Nous avons déjà courtement présenté le dernier calviniste français comme on l’a parfois appelé, à l’occasion de la réédition de sa thèse : Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin. De fait, la postérité attribue plutôt à Auguste Lecerf (1872-1943), le titre de premier des calvinistes modernes, et son Introduction à la Dogmatique Réformée est désormais considérée comme un texte fondateur du néo-calvinisme.
Ainsi que l’auteur le signale lui-même dans son avant-propos, il écrit en philosophe, pour des philosophes, dans le but de leur prouver que la connaissance religieuse possède un contenu tout aussi réel et objectif que celui des disciplines scientifiques étudiant l’univers matériel. De plus, il entend établir que pour être recevable, la dogmatique, c-à-d selon lui l’expression scientifique de la connaissance religieuse, doit nécessairement être chrétienne, protestante, et réformée ; programme qui a au moins le mérite de ne pas pécher par timidité.
Marginal chez les croyants, le nombre des lecteurs de Lecerf est certainement infinitésimal chez les philosophes de profession, ce qui rend difficile de savoir si sa démonstration en a jamais convaincu aucun. On sait que la philosophie n’a généralement pas bonne réputation en milieu biblique : les évangéliques lui reprochent d’essayer de se passer de la révélation divine pour ne se confier que dans les lumières propres de la raison humaine. Les vrais scientifiques la brocardent aussi volontiers, parce qu’elle emploie vingt pages parsemées de mots pompeux, là où la pensée aurait pu s’exprimer en trois lignes et en termes simples.
Au regard de la première critique, elle n’atteint nullement Lecerf, qui, en calviniste militant, poursuit sans faille sa mission d’amener la raison de l’homme captive aux pieds du Dieu transcendant et immanent, créateur de l’Univers et inspirateur de l’Ecriture.
Au regard de la seconde, il est vrai que sa supériorité intellectuelle et langagière risque parfois de fatiguer le lecteur, plus habitué aux clartés évidentes du sermon qu’aux circonlocutions philosophiques. Sous ce rapport cependant, Lecerf reste comparativement modéré, et même agréablement concis dans certains passages, notamment ceux où il examine les données de la physique moderne sur la question du déterminisme. Pour lui, les principes d’incertitude formulés par la mécanique quantique, au début du 20e siècle, en opposition avec le calcul newtonien des positions, confirment le dogme calviniste d’un Dieu qui détermine de manière absolue chaque événement. Lorsqu’on demande comment Dieu s’y prend pour mettre en œuvre ce contrôle permanent, Lecerf ne peut qu’avouer qu’on a « remplacé une contradiction par un mystère ». Mais il argumente ensuite, non sans pertinence, qu’un mystère reste infiniment plus acceptable pour l’esprit humain qu’une contradiction, puisqu’il porte en lui-même l’espérance d’être un jour résolu.
Les difficultés de toutes ces énigmes métaphysiques qui embarrassent notre intelligence lorsqu’elle suit Lecerf sur son chemin, pourraient au fond se résoudre par la réponse à une seule question : « Qu’en pense Dieu ? » Bien sûr, nous admettons sans conteste que les pensées du Dieu infini ne sont pas complètement accessibles à l’homme mortel, ni même à l’homme glorifié probablement. Néanmoins, nous pouvons toujours nous rabattre sur la question plus abordable : « Qu’en a pensé le Fils de l’homme ? » Qu’en a pensé Jésus-Christ, non en tant que Fils de Dieu, mais durant son séjour terrestre, en tant qu’homme parfaitement saint et en communion constante avec son Père ? Si Lecerf réussit la démonstration qu’il se propose, alors le calvinisme n’est pas juste une option possible du christianisme, mais une obligation, il faut être chrétien protestant réformé. Dès lors la question se résume à : « Jésus-Christ a-t-il été calviniste ? »
En un sens, oui ; Jésus a de multiples fois attesté la souveraineté de Dieu, dans les moindres détails matériels : « Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou? Cependant, il n’en tombe pas un à terre sans la volonté de votre Père. Et même les cheveux de votre tête sont tous comptés. »
En un autre sens, non ; du moins Jésus s’est exprimé comme Calvin ou Lecerf ne l’auraient jamais fait : « Et tout le peuple qui l’a entendu et même les publicains ont justifié Dieu, en se faisant baptiser du baptême de Jean; mais les pharisiens et les docteurs de la loi, en ne se faisant pas baptiser par lui, ont rendu nul à leur égard le dessein de Dieu. »
Par où nous nous permettrons de conclure avec une pensée soulageante, celle qu’il est possible de vivre sa vie chrétienne sans connaître les réponses définitives aux questions soulevées, et avec un conseil fertile, celui de l’apôtre, qui nous recommande d’« examiner toutes choses pour retenir les bonnes ». Il y en a assurément d’excellentes dans l’ouvrage d’Auguste Lecerf.
Phoenix, le 10 mars 2014