La question de l’authenticité des lettres d’Ignace d’Antioche n’a jamais été bien sereine à cause des arrières-pensées ecclésiologiques qu’elles suscitent : leurs mentions incessantes de l’autorité supérieure de l’évêque semblent donner raison aux catholiques contre les protestants quant à l’existence d’un système épiscopal institué par les apôtres. Aussi dès Calvin les réformés rejetaient les lettres d’Ignace tandis qu’ils gardaient leur considération pour l’épître de Polycarpe aux Philippiens, qui ne mentionne jamais d’évêque, et pour le récit de son martyre. Ce n’est qu’au xixe siècle qu’apparaît un revirement d’opinion chez les théologiens protestants au sujet d’Ignace, principalement grâce au travail de Joseph Barber Lightfoot (1828-1879). William Dool Killen (1806-1902), son plus virulent adversaire, maintint par contre la thèse de l’inauthenticité des lettres d’Ignace, toutes écrites selon lui vers 220 par Callixtus, évêque de Rome, dans le but d’asseoir la conception d’un épiscopat monarchique. Bien que le consensus des exégètes se soit mis petit à petit à converger vers la reconnaissance de la recension moyenne des lettres ignatiennes (c-à-d les sept présentes dans ce volume), au xxe siècle, leur authenticité est encore contestée ; Robert Joly (1922-2011) notamment, situe leur rédaction vers 165, à Smyrne.
Prendre connaissance de tous les arguments externes, pour ou contre l’authenticité, demanderait un investissement extrême de temps, sans rapport avec le peu de certitude que l’on en retirerait. En revanche les arguments internes, portant sur la psychologie de l’écrivain paraissent très convaincants en faveur de l’authenticité des lettres. Le caractère maladif de l’obsession d’Ignace pour l’autorité de l’évêque, ainsi que pour le martyre, frappe au premier coup d’œil, et on imagine mal qu’un faussaire eût l’idée d’inventer un tel personnage, dont les injonctions ad nauseam de « ne rien faire sans l’évêque » décourageraient plutôt les lecteurs d’entrer dans ses vues. Mieux, ce comportement voisin de la paranoïa, s’observe assez couramment dans nos temps modernes, en plein milieu évangélique, dans de petites églises sectaires où le leader occupe une position d’autorité absolue. Qu’il suffise de remplacer le mot évêque par celui de pasteur, et on y retrouvera les objurgations d’Ignace dans toute leur violence : nous avons personnellement connu une assemblée où l’on ne pouvait déplacer un porte-manteaux sans l’avis du pasteur !
De la sincérité et de la spontanéité de ses paroles, de la teneur de sa doctrine, nous pouvons être assurés qu’Ignace d’Antioche était un vrai chrétien, quoiqu’un chrétien psychiquement déséquilibré ; beaucoup d’autres mystiques l’ont été, et cette faiblesse personnelle, une fois reconnue, n’enlève rien à l’intérêt que présente son testament unique et touchant, pour la connaissance des débuts du christianisme.
Phoenix, le 8 avril 2019