseil : « Lorsque le passage à niveau se ferme devant vous, SOURIEZ et vous vous épargnerez dix minutes de grognements et d’invectives ». Soudain — et là je rends grâces à Dieu — le paysan tend le bras vers la droite et s’engage dans un chemin vicinal qui se perd dans la forêt. C’est merveilleux. L’obstacle disparu, ma voiture repart ivre de liberté…
Mais qu’elle est précaire et fragile cette liberté ! Un feu rouge interminable, une voiture bouchon, un paquet de cyclistes, un orage violent ou un épais brouillard, une route barrée… et l’automobiliste doit se soumettre bon gré mal gré, contré de toutes parts.
Heureusement, les contretemps fâcheux ont du bon, quoique désagréables sur le moment. En particulier, ils me révèlent mon caractère et la dimension de ma patience, ce qui n’est pas à dédaigner. De plus, ils m’obligent à réfléchir afin d’adopter — délibérément — une ligne de conduite qui me gardera à l’heure difficile. A l’avenir, je veillerai à ne pas charger indûment le programme de mes journées parce que je veux rester maître de moi, paisible et disponible tout au long des heures que Dieu me donne de vivre.
Mais il n’y a pas que les automobilistes. Propriétaire de véhicule ou non, nous avançons tous sur la route de la vie. Une route semée d’obstacles plus graves encore. Des obstacles à une liberté que nous devons conquérir et conserver à tout prix. Et de la bonne manière. Les pages qui suivent nous en donneront, j’espère, le secret.
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La liberté à laquelle aspire tout homme est un bien précieux et il faut en être privé pour en connaître le prix. Pour l’acquérir, des multitudes ont couru des risques insensés et sacrifié le meilleur et le plus cher : famille, réputation, sécurité, fortune… et même vie. Les martyrs pour la liberté ne se comptent plus. L’homme, quel qu’il soit, est grandement éprouvé lorsqu’une autorité, un événement, une législation, une épreuve, un objet portent atteinte à sa liberté. Toute domination imposée lui est insupportable et provoque chez lui, tôt ou tard, la ferme détermination de secouer le joug, tous les jougs : le joug de l’occupant, le joug du patron, le joug du pouvoir, le joug des parents, le joug du prochain, le joug de Satan ainsi que le joug du moi. Bref ! L’homme a du pain sur la planche puisque tout, en définitive, veut l’asservir et lui imposer sa loi.
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De fait, que faut-il entendre par « liberté » ? Qu’est-ce qu’un homme libre ? Définir n’est jamais chose aisée. Parlant de liberté, Paul Valéry avouait : « C’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’il ne parlent ».
La liberté, précise le dictionnaire, c’est — négativement — l’absence de contrainte et — positivement — le pouvoir d’agir comme bon nous semble. Ainsi définie, cette liberté nous apparaît d’emblée inaccessible, fort utopique. Il suffit d’une poussée de fièvre, d’un peu de neige ou de vent, de la grêle ou du brouillard, bref d’un rien, pour que je sois contraint de renoncer à un projet que je chéris, à un simple déjeuner sur l’herbe par exemple.
A cela, certains philosophes répondent que l’homme parvient à la liberté lorsqu’il cherche à « substituer à une situation subie » — il ne peut ni la changer ni y échapper — une « attitude active », donc volontaire. Lorsqu’il décide de vivre l’événement contraignant, non en se résignant ou en faisant contre mauvaise fortune bon cœur, mais en le vivant comme s’il l’avait provoqué et souhaité lui-même. Mais l’homme a-t-il le pouvoir d’en arriver là ? Tout seul, non ! Toutefois, si l’apôtre déclare : « Je ne me laisserai asservir par rien… » c’est qu’il se croit en mesure d’atteindre à cette liberté inaccessible aux humains. Avec Dieu, l’impossible devient possible. (2) Qu’il intervienne en moi et brise mes liens… « et je serai réellement libre ». (3)
(2) Matthieu 19.26.
(3) Jean 8.36.