Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

Préface

Avec le présent tome s’achève la série des quatre volumes de mon Exposé de Théologie systématique. Le tome I ou Méthodologie a paru en 1885 ; le tome III, contenant la première moitié de la dogmatique, en 1888, et le tome IV, en 1890. Le voyageur qui, à l’issue d’une longue marche dans une épaisse forêt, recommence à apercevoir le ciel libre à travers les arbres, pourrait fournir l’analogue de la disposition où je me suis trouvé en voyant approcher le terme de ce travail de rédaction, commencé il y a sept ans. Je ne poserai pas la plume cependant sans exprimer ma reconnaissance envers Celui qui m’a soutenu pendant l’accomplissement de cette tâche, qui m’y a fait trouver un réactif bienfaisant dans les jours d’épreuve, et me permet aujourd’hui d’offrir enfin à mes collègues et à l’Eglise un ouvrage complet.

J’ai expliqué précédemment, sans avoir réussi à convaincre tous mes critiques, les raisons qui m’avaient engagé à intervertir l’ordre naturel de la publication des deuxième, troisième et quatrième volumes. Les inconvénients de cette marche, qui m’ont été plus d’une fois signalés et que j’avais moi-même prévus, ont dès maintenant disparu ; mais si les raisons du parti que je prenais me paraissaient bonnes alors, je m’applaudis plus encore aujourd’hui de les avoir suivies. Et sans vouloir surfaire le rôle auquel cet ouvrage peut être destiné, il me sera permis de dire que si la publication de ce volume devait avoir quelque actualité, elle ne l’aurait pas eue au printemps de 1888 au même degré que dans l’automne de 1891.

L’intensité de la crise théologique et religieuse que traverse en ce moment le protestantisme français, est reconnue aussi bien de ceux qui s’en réjouissent que de ceux qui s’en affligent et s’en effraient :

« La crise que traverse actuellement notre dogmatique protestante, écrivait M. Lobstein en tête de ses Etudes critiques, publiées cette année, ne se révèle nulle part avec une plus irrésistible évidence que dans les doctrines qui ont pour objet la personne et l’œuvre de Jésus-Christa. »

aRevue de théologie et de philosophie, 1801. No 2, page 171.

« Si réellement, écrit à l’autre bord M. F. Godet, on s’accordait à reconnaître la révélation dans la personne, la vie et les enseignements du Christ, et qu’on se contentât de contester une révélation apostolique complémentaire, la situation serait grave, mais peut-être n’aurais-je pas poussé un cri d’alarme. Mais c’est l’enseignement du Seigneur lui-même qui est en cause ; son témoignage sur une foule de points tels que la divinité de sa personne, son œuvre expiatoire, l’existence des anges bons et mauvais, son retour futur, la résurrection des corps, etc., est présenté comme ne faisant point autorité pour la conscience chrétienne. Tous ces sujets sont considérés comme appartenant à la théologie et non à la religion proprement dite dont Christ est l’initiateur ; celle-ci se réduit à la révélation de la sainteté de Dieu et de son amour pour l’humanité, ainsi qu’au devoir des hommes de s’aimer entre eux. C’est là, si je comprends bien, le point de vue de nos modernes réformateursb. »

bChrétien évangélique, 1891, No 9, pages 385 et 386.

La Gauche évangélique fait aujourd’hui à la Droite deux reproches principaux : celui d’autoritarisme et celui d’intellectualisme ou même de rationalisme, car c’est à notre intention que l’on vient d’accoler ces deux mots, qui juraient jusqu’ici de se trouver ensemble : rationalisme orthodoxe. Il paraissait jadis entendu que faire de l’intellect ou de la raison l’organe du vrai, c’était condamner l’autoritarisme, et que l’autoritaire en retour était un homme qui condamnait l’usage, en matière de croyances, de la raison et de l’intellect. Nous avons, paraît-il, changé tout cela, et l’on entend appeler intellectualiste aujourd’hui quiconque a la prétention de traduire en une formule, aussi intelligible que possible, les faits religieux et chrétiens ; et autoritaire, quiconque exprime quelque certitude dans l’énoncé de ses propres opinions et quelques doutes sérieux sur la valeur et l’innocuité de celles de l’adversaire.

En y regardant de plus près cependant, on s’aperçoit bientôt que ces appellations ne recouvrent que des différences de degrés, et que le plus déterminé subjectiviste, celui qui ne veut plus entendre parler que de son expérience intime, s’oublie trop souvent, surtout s’il est docteur en théologie, à agencer des raisonnements qui diffèrent du tout au tout de celui des « bonnes vieilles femmes », et aussi à traiter d’assez haut les contradicteurs et les dissidents.

Une autre accusation que la Gauche évangélique ne cesse d’adresser à la Droite, et que nous retrouvons à réitérées fois sous la plume de M. Chapuis dans son récent article (paru fin octobre) sur la Transformation du dogme christologique, est celle de s’inspirer dans ses déterminations dogmatiques de la métaphysique grecque et platonicienne plutôt que de l’expérience et de l’histoire. « On peut regretter, écrit-il, que M. Gretillat s’obstine à demeurer, en métaphysique, essentiellement sur le terrain de la philosophie grecque, dont furent imprégnés les grands conciles des premiers sièclesc. »

cRevue de théologie et de philosophie, 1891, No de septembre, page 434.

Pour nous induire à donner raison à notre éminent contradicteur, il faudrait nous avoir prouvé trois points : 1° que la métaphysique grecque a eu toujours tort ; 2° que notre soi-disant métaphysique n’est pas puisée dans l’enseignement apostolique ; 3° que la métaphysique grecque et platonicienne disait ce qu’on lui fait dire.

Non, Messieurs, la doctrine chrétienne de l’incarnation, pas plus que la doctrine chrétienne de la résurrection, ne sont des emprunts faits à la métaphysique grecque et platonicienne. Celle-ci fut ou panthéiste ou dualiste, mais n’eût jamais admis l’union personnelle d’un être divin avec une chair humaine. Ce sont les gnostiques et non pas les partisans de la Kénose qui furent les héritiers légitimes du platonisme.

Ceux qui liront les articles précités de MM. Lobstein et Chapuis pourront nous prendre pour un gymnaste de la pensée, escaladant, par goût ou par habitude, les hauteurs de la spéculation métaphysique pour en rapporter les « casse-tête » ramassés dans quelque caverne et offerts à la curiosité des antiquaires.

Nous ne reconnaîtrions ni nous ni nos doctrines dans cet ordre d’images. Soyez convaincus, chers frères et collègues, que les grandeurs et, osé-je dire, les incompréhensibilités du mystère de piété résumé dans un des plus anciens hymnes chrétiens en ces mots : Dieu manifesté en chair (1Tim.3.16), ne nous ont pas plus échappé qu’à vous-mêmes ; mais nous ne sommes ici et ne voulons être que les interprètes d’un témoignage venu d’en haut, qui a précédé vos expériences et les nôtres, et la seule position de la question que nous puissions accepter est celle de savoir si cette interprétation, qui est la nôtre, est fidèle ou ne l’est pas.

Si une bataille sur des ismes pouvait avoir quelque résultat, ce serait le lieu d’opposer au platonisme dont on nous dit infecté, le transformisme contemporain dont l’irrésistible influence se reconnaît chez nos opposants : le transformisme qui préfère aux interventions créatrices des principes supérieurs les promotions lentes et latentes des protoplasmes. C’est sous l’action, inconsciente sans doute, du principe transformiste, qu’à l’amour du Père donnant son Fils unique au monde, et à l’amour du Fils descendu du ciel sur la terre pour remonter de la terre au ciel, se substitue le produit, bien que miraculeux encore, de la nature humaine ; l’offrande faite à Dieu par l’humanité sanctifiée d’un de ses enfants. Ce que vous retranchez ainsi de la révélation de l’amour divin, c’est le sacrifice personnel ; ce que vous me prenez, c’est la folie de Dieu !

On s’est étonné aussi, même parmi nos amis, de ne pas nous avoir vu suivre, dès l’abord, une marche régressive, partant de l’homme et du présent pour s’élever à Dieu et à l’éternité, plutôt que d’être descendu, comme nous l’avons fait dans la dogmatique, de la divinité et de l’éternité à l’humanité et au temps. Nous estimons que nous faire ce reproche, c’était confondre la méthode de la dogmatique avec celle de l’apologétique, l’une qui cherche et découvre ou retrouve ; l’autre qui accepte une donnée s’offrant à elle, pleine et totale, et à qui il ne reste plus qu’à la reproduire dans l’ordre donné non par les phases de la recherche subjective, mais par l’essence de la réalité elle-même.

Peut-être les partisans de la Kénose ont-ils eu le tort d’identifier trop intimement leur cause avec le dogme de la préexistence ; d’affirmer une solidarité trop étroite entre l’une et l’autre, et nous-même nous souvenons d’avoir écrit à un ami la phrase suivante, qui nous paraîtrait imprudente aujourd’hui : La Kénose est l’arche de Noé des partisans de la préexistence. Cette faute de tactique a permis à nos opposants de confondre aussi les deux propositions dans l’attaque, et de faire comme si les coups donnés à l’une se répercutaient immédiatement sur l’autre. Dans l’article précité, M. Chapuis apprend à ses lecteurs que, dans la théologie du protestantisme français, la théorie de la Kénose « semble presque avoir usurpé la place d’une doctrine nécessaire », et qu’on s’efforce de « persuader les fidèles qu’elle est nécessaire à leur salut ». Nous ne nous souvenons pas, pour notre part, d’avoir jamais proféré, publiquement du moins, une pareille énormité ; et sans cesser d’admettre personnellement et d’affirmer que la doctrine de l’anéantissement du Fils de Dieu est la plus intelligible façon, peut-être la seule, d’accorder les deux termes du problème : préexistence divine et existence humaine de Christ, il doit rester entendu que la Kénose est une hypothèse, tandis que la préexistence personnelle de Christ fait partie de la foi de l’Eglise. Et s’il le fallait même, nous ajouterions : Périsse la Kénose, plutôt que la foi de l’Eglise au Fils de Dieu venu en chair !

*

Pour remplir la totalité du programme énoncé par le titre général de notre ouvrage : Exposé de Théologie systématique, nous devrions dès maintenant annoncer la publication de la Morale ou Ethique chrétienne qui donnerait naissance aux volumes V, VI et VII. Nous avons sans doute l’intention de nous mettre incontinent à la rédaction de ce cours par lequel nous avons commencé notre enseignement dans la Faculté de théologie de Neuchâtel en 1870. Mais nous ne prenons aucun engagement quant à une publication dont l’éventualité est soumise à plusieurs conditions indépendantes de notre volonté. A voir d’ailleurs à quel point les prévisions annoncées dans la préface de notre premier tome en 1885, ont été démenties par l’événement, nous avons perdu le goût de faire des projets, et surtout celui de les publier.

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Je ne saurais terminer cette préface sans remercier sincèrement tous les critiques, français, allemands, hollandais et anglais, qui ont bien voulu introduire mes volumes précédents devant le public, et dont la plupart l’ont fait, même en me combattant, comme MM. Lobstein et Chapuis, avec une grande bienveillance. Je remercie même ceux qui, paraît-il, m’ont appelé un « revenant », car, après tout, il vaut encore mieux être un revenant qu’un disparu. Le seul procédé dont un auteur n’a pas à remercier, c’est le silence.

*

Et maintenant que, selon le précepte de l’ancien sage, j’ai jeté ces quatre morceaux de pain à la surface des eaux, il ne me reste plus qu’à exprimer l’espoir qu’un jour j’en retrouverai une partie.

Neuchâtel, ce 30 octobre 1891.

Gretillat.

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