Auguste Lecerf (1872-1943) est le meilleur interprète français de la pensée de Calvin. Il a peu écrit, mais quelques pages de lui suffisent à se rendre compte de la supériorité évidente qu’il manifeste, aussi bien dans la connaissance des moindres œuvres du réformateur, que dans la compréhension de sa psychologie. Cette quasi-identification avec Calvin s’explique par la biographie religieuse de Lecerf.
Né à Londres dans un milieu familial athée et attaché aux idées de la Commune, tout jeune il était entré un jour par curiosité dans une église, durant un culte. Lorsque le pasteur termina par une invitation à donner sa vie à Jésus-Christ, il s’était senti appelé. Il se mit alors à lire le Nouveau Testament, et se convertit, touché par les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains.
La famille déménage ensuite à Paris, d’où son père avait été exilé par la répression de la Commune. Se promenant sur les bords de la Seine, il achète à un bouquiniste un exemplaire de l’Institution Chrétienne. En jaillit pour lui une révélation spirituelle qui scelle sa vocation religieuse et ses convictions calvinistes. A dix-sept ans il entre à la Faculté de Théologie Protestante de Paris, boulevard Arago, alors dirigée par Auguste Sabatier. A vingt-trois ans, il présente sa thèse de bachelier en théologie (diplôme dont le niveau correspondrait à une licence ou à une maîtrise aujourd’hui) :
En réalité la Faculté de Paris était de tendance libérale (puisqu’elle avait été fondée en réaction à la Faculté de Montauban, de tendance évangélique) ; c-à-d que la majorité de ses professeurs, et son directeur en particulier, ne pouvaient plus prendre au sens propre les dogmes scripturaires qui avaient si vivement déterminé la foi du jeune calviniste. Dans les trente ans qui suivent, Auguste Lecerf exerce un ministère pastoral, en Normandie et en Lorraine ; il est aumônier militaire pendant la première guerre mondiale.
Cependant les dons intellectuels de Lecerf, en particulier linguistiques, étaient si patents que la Faculté l’invita à venir enseigner le grec à temps partiel, et un cours libre sur le calvinisme. A soixante-quatre ans, sans parcours académique extraordinaire, mais sur la seule base de son talent, Lecerf finit par être nommé Professeur de Dogmatique à la Faculté : Quand l'Éternel approuve les voies d'un homme, Il dispose favorablement à son égard même ses collègues, pourrait-on ajouter.
Le vœu le plus cher de Lecerf aurait été un retour de la foi réformée au calvinisme de … Calvin, qui pour lui se confond avec le paulinisme de l’Ecriture. L’Histoire ne l’a que maigrement exaucé, avec la naissance du mouvement dit néo-calviniste. Le nom d’Auguste Lecerf tinte aujourd’hui plus comme la clochette d’un certain snobisme protestant, qu’il ne retentit comme un gong solennel invitant à sonder sérieusement la théologie du salut. Chacun y va de sa petite citation d’Auguste Lecerf, histoire de montrer qu’on a de l’instruction, personne ne veut s’aventurer à discuter la seule chose qui compte pour lui, à savoir le déterminisme absolu de Dieu dans nos vies. On comprend pourquoi : le snobisme se satisfait du signe, mais se lancer dans l’arène demande conviction et courage, c’est s’exposer à la critique.
Les pages qui suivent traitent précisément cette question du déterminisme divin. Le don de Lecerf est d’y rendre la pensée de Calvin limpide. En les lisant le lecteur comprendra que la plupart des objections faites au calvinisme proviennent de ce que l’on en avait pas réellement saisi la théorie. Ainsi de l’argument récurrent, que si Dieu a tout prévu, l’homme ne peut être tenu responsable de rien. Lecerf répond, via Calvin, que l’homme est essentiellement responsable de sa volonté mauvaise, indépendamment de ce que Dieu a souverainement décidé. La reponsabilité ne gît pas pour Calvin dans ce qui arrive, mais uniquement dans la volonté, du fait même qu’elle est volonté. Il n’établit pas la preuve de la culpabiblité de l’homme par un raisonnement métaphysique, mais par une constatation expérimentale : l’homme se sent et se sait coupable.
Lecerf réussit à convaincre que le système de Calvin du déterminisme absolu est cohérent. S’en suit-il qu’il soit nécessairement vrai ? Il s’agit là d’une question philosophique et non spirituelle, dans le sens où sa solution n’a pas d’impact sur la foi chrétienne. Or tous ne possèdent pas une égale aptitude au raisonnement spéculatif, et il est regrettable que ceux qui en sont le plus dépourvus, veulent souvent à toute force faire valoir leur point de vue, parce qu’ils croient avoir affaire à une question spirituelle, de laquelle dépendrait la qualité de leur relation à Dieu.
Nous ne connaissons guère que Frédéric Godet qui ait su énoncer clairement une alternative au déterminisme de Calvin. Elle en diffère sur deux points essentiels :
- La toute-puissance de Dieu ne consiste pas à tout contrôler parce qu’il le peut, mais, au contraire, à volontairement s’abstenir de tout contrôler là où il aurait pu. (On détecte déjà dans cette pensée, l’idée de la kénose : Dieu se limite, Dieu se dépouille, Dieu s’appauvrit, volontairement). Il n’y a pas la moindre trace de cette conception chez Calvin.
- La volonté et la connaissance de Dieu sont deux attributs distincts. Une chose n’arrive pas parce que Dieu la voit, mais Dieu la voit parce qu’elle arrive. Tandis que chez Calvin, Dieu ne voit arriver une chose que parce qu’il la veut. Selon le point de vue de Godet, Dieu ne prévoit cependant chez ses élus aucun mérite pour lequel il leur accorderait le salut, car la foi n’est jamais un mérite : elle est la simple acceptation de la main tendue.
Osons risquer un anachronisme inspiré de la physique moderne. Calvin, comme Einstein, est un partisan des variables cachées : si l’on ne sait pas prévoir pourquoi telle chose arrive, c’est parce qu’il existe des causes cachées, en Dieu. Pour Godet, comme pour Bohr, certaines choses sont imprévisibles par nature, parce que Dieu leur a accordé un indéterminisme foncier. Dans les deux systèmes toutefois, Dieu arrive à ses fins, car Il est tout-sage et tout-puissant ; la liberté partielle des atomes et des individus n’empêche pas le résultat global, par Lui voulu dès le départ.
Les attributs généraux de Dieu étant spontanément admis par tout vrai chrétien, on conçoit que l’interprétation intellectuelle de la manière dont Dieu gouverne le monde, n’engendre pas de différences de comportement sensibles. Ce qui fait qu’en pratique, l’arminien peut très bien vivre en se reposant sur la souveraineté de Dieu et le calviniste en étant taraudé par le sentiment d’urgence du devoir à accomplir. Lecerf répondrait sans doute qu’un arminien insouciant lui semble notoirement plus inconséquent qu’un calviniste anxieux. S’il avait raison, avouons que ce ne serait-là, somme toute, qu’un mince avantage.
Phoenix, le 7 mars 2014