Il existe, dans le département du Gard, un village que nous appellerons Saint-Agrève, ne pouvant donner ici son véritable nom. Ce village est dominé par un château, propriété de l'ancienne famille de Mallens.
En 1826 M. et Mme de Mallens, après avoir passé une année à Saint-Agrève, furent obligés de partir presque subitement, pour se rendre dans une principauté d'Allemagne où M. de Mallens était envoyé en qualité de ministre plénipotentiaire.
La nouvelle de ce départ affligea les habitants du village, car M. et Mme de Mallens étaient aimés à cause de leur bienfaisance. Cependant il y avait dans leur suite une personne qu'on regrettait encore plus qu'eux – cette personne était la femme de charge, Mme Dubois.
Mme Dubois, âgée de 40 ans, avait presque élevé la jeune dame de Mallens ; elle en possédait la confiance, l'accompagnait dans ses voyages, et se faisait partout aimer. Elle était habituellement sérieuse, mais ce sérieux avait tant de douceur qu'il n'effrayait personne ; elle ne déguisait jamais sa pensée, mais sa franchise ne choquait point, parce qu'elle se montrait accompagnée de beaucoup de bienveillance et de beaucoup d'humilité. En effet, Mme Dubois, qui aurait put tirer vanité de l'affection que lui témoignait sa maîtresse, ne se donnait jamais des airs d'importance ; elle restait modeste, affable avec tous. Au château comme au village, on ne lui reprochait qu'une chose : c'était d'exagérer sa religion, de prendre trop au pied de la lettre les enseignements de la Parole de Dieu, et de ne pas s'accorder assez de jouissances. Après cela, il n'y avait plus rien à dire ; Mme Dubois, il est vrai, n'était pas sans défauts, mais on la voyait si chagrine lorsqu'ils prenaient le dessus, elle avouait ses torts avec tant de bonne foi, qu'il n'y avait pas moyen de se fâcher ou de lui garder rancune.
Lorsque Mme Dubois avait achevé ses affaires, son plus grand plaisir était de visiter les pauvres gens, les vieillards ou les malades de Saint-Agrève. Avec l'autorisation de Mme de Mallens, elle leur portait tantôt une bouteille de vin, tantôt un peu de bouillon, et lorsqu'elle les y trouvait disposés, elle leur lisait deux ou trois versets de la Bible.
Pendant cette dernière année, elle s'était particulièrement attachée à quatre jeunes filles qui venaient de faire leur première communion. Le pasteur qui les avait introduites dans le sein de l'Église, habitait à plusieurs lieues de Saint-Agrève, et Mme Dubois s'efforçait de continuer son œuvre. Elle réunissait les jeunes filles chaque Dimanche, leur expliquait un chapitre de l'Évangile, s'efforçait, en les questionnant, de savoir si elles avaient saisi la bonne nouvelle du salut que nous annonce l'Écriture, et demandait au Seigneur, en priant avec elles, de bénir ces conversations.
Les jeunes filles dont nous parlons, avaient diversement profité des soins de Mme Dubois. L'une d'entr'elles, Louise, se sentait vraiment touchée d'amour pour son Sauveur. Longtemps elle était restée assez froide, ne comprenant pas trop en quoi consistait la méchanceté de son cœur, de ce cœur qui pourtant ne trouvait aucune joie à s'occuper de Dieu, de ce cœur qui se livrait à mille mouvements d'impatience, de vanité et d'envie. Lorsque sa Conscience lui disait : « Louise, tu as menti ; Louise, tu t'es mise en colère ; Louise, tri laisses la Bible dans un coin sans l'ouvrir ! » Louise répondait : « Tout le monde en fait autant ! » et, se hâtait de penser à autre chose. Mais quand Mme Dubois, la Bible à la main, expliqua aux jeunes filmes que c'était à cause de ce mépris pour les ordres de Dieu, à cause de cet amour de la toilette, à cause de ces mouvements d'humeur, à cause de ces mensonges, à cause de ces « petits péchés, » que le Seigneur Jésus avait été cloué sur la croix ; quand elle leur apprit que si ce bon Sauveur n'avait pas souffert à leur place, rien n'aurait pu les arracher aux peines éternelles ; quand elle leur dit que Jésus les avait connues, aimées avant que le monde fût fait, qu'Il venait le premier à elles, qu'Il les appelait chacune en particulier, qu'Il leur offrait le salut, la force de l'accepter, le secours dont elles avaient besoin pour commencer une nouvelle vie ; alors Louise sentit son cœur s'ébranler, il lui sembla que des écailles tombaient de ses yeux ; elle vit le triste état de son âme, et elle en pleura ; elle vit presque en même temps la main du Sauveur qui venait la relever ; avec l'aide du Saint-Esprit elle crut de toute sa puissance que Christ l'avait rachetée, et elle se donna à Lui.
Clémence, très-intelligente, saisissait les vérités de l'Évangile. Son esprit l'avait vite compris ; nos désobéissances à la loi de Dieu se comptent par milliers, et comme Dieu a dit : « Maudit est quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire ; » (Galates 3.10) nous sommes condamnés par notre propre conduite. Son esprit l'avait compris aussi, le Fils de Dieu est mort à la place de ceux qui croient en Lui ; Il a pris pour Lui le châtiment et leur a donné sa justice, tellement qu'au lieu de se présenter nus et souillés devant le tribunal céleste, ils y viennent revêtus de la sainteté de Christ. Mais ces vérités dont Clémence pouvait rendre compte, ne pénétraient pas jusqu'à son cœur. Un grand fond d'orgueil l'empêchait de s'humilier jusqu'à tout recevoir de Jésus, de sorte que sa science évangélique « l'enflait » au lieu de « l'édifier. (1 Corinthiens 8.1) »
Quant à Justine, la troisième des jeunes amies de Mme Dubois ; d'une nature légère, elle avait, comme on dit, bon cœur et mauvaise tête. Douée d'une imagination ardente, d'un caractère bienveillant et gai, elle recevait avec joie et semblait s'approprier les enseignements de Mme Dubois, jusqu'au moment où une tentation de vanité, d'impatience, de déraison venant à la traverse, tout était oublié, quitte à se repentir après pour recommencer à la première occasion. La semence levait vite, mais le soleil en brûlait promptement les tendres tiges. (Matthieu 13.3)
Rose, la dernière des quatre jeunes filles, causait peu de satisfaction à la pieuse femme de charge. Elle se rendait avec assez de régularité aux entretiens du Dimanche, mais on voyait là un acte de complaisance, rien de plus. Elle y bâillait démesurément, ne pensait guère qu'à s'en aller le plus vite possible, répondait en répétant à peu de chose près ce qu'avaient dit les autres, ne sortait de cette froideur que pour se révolter contre telle ou telle parole de l'Écriture, et s'écriait souvent, en parlant des conseils de Mme Dubois. que tout cela était bon pour les vieilles gens, qu'il faut s'amuser dans la jeunesse, et que, pourvu qu'on remplisse les devoirs de sa religion, tout va bien dans ce monde et dans l'autre.
Mme Dubois ne devait plus passer que deux semaines à Saint-Agrève. L'avenir de ses jeunes amies l'inquiétait. Elle pensait avec raison que durant sa longue absence, les jeunes filles se marieraient et deviendraient mères de famille. Elle-même, veuve alors, avait apprécié tout le bonheur, toute la force que donne une union chrétienne ; bien souvent, hélas ! elle avait eu l'occasion de voir quelles chutes entraîne une association où le Seigneur n'entre pas ; et, non contente d'appeler les bénédictions de Dieu sur ses protégées, elle résolut de profiter des moments qui lui restaient pour leur exposer quelques principes indispensables, suivant son opinion, à la sainteté du mariage et à la félicité des époux.
Le dimanche soir, les quatre jeunes filles se réunirent dans une des salles basses du château, où les recevait d'ordinaire Mme Dubois.
– Mes enfants, dit la femme de charge, je vais vous quitter ; mon absence durera plusieurs années, et pendant ce temps vous serez peut-être appelées à vous marier.
Rose sourit, ses compagnes rougirent.
– C'est une chose très-grave, reprit Mme Dubois. Je désire m'entretenir avec vous de cet important sujet en présence du Seigneur. - Mes enfants, je crois qu'en général la vie conjugale est la vie qui nous convient. Dieu a dit, dans la Genèse : « Il n'est pas bon que l'homme soit seul, je lui ferai une aide semblable à lui. » (Genèse 2.18)
Le Saint-Esprit nous annonce par la bouche de saint Paul « que la femme a été créée pour l'homme » (1 Corinthiens 11.9) et nous sentons bien qu'à moins d'une volonté particulière du Seigneur, nous associer à l'homme, « l'aider, » c'est notre affaire ici-bas. Nous sommes de faibles créatures, et nous avons besoin de secours ; notre cœur est sensible, et il demande des objets d'affection ; nos facultés cherchent à se développer, notre influence à s'établir, nos convictions à se répandre ; dès lors nous appuyer sur un époux, servir Dieu avec lui, élever nos enfants dans la vérité évangélique, établir l'ordre dans notre maison : voilà la perspective la plus douce pour nous, voilà le champ de travail où notre intelligence et notre foi trouvent le mieux à s'exercer.
– Pour moi, s'écria Clémence, avec cette liberté à laquelle l'indulgence de Mme Dubois les avait toutes accoutumées, pour moi, je ne veux pas me marier. On a trop de peine en ménage. Dans notre condition, il ne se rencontre guère de gens riches qui veuillent de nous, et devenir la femme d'un pauvre garçon, vivre dans la misère, travailler du grand matin au grand soir pour nourrir une troupe de marmots....
– Cela ne vaut pas l'indépendance, n'est-ce pas, Clémence ? interrompit Mme Dubois. Vous aimeriez mieux faire votre volonté que d'obéir à un mari ; mieux rester seule dans l'aisance, que de vivre dans la médiocrité avec un époux et des enfants. Clémence, aussi longtemps que vous pourriez, les jours de fête, vous promener riche et pimpante sur le cours ; tant que vous seriez jeune, tant qu'on s'occuperait de vous, peut-être que votre vanité satisfaite tromperait votre cœur, en lui persuadant qu'il n'a besoin de rien ; mais quand l'âge viendrait, quand votre orgueil n'aurait plus à se repaître de quelques avantages extérieurs, quand ceux qui vous recherchaient vous laisseraient dans un triste abandon, croyez-moi, mon enfant, vous regretteriez ces fatigues, cet assujettissement qu'a mène le mariage... et qu'il n'amène pas lorsqu'il est chrétien, sans amener aussi d'immenses bénédictions.
– Madame, demanda timidement Louise à son tour, est-il possible de servir aussi fidèlement Dieu dans le mariage que dans le célibat ?
– Et pourquoi non, mon enfant ? Dieu, qui dès le commencement a fondé l'union conjugale, nous aurait-il préparé lui-même un genre de vie dans lequel nous ne saurions obéir qu'imparfaitement à sa volonté ?
– Oh ! non, Madame.... Cependant, il me semble qu'une femme non mariée peut se consacrer plus complètement aux œuvres chrétiennes, peut se dévouer mieux au soin des pauvres et des malades, qu'une femme assujettie à un époux, à une famille qui lui demandent tous ses moments.
– D'abord, Louise, dit Mme Dubois, souvenons-nous d'une chose trop souvent oubliée : c'est que ce mari, c'est que ces enfants, auxquels vous faites allusion, ont des âmes ; c'est que ces âmes méritent aussi bien notre sollicitude que les âmes des pauvres et des malades dont vous parlez ; c'est que Dieu ne nous a pas placées pour rien auprès d'eux, et que nous avons pour tâche naturelle, première, de travailler à leur sanctification et à leur bonheur, Et puis, disons-le-nous, pour qui le veut, il y a toujours dans toutes les carrières, dans celle de femme mariée comme dans les autres, des instants à donner aux malheureux. Ah ! mon enfant, si chacun cultivait comme il faut son champ et sa vigne, si chacun s'efforçait de les agrandir en mordant sur les terres encore sauvages, notre globe serait bientôt couvert d'une productive végétation. Si chaque femme s'appliquait, avant tout, à vivre saintement avec son mari, à élever ses enfants dans la crainte de Dieu ; si elle donnait fidèlement les moments de son loisir aux nécessiteux, le monde serait bientôt couvert de chrétiens, et il se trouverait que chacune de nous, dans son humble maisonnette, dans sa modeste condition, aurait, comme le missionnaire ou le pasteur, efficacement travaillé à l'avancement du règne de Dieu.
– Pardon, Madame, si je vous interromps encore, reprit Louise en rougissant beaucoup ; mais comment expliquez-vous ce passage de saint Paul ? – Et Louise, ouvrant sa Bible, lut à haute voix ces mots : « Pour ce qui concerne les vierges, je n'ai point de commandement du Seigneur ; mais j'en donne avis comme ayant obtenu miséricorde du Seigneur pour être fidèle. J'estime donc que cela est bon pour la nécessité présente, en tant qu'il est bon à l'homme d'être ainsi.
Es-tu lié à une femme ? ne cherche point d'en être séparé. Es-tu détaché de ta femme ? ne cherche point de femme. Que si tu te maries, tu ne pêches point ; et si la vierge se marie, elle ne pèche point aussi, mais ceux qui seront mariés auront des afflictions en là chair ; or, je vous épargne. Mais je vous dis ceci, mes frères, que le temps est court ; et ainsi que ceux qui ont une femme, soient comme s'ils n'en avaient point ; et ceux qui sont dans les pleurs, comme s'ils n'étaient point dans les pleurs ; et ceux qui sont dans la joie, comme s'ils n'étaient point dans la joie, et ceux qui achètent comme s'ils ne possédaient point, et ceux qui usent de ce monde, comme n'en abusant point ; car la figure de ce monde passe.
Or, je voudrais que vous fussiez sans inquiétude. Celui qui n'est point marié a soin des choses qui sont du Seigneur, comment il plaira au Seigneur. Mais celui qui est marié a soin des choses de ce monde, et comment il plaira à sa femme, et ainsi il est divisé. La femme qui n'est point mariée et la vierge a soin des choses qui sont du Seigneur, pour être sainte de corps et d'esprit ; mais celle qui est mariée a soin des choses du monde, comment elle plaira à son mari.
Or, je dis ceci, ayant égard à ce qui vous est utile, non point pour vous tendre un piège, mais pour vous porter à ce qui est bienséant, et propre à nous unir au Seigneur sans aucune distraction. mais si quelqu'un croit que ce soit un déshonneur à sa fille de passer la fleur de son âge et qu'il faille la marier, qu'il fasse ce qu'il voudra, il ne pèche point ; qu'elle soit mariée. Mais celui qui demeure ferme en son cœur, n'y ayant point de nécessité qu'il marie sa fille, mais étant maître de sa propre volonté, a arrêté en son cœur de garder sa fille, il a fait bien. Celui donc qui la marie fait bien, mais celui qui ne la marie pas, fait mieux. » (1 Corinthiens 7.25)
– Reprenez un peu plus haut dans le chapitre, ma chère Louise, remarquez au verset sixième ces mots : « Je dis ceci par conseil et non par commandement ; » au douzième, ceux-ci : « Je leur dis, et non pas le Seigneur ; » au vingt-cinquième, le premier de ceux que vous venez de citer, ces paroles : « Pour ce qui concerne les vierges, je n'ai point de commandement du Seigneur. » Que nous apprennent de telles déclarations ?
Que ces conseils viennent de l'homme, de l'Apôtre qui « a reçu miséricorde pour être fidèle » et qui « possède lui aussi l'Esprit de Dieu, » mais qu'ils ne sont pas « dictés » par le Saint-Esprit lui même ! Il y a donc une distinction à faire, et c'est saint Paul qui la fait, entre ses directions sur le célibat et le reste de la Bible. Saint Paul nous avertit, et ne nous avertit pas pour rien, du moment où il parle de son propre mouvement. Le soin particulier qu'il apporte à signaler l'instant ou son inspiration, à lui, remplace l'inspiration directe, absolue du Saint-Esprit, ce soin qui fait ressortir fortement la divinité de toutes les autres expressions de la Bible ; ce soin nous démontre qu'une différence très-réelle sépare la dictée du Saint-Esprit de la dictée de l'homme.
Mais il y a autre chose. Cette phrase : « pour » ou « à cause de » la nécessité présente, nous fait voir que saint Paul parle ici pour son temps, pour un temps de trouble et de persécution, où le christianisme pénétrant dans les familles païennes, touchant le cœur de quelques-uns de leurs membres, obligeait l'épouse, obligeait la fille à choisir entre l'époux, entre la mère qui lui ordonnaient de sacrifier aux faux dieux, et Jésus qui lui ordonnait de n'adorer que Lui. Il parlait pour un temps où Malgré les pleurs, les prières de parents idolâtres, le nouveau disciple de Christ devait renoncer à la vie, pour l'amour du Sauveur qui a dit, « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. » (Matthieu 10.37)
Dans ces moments où l'existence était courte, il ne valait pour ainsi dire pas la peine d'accepter des devoirs que la main des bourreaux ne laissait pas aux disciples de Jésus le temps d'accomplir. Dans ces jours, où il fallait confesser sa foi en présence des supplices, il était bon de ne tenir à la terre par aucun fil. Maintenant il en va tout autrement, nous sommes rentrés dans un état naturel, et les grandes lois naturelles de Dieu doivent nous régir de nouveau. Dieu a placé la carrière du mariage devant les femmes, il leur en a imposé les sérieuses obligations ; gardons-nous, ma chère Louise, gardons-nous de vouloir faire mieux que Dieu ; gardons-nous de sortir des conditions toutes simples d'une vie ordinaire, pour rêver une existence à part ; ne mettons pas des devoirs et des dévouement exceptionnels à la place des devoirs et du dévouement de tous les jours, proposés à notre foi par le Seigneur ! Broutons devant nous l'herbe modeste des prés, ma chère enfant, au lieu d'aller chercher quelque savoureuse plante, quelque fleur délicate, sur des rochers où nous trouverions peut-être la mort. Si Dieu nous appelle à un genre de vie différent de celui des autres femmes ; oh ! alors, répondons avec une soumission joyeuse ; mais ne nous écartons pas de la ligne unie et simple, sans une indication toute particulière de l'Éternel.
– Eh ! sans doute ! s'écria Justine avec vivacité, le mariage est fait pour nous, c'est clair. Quant à moi, je vais avoir vingt ans, et si je trouve une occasion convenable, un homme qui m'aime, qui ait bon cœur..., je n'hésiterai pas.
– Doucement, doucement, reprit en riant Mme Dubois. Nous ne nous comprenons pas encore. Se marier pour avoir un mari quel qu'il soit, n'est point ce que je veux dire ; mieux vaut cent fois rester célibataire, que d'épouser le premier venu. Le mariage est une chose sérieuse, mes enfants, et si vous ne m'aviez pas interrompue (ce dont je suis loin de me plaindre), je vous aurais dit toute ma pensée là-dessus. M'y voici.
Lorsque je vous parle de « mariage, » j'entends le mariage dans sa pureté, le mariage tel que Dieu le forma, quand au jardin d'Eden il unit Adam et Eve ; je n'entends pas l'association de deux êtres légers, indifférents à leur salut, qui ne se rassemblent que pour passer plus commodément quelques années sur la terre.
Il y a mariage et mariage. Au sein des pays où notre sainte foi n'a pas pénétré, ce qu'on appelle de ce nom, c'est une union corrompue, hideuse, qui ne ressemble pas plus à l'institution de Dieu, que le jour ne ressemble à la nuit. Dans les contrées où règne la fausse religion de Mahomet et chez quelques peuples païens, plusieurs femmes sont données à un homme ; celui-ci les considère comme des esclaves, ne leur accorde aucune estime, aucune confiance ; et ces pauvres créatures, profondément ignorantes, gardées à vue ainsi que des prisonnières, privées de leurs fils dès que ceux-ci ont atteint l'âge de six à sept ans, constamment remplacées dans le cœur de leur époux par quelque nouvelle favorite, ne se doutent ni des devoirs ni de la sainteté du mariage, vivent et meurent dans un abaissement, au milieu de douleurs dont nous ne pouvons nous faire une juste idée. Dans le reste des pays soumis à l'idolâtrie, souvent le mariage n'unit l'époux à l'épouse que pour un temps, souvent il est souillé par d'abominables crimes ; mais ce qu'on retrouve partout où Jésus n'est pas connu, c'est l'asservissement des femmes. Dans les contrées où Christ ne règne point, elles sont tenues pour des êtres bornés, malfaisants, à peine supérieurs à la brute. On les tyrannise, on leur réserve les plus rudes travaux, on les maltraite au lieu de les protéger, et, il faut le dire, leur dégradation, résultat de, ces procédés cruels, semble justifier la dureté des hommes. Voilà ce qu'est devenue l'union conjugale, partout où la bonne nouvelle du salut par grâce n'a pas renouvelé, le cœur, et avec le cœur toutes les affections, toutes les habitudes.
– Ah ! s'écria Clémence, il n'est pas besoin d'aller chez les païens on chez les Turcs, pour voir des femmes tourmentées par leurs maris ! Jean Firmin, dont les accès de violence ont détruit la santé de Jeanne ; Joseph Charlet, qui s'enivre deux ou trois fois la semaine et qui tempête, jure, brise tout en rentrant chez lui ; Jean Ricou, ce grand paresseux qui va aujourd'hui à la chasse, demain à la pêche, puis au marché, puis à la foire, pendant que Marguerite se fatigue à gagner péniblement quelques pauvres sous, ce sont là des exemples...
– Ce sont là des exemples, interrompit Mme Dubois, qu'il aurait été plus charitable de ne pas chercher parmi les gens de votre connaissance, mais qui nous prouvent la vérité de ce que j'avançais : c'est que, chez les chrétiens qui n'ont de Christ que le nom, pas plus que chez les païens ou chez les Musulmans, le mariage n'est ce qu'il doit être.
La brutalité, l'inconduite, l'avarice des hommes ; la vanité, la désobéissance, le babil des femmes font les mauvais ménages. À la place de ces vices on verrait bientôt régner la douceur, l'ordre, le bon accord, si, au lieu de mettre l'Évangile dans leur tête, hommes et femmes le mettaient dans leur cour.
Mais dites-le-moi vous-mêmes, mes enfants, à quoi faut-il regarder quand on se marie ?
– Au mari qu'on prend, répondit timidement Louise.
– Sans doute. Avant tout cependant, il faut regarder à soi-même. Oui, mes chères filles, il faut savoir si l'on comprend bien ce que c'est que le mariage. Il faut savoir si l'on y entre légèrement, comme dans un état où l'on ne doit rencontrer que plaisir et qu'indépendance, Ou bien si l'on s'en approche avec sérieux, si l'on mesure l'étendue des obligations qu'il impose, si l'on pressent que pour les accomplir le secours du Seigneur sera constamment nécessaire. Le premier cas est-il le vôtre ; nourrissez-vous ces fausses idées sur l'union ? ne vous mariez pas ; vous ne seriez nullement propres à remplir les devoirs de la vie conjugale ; pas plus à aimer un mari, à servir avec lui le Seigneur, qu'à élever des enfants. Et puis, vous choisiriez mal. L'une accepterait le premier étourdi qui répondrait à ses frivoles désirs ; l'autre chercherait quelque homme riche qui satisfit les besoins de son orgueil ; celle-ci se laisserait séduire par deux ou trois mois d'amour ; chacune prendrait un mari pour ses passions, et les mariages de péché avec péché n'enfantent que du désordre.
Êtes-vous au contraire dans le second cas ; comprenez-vous tout ce qu'a de sérieux l'acte qui vous donne à un autre ? vous pouvez vous marier. Alors commence cet important examen dont parlait Louise, 'celui de l'homme qui doit être votre mari.
Cet homme, mes chères amies, ne le cherchez ni parmi les jeunes gens avides de plaisir, ni parmi ceux qui vivent dans l'indifférence religieuse, ni parmi les êtres immoraux qui s'efforceront peut-être de vous entraîner à l'oubli de la modestie. Cet homme, mes enfants, si vous le voulez tel qu'il puisse vous rendre heureuses, cet homme sera un véritable chrétien, cet homme sera un frère avec lequel vous pourrez lire la Bible et prier d'un même cœur. Vous le rencontrerez difficilement, mais Dieu qui est puissant le mettra sur votre chemin, s'Il veut que vous embrassiez la carrière de femme mariée ; et s'Il ne le fait point, mes chères filles, restez dans le célibat : il n'y a pas de bénédiction dans l'union formée avec un incrédule, avec un tiède, avec un mauvais sujet.
– Cependant, demanda Justine, ne peut-on espérer de gagner à l'Évangile un mari qui nous aime ?
– Pour faire des conversions, mon enfant, il faut posséder soi-même une conviction ferme, n'est-ce pas ?
– Je le crois, Madame.
– Eh bien, Justine ! penses-tu qu'une jeune fille qui ne s'arrêterait pas devant cet ordre de Dieu : « Ne portez pas un même joug avec les infidèles ; car quelle participation y a-t-il de la justice avec l'iniquité ? et quelle communication y a-t-il de la lumière avec les ténèbres ? Sortez du milieu d'eux et vous en séparez, dit le Seigneur. » (2 Corinthiens 6.14) Penses-tu qu'une jeune fille qui, sachant un homme impur, léger, immoral, s'unirait à lui, c'est-à-dire jurerait de lui obéir ; penses-tu que cette jeune fille montrât une foi sincère, une foi capable de transporter des montagnes ?
Oh ! non ! murmura Justine.
– De quel droit, mon enfant, crois-tu qu'on pourrait parler à un mari de fidélité envers Dieu, quand, par l'acte le plus grave de la vie, ou lui aurait donné l'exemple d'une complète désobéissance aux prescriptions du Seigneur ? Quel respect un époux concevrait-il pour des croyances qui n'ont pas su garder notre cœur contre une telle tentation ?
– Cependant, Madame, saint Paul dit : « Si quelque femme a un mari infidèle et qu'il consente à habiter avec elle, qu'elle ne le quitte point.... Car que sais-tu, femme, si tu ne sauveras point ton mari ? » (1 Corinthiens 7.13)
– Ici, mon enfant, Dieu promet son secours aux femmes que le christianisme trouve unies à un époux privé de sa connaissance, aux femmes dont la conscience se réveille pour la première fois au milieu de nœuds déjà formés et formés dans un temps d'ignorance ; Il ne s'adresse nullement à la jeune fille éclairée, qui, de propos délibéré, viole les commandements de l'Éternel en se choisissant pour maître et pour appui un homme qui ne le craint pas, qui ne l'aime pas, qui combat contre Lui peut-être,
– S'il n'est qu'indifférent ! ajouta tout bas Justine.
– S'il n'est qu'indifférent, son indifférence vous gagnera. Oh ! mes chères enfants, ne vous faites pas d'illusions. Donner la main au péché, c'est lui livrer l'âme tout entière. Vous croyez que votre piété réchauffera le cœur engourdi du tiède : vous vous trompez, c'est sa tiédeur qui engourdira votre piété. Tantôt vous craindrez de déplaire à un époux en vous montrant trop scrupuleuses, trop rigides ; tantôt vous essaierez de l'attirer à vous, en faisant un pas vers l'oubli des volontés de Dieu, vers la légèreté, vers l'amour du gain, vers les mauvais plaisirs. Vos lectures de la Bible, vos prières ennuieront cet époux, il n'y prendra aucune part, il s'en moquera peut-être ; bientôt elles vous paraîtront, à vous aussi, longues et fastidieuses, Il vous dira qu'en travaillant, qu'en s'aimant, on sert mieux l'Éternel qu'en méditant sans cesse.... et vous le croirez ; vous vous écarterez du Seigneur ; votre âme privée de nourriture se desséchera ; la pensée de Dieu, au lieu de vous causer de la joie, vous causera des remords, de la crainte ; vous fuirez votre unique Sauveur, et vous vous perdrez, séduites par Satan le menteur, qui vous aura fait croire que vous pouviez ramener un égaré, en vous égarant vous-mêmes !
– Moi, il me semble, s'écria brusquement Rose, que, pourvu qu'un mari nous laisse libres de remplir les devoirs de notre religion, c'est tout ce qu'il nous faut. On peut ne pas penser de même et vivre en bonne intelligence. Quand on a de l'affection l'un pour l'autre, cela suffit à la paix.
– Rose, croyez-vous que « remplir les devoirs de sa religion, » c'est-à-dire aller au temple, à ce que je suppose, réciter le matin et le soir une prière, lire quelques versets à la hâte et pour l'acquit de sa conscience ; croyez-vous que ce soit là tout ce que demande Christ ? Croyez-vous qu'Il s'arrête aux paroles, aux pratiques, et qu'il n'aille pas au cœur ? Croyez-vous qu'on puisse Lui faire prendre des semblants de respect et d'amour pour une véritable tendresse, pour une véritable soumission ?
D'ailleurs je viens de vous le dire, mes enfants, ces dehors de piété, on ne les conserve guère avec un époux indifférent ou incrédule. En le choisissant pour son seigneur, on a fait un premier acte de rébellion envers Dieu, les autres suivent de près. - Mais vous avez parlé d'affection, Rose, d'affection entre deux personnes que n'unit pas une même foi au Père céleste ! Cette affection, si elle naît, ne dure pas ; elle ne peut pas durer. Non, mes enfants, en dehors du Seigneur, il y a rarement d'amitié éternelle. Les défauts, la mauvaise humeur, la colère, la dissimulation, l'orgueil, toutes les passions que le Saint-Esprit combat et qu'il chasse du cœur ; toutes ces passions sont les ennemies du bon accord. Les vices contre lesquels Jésus nous met en garde détruisent la paix. Quand Christ ne règne pas dans l'âme des époux, c'est le monde, c'est le péché qui les dominent, et avec le péché viennent les disputes, viennent les larmes.
Cependant, Rose, j'admets que vous aimiez un époux qui n'aime pas Dieu, j'admets que cet époux vous aime, j'admets que vous puissiez vivre l'un avec l'autre en bonne intelligence... Quand la mort frappera ses coups, quand elle vous arrachera votre mari, quand vous saurez que cette pauvre âme pécheresse paraît devant son Juge et qu'il y a contre elle une condamnation... votre cœur ne sera-t-il pas brisé ? Pourrez-vous trouver des consolations ?...
Rose secoua la tête, regarda d'un autre côté, pensa que Dieu était « trop bon » pour damner personne ; et Mme Dubois qui la devina soupira profondément.
– Dieu a des miséricordes pour tous ceux qui se tournent vers lui d'un cœur droit, dit-elle ; il a, par conséquent, des compassions pour celle qui revient à lui, après l'avoir offensé en prenant un époux dépourvu de foi ; mais, je vous le répète, celle-là s'est placée dans la plus défavorable des conditions.
Maintenant, mes chères filles, il me reste à vous prémunir contre un grand danger.... Je veux parler des mariages mixtes, de l'union avec un membre de l'église romaine.
– Les catholiques sont pourtant des chrétiens ? interrompit Clémence.
– Oui, mais, aux divines vérités de l'Évangile, ils ont ajouté une foule d'erreurs humaines ; ils ont tendu, entre la croix de Christ et le pécheur, des filets qui arrêtent celui-ci dans sa course et l'empêchent souvent d'arriver à Jésus.
– Mais un catholique peut être, sauvé, il peut mettre toute son espérance dans le sacrifice du Seigneur, on peut lire avec lui la Parole de Dieu, prier, servir Christ ! reprit vivement Clémence.
– Un catholique romain peut être sauvé, répondit Mme Dubois, mais il le sera difficilement tant qu'il restera enveloppé dans les fausses croyances de sa religion. Il peut mettre son espérance en Jésus, ne la mettre qu'en lui ; mais, pour le faire, il devra refuser sa foi aux « papes, » à ces représentants infaillibles de Christ, qui déclarent que par le moyen d'un pardon acheté à prix d'argent, que par le moyen de pénitences régulièrement accomplies, de prières récitées un certain nombre de fois, le pécheur apaise la colère de Dieu ; tandis que Dieu, Lui, dit dans sa Parole : Personne ne pourra en aucune manière racheter son frère, ni donner à Dieu sa rançon. (Psaumes 49.7) – Vous avez été rachetés ... non point par des choses corruptibles, comme par argent ou par or ; mais par le précieux sang de Christ. (1 Pierre 1.18-19) Vous êtes sauvés par la grâce, par la foi ; et cela ne vient point de vous, c'est le don de Dieu ; non point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie ; (Ephésiens 2.8) – et plus loin : Quand vous priez, n'usez point de vaines redites, comme font les païens ; car ils s'imaginent d'être exaucés en parlant beaucoup. (Matthieu 6.7)
Il ne devra pas croire « les conciles, » ces interprètes infaillibles de la volonté divine, qui lui ordonnent d'adresser un culte à des hommes (Aux saints) et de les regarder comme des médiateurs, taudis que Dieu, Lui, dit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, tu le serviras lui seul. (Luc 4.8) – Il y a un seul Dieu, un seul médiateur entre Dieu et les hommes, savoir Jésus-Christ homme, qui s'est donné en rançon pour tous. (1 Timothée 2.5)
Il devra désobéir à « l'Eglise, » dépositaire infaillible du Saint-Esprit, qui déclare Marie immaculée (Sans tache, sans péché) et lui enjoint de l'intercéder, tandis que Jésus par ces mots : Femme, qu'y a-t-il entre toi, et moi ! (Jean 2.4) – tandis que l'ange de l'Eternel par ceux-ci : Je le salue, ô toi qui es « reçue » en grâce ; (Luc 1.28) – tandis que Marie elle-même, par ces paroles : Mon esprit s'est égayé en Dieu, « qui est mon Sauveur, » car il a regardé la « bassesse » de sa servante, (Luc 1.47) – lui montrent clairement que la mère de Jésus, bénie entre toutes les femmes, est,une créature sujette au péché, rachetée par le sang de Christ, pardonnée par « grâce, » incapable de sauver ou d'entrer en aucune manière dans l'œuvre divine de la rédemption, car « qu'y a-t-il, » femme, entre toi et moi ! » (Jean 2.4)
On peut, avec un catholique romain, lire la Bible. Oui, s'il viole le commandement de ses chefs spirituels, s'il ouvre le livre sacré en dépit de ces « brefs » où le vicaire de Christ, faisant Christ menteur, proscrit la lecture de la Bible, et décide qu'elle n'est écrite ni pour les « petits » ni pour les « ignorants, » tandis que Christ, Lui, dit : Sondez diligemment les Écritures, car vous estimez avoir par elles la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi. (Jean 5.39) – Je te célèbre, ô mon Père ! Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et que tu les as révélées aux petits enfants, (Matthieu 11.25) – et dans le Deutéronome, par la bouche de Moïse : Les choses cachées sont pour l'Éternel notre Dieu ; mais les « choses révélées » sont pour nous et nos enfants à « jamais. » (Deutéronome 29.29)
Mais de bonne foi, croyez-vous tout cela bien facile ? Pensez-vous qu'un catholique éclairé, émancipé de la sorte, reste catholique ?... S'il reconnaît les erreurs de sa communion, attendez pour lui donner votre vie à diriger, attendez qu'il en ait secoué le joug, attendez qu'il ait pris celui de Christ. S'il ne les reconnaît point, gardez-vous d'en faire votre mari. Dans ce dernier cas, ou il est insouciant en matière de foi, et vous retombez dans les misères d'une association sans «Dieu ; ou il est disciple fervent de l'église romaine ; et, en l'épousant, vous vous soumettez à ce que vous regardez comme un mensonge. Alors, pour vous plus d'unité dans les pensées, dans les actes, mais au contraire [otites les douleurs qu'entraîne la séparation dans ce qui fait la vie de l'âme et des affections : dans la foi. Alors, vous verrez un époux s'éloigner chaque jour davantage de ce que vous estimez être la seule vérité vraie, la seule qui sauve. Alors, vous verrez des hommes, pécheurs comme lui, comme vous, comme nous toits, prendre, sous le nom. de confesseurs et de directeurs, une souveraine, souvent une déplorable influence dans votre maison ; vous les verrez, se mettant à la place de Dieu, prononcer tantôt l'anathème, tantôt l'absolution ; arracher à l'âme de votre mari sa responsabilité, dominer absolument sa conscience et celle de vos enfants... vos enfants ! Ah ! Clémence, quelle responsabilité ! Si un mari vous laissait la liberté de les élever dans vos convictions évangéliques, cette complaisance ne dénoterait-elle pas chez lui une indifférence religieuse, qui devrait à elle seule vous empêcher de l'épouser ! Et s'il exigeait que tous ou que quelques-uns seulement entrassent dans l'église romaine, pourriez-vous y consentir ? Assujettiriez-vous à l'erreur, à une erreur qui les retiendra peut-être loin de Jésus, ces âmes que Jésus vous a confiées ? Renonceriez-vous à vos droits sur eux, au droit doux et sacré de les instruire dans la foi purement évangélique ? Les livreriez-vous à d'autres, à d'autres que vous savez égarés ?
Mes filles, mes chères filles, je vous le demande au nom du Seigneur qui est présent quoique invisible, dans un mari cherchez avant tout une piété solide et vraie. Ne vous laissez séduire ni par votre imagination, ni par votre orgueil, ni par votre légèreté. Ne contiez la direction de votre existence qu'à l'homme avec lequel vous pourrez méditer les Écritures, prier Dieu, qu'à l'homme que Jésus aura appelé et qui aura répondu.
– Madame, avec le secours du Saint-Esprit, j'ose vous le promettre, s'écria Louise fortement émue... Oui, je le sens, la communion, chrétienne avec un époux, il ne faut rien de plus pour la sanctification et pour le bonheur.
Mme Dubois la regarda tendrement. Après un instant de silence ; – C'est la première, c'est l'indispensable condition, reprit-elle, cependant il faut encore autre chose... Je vais vous l'apprendre en peu de mots, car la nuit approche, il nous reste pour Dimanche, prochain plusieurs sujets à traiter, Mme de Mallens aura besoin de moi de bonne heure ... et puis n'aurons-nous pas à nous dire adieu ... pour longtemps peut-être !...
– Chère Louise, les caractères, les goûts des époux, doivent non pas, comprenez-moi bien, être parfaitement pareils, mais s'accorder, se convenir, s'adapter les uns aux autres. Le christianisme tempère les fortes divergences, il les efface difficilement. Des époux pieux et très-opposés d'humeur ne se querelleront pas, mais ils auront de la peine à maintenir la paix ; ils ne tireront pas chacun de leur côté, comme on le voit faire aux époux mondains, mais il leur sera malaisé d'établir l'intimité ; en un mot, ils entasseront devant eux des difficultés dont, à la longue, une foi vive pourra bien débarrasser leur route, mais qui useront beaucoup de leurs forces, mais qui peut-être retarderont leur sanctification.
Appliquez-vous donc à connaître le caractère d'un futur époux, le vôtre ; demandez au Saint-Esprit de vous éclairer dans cet examen. Si les différences qui vous séparent sont de celles que la vie cri commun, que l'amour de Jésus fait disparaître ; si elles sont de. celles qui resserrent les, liens au lieu de les relâcher, comme par exemple le contraste de l'énergie avec la douceur, de l'ardeur impétueuse avec le calme réfléchi, unissez-vous, vous le pouvez sans crainte. Si vous pensez, au contraire que telle ou telle divergence, loin de s'atténuer doive s'accroître, loin de fortifier l'union doive amener de l'antipathie, ne fût-ce que de l'éloignement, oh ! rompez alors, épargnez-vous, épargnez à l'homme qui vous recherche les chagrins que vous causeraient de perpétuelles divisions.
Ce n'est pas tout, mes enfants.
Gardez-vous d'entrer trop jeunes dans la carrière conjugale. Il faut s'élever soi-même au sein du mariage ; pour s'élever il faut se connaître, et l'âge où l'on commence à s'étudier, à se rendre compte des choses, à travailler sur son cœur, c'est l'âge de dix-huit, de dix-neuf, de vingt ans.
Même alors, on voit bien confusément en soi-même, bien confusément dans la vie, on est rarement en état de choisir sainement, parce qu'on n'a pas encore appris à distinguer l'homme dont, l'âme appartient réellement à Christ, de l'homme qu'un moment d'entraînement, que les ruses d'un calcul habile rapprochent pour quelques jours de son Sauveur. On ne connaît ni soi ni les autres, et si l'on se décide, habituellement l'on se décide mal.
Mais je veux qu'une jeune fille de dix-huit à vingt ans ait fait un bon choix, elle n'est qu'au commencement de sa tâche. À peine quelques semaines se sont-elles écoulées depuis le jour des noces, que d'un côté comme de l'autre, voici des défauts qui paraissent, qui froissent, qui demandent du support ; voici des devoirs envers un mari, envers un beau-père, envers une belle-mère ; voici des soins à donner au ménage, de l'ordre à établir, des habitudes nouvelles à prendre. Tout cela étonne, tout cela trouble, souvent afflige. De quel côté se tourner, comment s'y prendre, par où commencer ? - La femme trop jeune risque de se tromper faute d'expérience, faute de réflexion, faute de bonne volonté parfois. Elle risque de se livrer à de premiers mouvements impétueux, elle risque de plier quand il faudrait résister, de résister quand il faudrait plier. Et puis, son influence dans la maison s'établit difficilement. Un mari, des parents, lui ferment la bouche avec ces mots :
« Vous n'êtes qu'une enfant ! » Ils trouvent dans sa jeunesse un commode prétexte pour ne l'écouter point, même lorsqu'elle a raison.
– Si cette jeune fille est chrétienne, le Seigneur ne se tient-il pas à son côté ? demanda Louise.
– Oui, ma Louise, il s'y tient, il n'abandonne point ses rachetés. Mais quand on se place volontairement dans une position dangereuse, le Seigneur nous en laisse sentir les épines. Vous avez pu le remarquer. Jésus, qui nous annonce le pardon de nos pêchés, permet cependant que nous recueillions quelques-uns de leurs fruits les plus âpres.
Si, dans un moment de mauvaise humeur, je me fâche contre le cuisinier qui a manqué un plat, contre le valet-de-chambre qui a laissé tomber un plateau de porcelaine, je pourrai bien me repentir, demander pardon à mes compagnons de service, me réjouir de ce que Christ a effacé ma faute ; mais on ne m'en dira pas moins à l'office : Madame Dubois, avec ses grands principes, est aussi colère qu'une autre ! Mon impatience aura fait, tort à l'Évangile, j'en éprouverai un chagrin amer.
Encore un mot, et ceci, mes chères enfants, n'est qu'une considération secondaire, une condition qui va longtemps après les autres. Sans chercher la fortune dans un mari ne vous associez qu'après mûre réflexion à un homme dont l'indigence vous soumettrait, vous et vos enfants, aux tourments de la misère.
– Avec des bras, une bonne santé, une volonté forte, dit Justine, il me semble qu'on a tout ce qui est nécessaire pour vivre.
Pas toujours. La santé, Dieu peut la retirer ; la volonté, elle s'use parfois ; l'ouvrage, souvent il manque aux bras. Ah ! vous ne savez pas ce que c'est que les cris de petits enfants qui ont faim ; vous ne s'avez pas ce que c'est que les gémissements d'un mari qui souffre, étendu sur quelque mauvais grabat, d'un mari dont le travail nourrissait toute la famille, et auquel on ne peut procurer aucun soulagement, pas même une visite du médecin !
– Il n'y a aucun doute, s'écria Clémence, l'argent sert à tout ! On est tranquille sur son avenir, sur celui de ses enfants, lorsqu'on épouse un homme riche. Et puis l'on peut s'accorder quelques jouissances, l'on peut donner une bonne éducation à ses fils, à ses filles, on peut répandre des aumônes en abondance...
– Oui, interrompit Mme Dubois, et l'on peut aussi attacher son cœur à des vanités, mettre son plaisir à se voir la plus huppée du village ; on peut oublier les misères du prochain, misères qui échappent d'autant mieux à la mémoire, qu'on ne les a point éprouvées. On peut se faire une idole de ses biens, croire, comme vous le disiez, ma fille, que l'argent suffit à tout ; on peut sacrifier, dans le choix d'un mari, la recherche des convictions religieuses, des sympathies de caractère, à celle de la fortune ; on peut encore rencontrer dans un homme riche un cœur avare, et l'on peut se repentir toute une vie, toute une éternité, d'avoir placé au premier rang ce qui devait tenir le dernier.
Mes chères enfants, je le redis à satiété, cherchez d'abord la foi dans un mari, puis la conformité des idées, des goûts ; après, très-longtemps après, l'aisance. Vous rencontrerez malaisément de tels avantages réunis chez un seul individu, mais du, moins vous n'accepterez pas l'homme auquel manquerait la piété, et si, ne trouvant ni aisance, ni une parfaite convenance de caractère chez celui qui craint Dieu, vous vous décidez à passer outre et à l'épouser, vous saurez à quelles difficultés vous vous soumettez, vos cœurs en seront mieux disposés à chercher leur force auprès de l'Éternel.
Il se fait tard, partez, mes enfants, retournez chez vos parents. Adieu... à Dimanche.
Les quatre jeunes filles s'acheminèrent par le sentier qui serpentait au tour de la colline couverte, d'oliviers. Après un instant de silence – Mme Dubois est drôle, dit Rose, où veut-elle donc que nous prenions un mari bien pieux, bien aimable et bien riche !
– Encore si elle nous permettait de nous divertir avec la jeunesse, ajouta Justine, on pourrait se rencontrer, faire connaissance !... mais tant que nous vivrons comme des religieuses au couvent... il n'y a pas de risque !...
– Pouvez-vous parler de la sorte, s'écria Louise. Rose, Mme Dubois ne vient-elle pas de dire que nous trouverions difficilement toutes ces qualités dans un mari, que la première est seule indispensable, qu'elle a parlé des autres parce qu'il faut les chercher, parce qu'on peut les rencontrer, parce qu'il faut savoir ce que c'est que le mariage, mais non...
– Ah ! la voilà qui va recommencer toute la leçon, interrompit Rose, j'en ai assez comme ça ! et poussant un bruyant éclat de rire, elle s'élança la première an bas du sentier.
– Pour moi, reprit Louise un peu blessée mais d'un ton plus doux et plus modeste, pour moi j'en ai l'espoir, Dieu me dirigera. J'attendrai, pour entrer dans la vie conjugale, d'avoir trouvé un homme qui aime le Seigneur. Dieu saura bien me le faire rencontrer s'il veut que je me marie... et si je ne le rencontre pas, je ne me marierai pas.
– Tiens ! elle a raison pourtant ! dit Justine qui très-vite entraînée revenait vite aussi.
– Alors, fit Clémence, vous désobéirez à Mme Dubois, car elle veut qu'on se marie.
– Qu'on se marie lorsqu'on peut le faire selon Dieu, reprit Louise en souriant, et qu'on reste dans le célibat quand ou ne peut en sortir sans déplaire au Sauveur.
– Bah ! bah ! s'écria Rose qui attendait ses compagnes au pied du coteau, vous avez beau dire, j'épouserai, moi, un joli homme, gai, en train, bon vivant, et s'il ne pense pas comme moi en religion ... eh bien, nous prierons Dieu chacun à notre manière !
– C'est-à-dire que vous ne le prierez peut-être ni l'un ni l'autre, interrompit Justine en se rapprochant de Louise. Celle-ci la poussa du coude.
– Ne l'irritez pas, murmura-t-elle tout bas. Puis elle dit à haute voix : - Ma chère Rose, il me semble qu'il n'y a qu'une manière de prier Dieu.
– Oui ? fit Rose, et laquelle, s'il vous plaît ?
– Celle que nous indique la Bible. Il nous est ordonné dans les Saintes - Écritures de prier au nom de Jésus, de Jésus seul, et Christ dit : « Nul ne vient au Père que par moi. » (Jean 14.6)
– Je n'épouserai ni un païen, ni un Turc, répliqua brusquement Rose, j'épouserai un chrétien... tous les chrétiens croient au Christ... vous m'accorderez cela peut-être ?
Louise comprit qu'il serait inutile, fâcheux même de pousser la discussion plus loin, elle se tut, Justine déclara que, quant à elle, elle voulait voir le monde avant de s'engager pour la vie. Clémence dit que sans doute la piété et les convenances de caractère avaient leur importance, mais que la richesse a son mérite aussi ; que les soins grossiers du ménage ne lui convenaient guère, qu'elle se déciderait difficilement à épouser un homme qui ne lui procurerait pas les jouissances de la fortune, tout au moins celles de l'aisance ; et chacune regagna son logis, rapportant de cet entretien selon ce qu'elle y avait porté. Louise, une résolution conforme à l'esprit de l'Évangile ; Justine, un improductif mélange de désirs pieux et de penchants mondains ; Clémence, des besoins orgueilleux dont ne la délivrait pas une foi morte ; Rose, une sécheresse, presque une inimitié contre Dieu, que cette application des principes chrétiens à la vie pratique venait de mettre dans tout leur jour.