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Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive.
Y a-t-il ici quelqu’un qui ait soif ? quelqu’un qui ait soif de jouissance, et qui n’ait jamais pu trouver de plaisirs capables de le satisfaire ; quelqu’un qui ait soif de lumière, et qui n’ait jamais pu arriver à rien connaître jusqu’au fond ; quelqu’un qui ait soif d’amour, et qui n’ait jamais pu faire échange de tout son cœur avec tout le cœur d’un autre ; quelqu’un qui ait soif de sainteté, et qui n’ait jamais pu se dégager tout de bon des enlacements du péché ; quelqu’un, enfin, qui se soit consumé jusqu’ici à poursuivre un but qu’il n’a pu atteindre, et qu’il désespère d’atteindre désormais ? « Vous tous qui êtes altérés, » prêtez l’oreille à Jésus-Christ, votre frère et votre Dieu, frère pour sentir votre peine et Dieu pour la guérir, qui vous appelle, au nom de cette soif qui vous dévore, pour la rassasiera en lui-même et vous renvoyer d’autant plus remplis que vous serez venus à lui plus vides : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. »
a – J’emploie les mots rassasier et rassasiement dans cette acception générale qui s’applique à la soif aussi bien qu’à la faim. Cette licence de langage me paraîtrait autorisée par la nécessité, quand elle ne le serait pas par Matthieu 5.6.
Il y a de ces paroles du Saint-Esprit que l’on craint de gâter en y touchant ; et ce n’est qu’avec une sorte de répugnance que je me hasarde à développer la tendre invitation du Sauveur. Je souhaiterais de m’en tenir à cet empressement instinctif avec lequel chacun de vous vient de s’ouvrir à elle, comme une terre desséchée à une pluie pénétrante, sans y ajouter de ces raisons humaines, qui ne savent se rendre saisissables qu’à la condition de mêler à l’onction céleste quelque chose de la pesanteur de la terre. Aussi, je me ferais volontiers quaker devant mon texte, et préférerais à tous les discours une demi-heure de silence, si je pouvais me flatter qu’elle se passerait dans « ces soupirs inexprimables, par lesquels l’Esprit lui-même prie pour nous (Romains 8.25-26). » Mais je n’ai cette confiance que dans le petit nombre. Ce que la plupart ne feraient pas seuls, j’ai donc à cœur de le faire, je ne dis pas pour eux, mais avec eux ; et je le fais avec un désir plus qu’ordinaire de vous apporter non le travail de la sagesse humaine, mais le fruit de la Parole de Dieu, interrogée par la prière et commentée par la vie.
La soif suppose deux choses : un besoin senti, au dedans ; au dehors, rien qui le satisfasse. Si ce besoin trouvait de quoi se satisfaire au dehors, la soif ferait place au rassasiement, et deviendrait une source de bien-être ; si le besoin n’était pas senti au dedans, la soif ferait place à l’indifférence, et cesserait au moins d’être une source de peine. Mais souhaiter sans obtenir, chercher sans trouver, vouloir sans pouvoir : voilà la soif — hélas ! et voilà la condition présente de l’homme ; voilà notre condition, à vous et à moi. Dans notre cœur, un vide immense ; dans la vie, rien pour le remplir : tout au plus quelques contentements mesquins et trompeurs, qui ne se jettent dans ce vide que pour s’y perdre, comme une feuille sèche dans le Niagara.
Notre cœur : eh ! qu’y a-t-il de plus insatiable ? mais qu’y a-t-il aussi de moins rassasié ? Essayez de nommer une seule de nos aspirations qui ne se tourne en amertume par les déceptions qu’elle rencontre. Toutes ces soifs qui nous tourmentent, et que la lecture de mon texte a suffi pour réveiller en vous, sont autant de facultés naturelles qui ont fait appel à l’existence et auxquelles l’existence n’a point répondu. La soif de jouissance : désespoir de la faculté de sentir. Laissons à une « science faussement ainsi nommée » son mépris superbe et superficiel pour l’homme physique. Apprenons de la sainte Écriture à rendre plus de justice à ce corps formé de la poussière de la terre, mais d’une poussière que la main de Dieu a organisée, et où l’esprit de Dieu a soufflé la vie (Genèse 2.7) ; à ce corps, dont le psalmiste ne peut assez reconnaître la structure merveilleuse, et dont Dieu lui-même n’a point dédaigné d’inscrire dans son livre les accroissements confiés au sein maternel, jusqu’au jour où le mystère de la naissance devait mettre en lumière le mystère plus grand de la vie (Psaumes 139.13-16). Dans les plans d’un créateur dont « la bonté s’étend à toutes ses œuvres (Psaumes 145.9), » les organes de ce corps, domicile et instrument de l’esprit, ne devaient être que des moyens de légitime jouissance et d’une activité heureuse autant que salutaire. Que deviennent-ils en réalité ? Je veux qu’ils ne soient pas mis au service de la douleur par la maladie ou par les accidents, c’est-à-dire par ce bel ordre de la création ou miné sourdement ou subitement brisé : du moins ils s’émoussent, ils s’usent, ils se détruisent par l’âge, c’est-à-dire par le développement propre et régulier de notre être. Chose étrange et cruelle ! le mouvement seul de la vie se charge de nous jeter en dehors des douceurs pour lesquelles la vie nous a été prêtée, en attendant qu’il nous jette en dehors de la vie elle-même — j’ai soif. La soif de lumière : désespoir de la faculté de connaître. Ce besoin curieux que nous apportons en naissant de nous enquérir et du monde, et de nous-mêmes, et du Dieu invisible qui a fait toutes choses ; ce besoin, également sensible dans l’enfance naïve, où il fournit à l’instruction un point de départ facile, et dans la studieuse maturité, où il sert d’aiguillon à toutes les recherches et de base à toutes les sciences ; ce besoin, qui ne s’arrêterait que parvenu aux limites les plus reculées du temps et de l’espace, et mis au clair sur tous les grands problèmes de l’esprit humain, que dis-je ? qui même alors ne saurait s’arrêter, qui ne peut vivre qu’en marchant, et qui se jetterait à l’aventure dans le vide plutôt que de se renier en disant : C’est assez … pourquoi tout cet immense appareil ? Pour aboutir enfin à savoir le peu que nous savons, vous ou moi, pauvres créatures bornées en avant par la faiblesse et en arrière par la fatigue, à droite par la brièveté du temps et à gauche par les nécessités de la vie, de tous les côtés par une invincible ignorance ! ou tout au plus, en cas d’exceptions rares, inouïes, séculaires, pour aboutir à savoir ce que sait un Aristote, un Jérôme, un Anselme, un Descartes, un Leibnitz, c’est-à-dire un homme qui s’est un peu plus instruit que les autres de son ignorance, en usant son génie et son travail en efforts stériles pour se rendre compte, je ne dis pas du mystère des perfections divines ou des taches qui noircissent le soleil, mais de ce qui pense au dedans de lui-même ou du brin d’herbe qui pousse à ses pieds ! — j’ai soif. La soif d’amour : désespoir de la faculté d’aimer. S’il y a quelque chose qui nous distingue d’avec les créatures d’un ordre inférieur, quelque chose qui fasse reconnaître en nous « la race de ce Dieu en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17.28), » quelque chose enfin qui nous fasse savourer le sentiment, la félicité, la gloire de l’existence, c’est à coup sûr cette faculté mystérieuse et tendre que nous possédons de doubler la vie, en sortant hors de nous-mêmes pour vivre dans un autre : c’est l’amour. Aimer, quand on aime non de cet amour de convoitise ou d’intérêt qui n’est qu’un égoïsme déguisé, mais de cet amour qui a son principe et son modèle en Dieu, aimer, c’est refléter l’image d’un « Dieu qui est amour ; » aimer, c’est faire descendre le ciel sur la terre. Oui ; mais ce ciel, où est-il sur cette terre ? mais l’amour, tel que le cœur de l’homme l’appelle et l’aspire, un amour qui le charme sans le séduire, qui l’inonde sans l’enivrer et qui le possède sans le ravir à lui-même, l’amour vrai, pur, saint, divin, où le trouver, où le chercher seulement ici-bas ? Ah ! dites-le moi, si vous le savez ! Avez-vous été si privilégié que de rencontrer une créature à laquelle vous ayez pu donner tout votre cœur contre tout le sien, sans réserve, sans scrupule, sans retour, sans intermittence, comme le cœur de l’homme a besoin de se donner pour pouvoir se dire : J’aime, et je suis heureux en aimant ; une créature, fût-elle la plus aimable et la plus aimante que la terre ait eue à vous offrir, qui ait su tellement remplir votre capacité d’aimer qu’il n’y soit demeuré du vide, et que vous n’ayez réclamé quelque chose de plus aimable et de plus aimant encore, de plus digne enfin d’occuper un cœur à qui rien ne pèse plus que la solitude, excepté de se donner à demi, et qui va cherchant, avec une persévérance aussi infatigable qu’infructueuse, où se placer sans se mutiler ? — j’ai soif. La soif de sainteté : désespoir de la faculté de bien faire. Si l’esprit fait le sel de l’existence et si le cœur en fait le charme, c’est la conscience qui en fait le prix. L’ambition suprême d’imiter le Dieu trois fois saint, la résolution arrêtée de tout soumettre à sa volonté et de tout régler par sa loi, coûte que coûte, voilà le besoin le plus profond, le plus impérieux, le plus inaliénable de la nature humaine, et sans doute aussi, pensez-vous, le plus assuré, par la fidélité de Dieu même, d’une satisfaction complète… Satisfaction complète ! hélas ! et ne voyez-vous pas le sourire amer que cette espérance provoque chez les meilleurs entre tous, qui sont aussi entre tous les plus mécontents d’eux-mêmes ? Croyez-en un homme qui n’a vraisemblablement jamais été surpassé en sainteté par aucun autre, peut-être jamais égalé. Écoutez saint Paul, répandant devant l’église contemporaine et devant les générations futures le témoignage de son impuissance, d’une impuissance passée, je le veux, mais qu’il n’eût jamais exprimée en ces termes, s’il ne lui en fût resté quelque chose au moment qu’il en gémit si douloureusement par le Saint-Esprit : « La loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché. Je n’approuve pas ce que je fais ; car je ne sais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais … Je sais qu’en moi ; c’est-à-dire dans ma chair, il n’habite rien de bon ; car j’ai le vouloir, mais je ne trouve pas le moyen d’accomplir le bien. Je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux point… Je trouve donc cette loi en moi, que quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi. Car je prends plaisir à la loi de Dieu quant à l’homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. » Quand un saint Paul a parlé, dirai-je ? ou pleuré de la sorte sur la nature humaine, ce serait prendre un soin superflu que de recueillir, une à une, les humiliantes confessions d’un Socrate ou d’un Kant, d’un Augustin ou d’un Luther. Aussi bien, il ne vous faut pas d’autre témoignage que celui de votre propre conscience, sondée de bonne foi. Quand avez-vous réalisé, quand avez-vous seulement approché de réaliser l’idéal de sainteté que vous portez au-dedans de vous ? Quand avez-vous pu contenir sous la seule loi divine vos pensées, vos discours, vos actes mêmes ? Quand avez-vous pu faire tout ce que vous vouliez, tout ce que vous deviez, j’ai presque dit tout ce que vous pouviez ? Ah ! qui ne reconnaîtrait, pour peu qu’il soit sincère avec lui-même, que ce point où la satisfaction de nos vœux intérieurs est le plus nécessaire, et en apparence le plus promise, est aussi celui où elle nous échappe le plus invariablement ? Qui pourrait se rappeler ce qu’il doit être en piété, en charité, en pureté, en patience, et ne pas s’écrier des plus intimes profondeurs de son âme : J’ai soif ?
J’ai soif : c’est par où il en faut toujours finir, chaque fois que l’on compare les besoins du cœur avec les réalités de la vie. Telle est la disproportion, j’allais dire tel est le contraste, entre les deux moitiés de notre existence, que l’on a peine à se persuader qu’elles aient été faites l’une pour l’autre. Donnez-moi le cœur de l’homme, ce cœur si grand, si ambitieux, si ardent : jamais, non jamais, je ne pourrai lui pressentir pour théâtre la vie qui est mise devant nos yeux ; donnez-moi par contre la vie telle qu’elle est, cette vie si étroite, si froide, si vite épuisée : jamais, non jamais, je ne pourrai lui pressentir pour acteur le cœur que nous sentons battre au dedans de nous. On dirait d’une union mal assortie, le rapprochement forcé ne sert qu’à faire ressortir l’incompatibilité des humeurs ; et l’on serait tenté de croire (tant qu’on n’a pas appris de l’évangile le secret de ce déchirement, ) que ce cœur a été fait pour un autre monde ou ce monde pour un autre cœur, et qu’ils n’ont été jetés ensemble que par une étrange et aveugle confusion. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : c’est que la coupe de la vie, douce peut-être à qui ne fait que l’effleurer, garde à qui la boit jusqu’au fond une lie amère, que l’inexpérience appelle déception et l’expérience mélancolie. La mélancolie n’est pas, comme l’estime le vulgaire, le songe creux d’un cerveau malade : elle est la conscience réfléchie d’une maladie trop réelle ; elle n’est pas dans un homme qui s’exalte : elle est dans l’humanité qui se connaît. Présente chez tous, quoique inégalement sentie et plus inégalement reconnue, croissant en tranquillité apparente à proportion qu’elle se dépouille par degrés de ce qui lui restait d’espoir, la mélancolie est le dernier mot de l’existence terrestre ; et ceux sur qui elle pèse le plus sont ces esprits et ces cœurs privilégiés, qui, en se préoccupant plus que les autres de la véritable fin de l’homme, constatent mieux aussi l’impossibilité d’y atteindre. Elle respire, cette mélancolie, dans toutes les choses humaines, à commencer par les meilleures : dans les méditations du philosophe, dans les imaginations du poète, dans les créations de l’artiste, dans les conceptions de l’homme d’état ; dans la solitude de l’individu, et dans les mécomptes de la société ; dans le mariage et dans la famille, dans la naissance et dans l’éducation ; dans le commencement et dans la fin de toute entreprise ; dans nos peines et dans nos plaisirs, surtout dans nos plaisirs ; dans le développement de cette vie toujours mourante, qui ne s’entretient, comme un flambeau, qu’à la condition de se consumer ; que dis-je ? elle respire dans la nature elle-même, dans l’animal qui se lasse, dans la fleur qui se penche, dans la feuille qui tombe, dans l’eau qui s’écoule, dans le jour qui décline, dans la saison qui se renouvelle, enfin dans tout cet échange incessant dont se compose le mouvement des êtres, se déplaçant les uns les autres, se succédant les uns aux autres, se nourrissant les uns des autres…
Ne prenez pas ce langage pour l’élégie de la vie : ce n’en est pas l’élégie, c’en est l’expérience. La fiction poétique se fait en sens inverse : elle embellit la vie avant de l’avoir connue, et sourit à une peinture dont le monde réel n’a pas fourni les couleurs. Trouvez-moi un cœur qui s’attende encore à la vie pour le satisfaire : ce sera, je vous le dis à l’avance, quelque jeune adolescent faisant ses premiers pas dans la vallée, et y cueillant sa première fleur ; quelque jeune ami des arts rêvant son premier chef-d’œuvre, quelque jeune troubadour chantant son premier poème, ou peut-être quelque jeune couple favorisé coulant sa lune de miel… Eh bien, jeunesse aimable jusque dans vos illusions, allez, faites vos expériences, puisqu’elles sont encore à faire ; mettez le dehors d’accord avec le dedans, si vous le pouvez ; rassasiez votre œil de voir et votre oreille d’entendre ; contentez jusqu’au bout la curiosité de savoir qui vous travaille ; découvrez l’objet unique qui doit répondre de tout point à votre besoin d’aimer ; réalisez l’idéal moral auquel aspire votre homme intérieur ; trouvez enfin le bien que votre cœur demande — et, l’ayant trouvé, fixez-le — faites cela, et puis venez me démentir : je vous attends. Mais nous, hommes faits, nos expériences sont faites. Eh bien ! nous ne trouvons rien qui les dépasse dans le début si profondément triste, mais non moins profondément vrai, de l’Ecclésiaste, et nous disons avec lui : « Vanité des vanités, tout est vanité… J’ai regardé tout ce qui se fait sous le soleil : voici, tout est vanité et rongement d’esprit… J’ai considéré toutes les œuvres que mes mains avaient faites, et tout le travail auquel je m’étais occupé en les faisant : voici, tout est vanité et rongement d’esprit… Alors, j’ai haï cette vie, et je me suis dégoûté de tout ce qui se passe sous le soleil ; car tout est vanité et rongement d’esprit. » Nous avons demandé, et n’avons point obtenu ; nous avons crié, et on ne nous a point répondu : nous avons soif. Tout ce que nous avons jeté dans le vide de notre cœur n’a fait que l’agrandir ; tout ce dont nous avons essayé pour étancher notre soif, n’a servi qu’à l’irriter : nous avons soif. Non seulement la vie ne nous a point rassasiés, mais nous ne comptons plus sur elle pour nous rassasier jamais ; nous avons si bien connu qu’elle n’a pas ce que nous réclamons, que nous ne le lui demandons plus : nous avons soif. Pour prix de toutes nos recherches et au bout de tous nos soupirs, nous voici, le cœur altéré et béant, devant une existence qui n’a cessé de nous faire illusion que pour cesser de nous contenter : nous avons soif, toujours soif, de plus en plus soif !
Cette contradiction perpétuelle entre le cœur et la vie est intolérable à la longue ; s’y reposer est impossible, il en faut sortir à tout prix. Pour en sortir, l’homme n’a que le choix de ces deux moyens : ou découvrir une vie qui s’élève au niveau du cœur, ou, si cette vie n’existe pas, abaisser le cœur au niveau de la vie.
Abaisser le cœur au niveau de la vie : voilà le moyen vulgaire, auquel ont recours les neuf dixièmes du genre humain. Le cœur est trop grand pour la vie ? Qu’à cela ne tienne : on remettra le cœur à sa place, on le comprimera jusqu’à ce qu’il sache régler ses exigences sur les dons de la vie, comme on taille le branchage trop luxuriant d’un arbre jusqu’à ce qu’il s’aligne dans les charmilles de Versailles, ou comme le barbare Procuste raccourcissait la stature de ses victimes de tout ce qui dépassait celle de son lit. Notre être physique a une faculté de sentir, capable de jouissances douces autant que délicates, mais qui ne trouve pas de contentement digne d’elle dans les choses de la terre : eh bien ! il faut se contenter à moins, et réduire l’admirable machine de notre homme naturel aux proportions de la bête, qui se renferme dans la satisfaction de ses besoins et de ses appétits. Notre esprit a une faculté d’interroger et de connaître, qui ne se lasse jamais de chercher et qui ne découvre nulle part ici-bas le lieu de son repos : eh bien ! il faut sevrer cette curiosité importune, détourner la soif de l’étude dans l’ardeur des spéculations commerciales ou des discussions politiques, et exercer notre intelligence trompée à tourner sur elle-même sans fin ni fruit, comme le malheureux écureuil condamné à s’étourdir sans relâche par le mouvement immobile de la roue qui lui sert de cage. Notre cœur a une faculté d’aimer, que les meilleures des créatures ne font qu’irriter par l’impuissance où elles sont de la satisfaire : eh bien ! il faut dire adieu à l’amour, il faut se fabriquer un cœur moins difficile, il faut s’accommoder en affection de la mesure reçue, à peu près, passez-moi mes comparaisons familières, comme le bœuf ou le cheval s’accommode de son ordinaire. Notre conscience a une faculté de sainte obéissance, qui ne connaît rien de trop haut pour son vol sublime, mais qui ne peut tenter de prendre son essor sans se heurter à chaque pas, ou contre les pièges cachés dans le fond de l’âme, ou contre les suggestions du malin, ou contre les exigences d’une société corrompue : eh bien ! il faut lui couper les ailes, il faut faire son deuil d’une perfection chimérique, il faut se résigner à vivre comme vit tout le monde, et prendre son parti avec soi-même, pourvu qu’on évite les égarements d’une sensualité grossière, d’une avarice sordide, d’une prodigalité folle ou d’un égoïsme sans pudeur.
On ne se dit pas tout cela à soi-même, mais on agit dans cet esprit ; on ne se propose pas ce but ignoble, mais on y tend par un vague instinct ; hélas ! et l’on finit par y atteindre. Ainsi se forment — je devrais dire, se déforment — des hommes, auxquels il ne manque plus pour être hommes que d’être hommes ; des hommes, qui se dépouillent insensiblement de l’image de Dieu gravée au dedans d’eux, pour se faire à celle de la race déchue au sein de laquelle ils se trouvent jetés ; des hommes, qui ont su, comme ils disent, se faire une raison — dites plutôt une ration ! — et qui ne retiennent de sentiment, de curiosité, d’amour, de sainteté, que ce qui est à la hauteur des choses, de ces choses dont ils devraient être les maîtres, et dont ils se sont faits les esclaves. C’est déjà un spectacle assez douloureux que celui d’un seul homme qui a consenti à se mutiler de la sorte : mais que dire de toute une race qui se serait résignée à faire sur elle-même cette honteuse opération ? Et pourtant quel autre tableau présente le monde, que le mouvement perpétuel et infini d’une multitude qui s’est arraché le cœur pour s’arranger avec la vie ? Que s’il s’élève du sein de cette multitude quelques esprits d’élite qui aiment mieux garder leur soif, avec tous les tourments qu’elle leur cause, que de s’en débarrasser en s’anéantissant, ceux-là mêmes peuvent-ils se flatter de porter cette noble résolution jusqu’au bout ? En est-il un seul qui soit absolument à l’abri de l’abaissement général, un seul qui ne se soit, en quelque mesure, amoindri pour se prêter à la coutume, à l’exemple, à l’opinion, à la nécessité, en un mot à ce qui est, parce qu’il est ?
N’accablons pas la nature humaine : elle est plus digne ici de pitié que d’indignation. Encore une fois, la force des choses entraîne, oblige le cœur et la vie à se mettre d’accord ; et il ne nous reste d’autre ressource que d’éteindre graduellement notre cœur dans l’atmosphère étouffante de la vie, à moins que nous ne connaissions quelque moyen de renouveler au contraire la vie par le foyer du cœur. Au lieu d’abaisser le cœur au niveau de la vie, élever la vie au niveau du cœur : voilà, voilà à ce conflit terrible la seule solution digne de nous, parce qu’elle est seule capable de nous satisfaire sans nous humilier — mais cette solution est-elle praticable ? Elle l’est, car elle doit l’être. Elle l’est, car quelque chose en nous nous le dit de la part de Dieu. Elle l’est, car Dieu nous le déclare par l’organe de son fils, cet autre lui-même : « Si quelqu’un a soif — que doit-il faire ? étouffer sa soif ? non, mais lui donner un libre cours, et la satisfaire en Jésus-Christ — si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. » Il y a donc, grâces à Dieu, il y a une vie qui répond pleinement à tous les besoins du cœur humain, rendu à ses instincts les plus élevés ; cette vie est en Jésus-Christ, d’où elle se communique à nous par la foi.
De tous les hommes que notre terre a nourris, quel est celui qui a offert dans sa personne l’exemple, disons mieux, le type le plus accompli de la paix et de l’harmonie intérieure ? Vous avez répondu : « Jésus-Christ homme » ; c’est le nom que saint Paul donne au Fils de Dieu contemplé dans l’humble perfection de sa nature humaine. Cette paix, cette harmonie suppose que le cœur de Jésus-Christ homme, à la différence du nôtre, avait trouvé une vie qui lui répondait de tout point. Cette vie, quelle était-elle ?
Ce n’était pas la vie terrestre. A ne voir que la vie terrestre, Jésus-Christ homme est celui de tous les hommes en qui la rupture que je viens de signaler entre les besoins du dedans et le contentement du dehors, a dû être à la fois la plus complète et la plus sensible. Car, nul autre n’eut le cœur aussi grand ; pour nul autre la vie ne fut aussi amère. Jésus-Christ, que Pilate a plus fidèlement dépeint qu’il ne pensait lui-même en disant aux Juifs : « Voici l’homme (Jean 19.5), » Jésus-Christ n’est pas un homme seulement, il est l’homme ; le plus homme des hommes ; l’homme en qui l’humanité se résume tout entière, et porte ses caractères distinctifs à leur plus haute puissance. Toutes les parties de son être, conscience, cœur, esprit, corps même, ont dû être pourvues d’une aptitude et d’une délicatesse exquise, qui, tout en l’ouvrant plus qu’un autre aux douceurs, oserai-je dire aux jouissances, pour lesquelles l’humanité normale est formée, le livrait plus qu’un autre aussi au sentiment des amertumes et des privations réservées à l’humanité déchue. Aussi, quand ce Fils de l’homme, touchant au terme suprême où tout va être accompli pour lui et par lui, laisse échapper ce soupir annoncé depuis mille ans par les Écritures divines : « J’ai soif (Jean 19.28), » il exprime, faut-il le dire ? plus qu’un besoin matériel que satisferait un peu d’eau recueillie sur le sein de notre pauvre terre ; la soif physique de Jésus est l’emblème d’une soif tout autrement amère et profonde, qui travaille tout son être humain. Soif de félicité, soif de lumière, soif d’amour, soif de sainteté, toutes les soifs qui nous consument concentrent en lui leurs ardeurs ; et nul n’éprouva jamais un besoin égal au sien, ni de jouir de l’existence sans mélange, ni de contempler la vérité sans ombre, ni d’aimer et d’être aimé sans réserve, ni de goûter la communion de Dieu sans nuage.
Cette soif des soifs est-elle apaisée ? Hélas ! une éponge trempée de vinaigre, voilà tout ce que le divin crucifié obtient, dans son agonie, de la miséricorde de ses bourreaux ! L’Écriture l’a prévu dans le même endroit : « Ils m’ont donné du fiel pour mon repas, et dans ma soif ils m’ont abreuvé de vinaigre (Psaumes 69.21). » C’est que ce fiel, ce vinaigre est à son tour l’emblème de la réponse que fait la terre à la soif qui dévore le Fils de l’homme. A sa soif de félicité, elle répond par cette coupe qu’il ne peut voir approcher de ses lèvres sans se rejeter en arrière en s’écriant : « Père, s’il est possible, fais que cette coupe passe loin de moi ! » A sa soif de lumière, elle répond par ces ténèbres qui voilent la face du soleil, gage mystérieux de ces autres ténèbres qui couvrent, dans cette heure obscure, les plans de la justice divine, et au sein desquelles le Fils de Dieu lui-même a peine à se retrouver : « Ne cache point ta face arrière de ton serviteur ! … Mon cœur est agité ! la lumière même de mes yeux n’est plus avec moi ! » A sa soif d’amour, faisant appel à une terre maudite par le sacrifice expiatoire de soi-même, elle répond, cette terre ingrate, par l’indifférence qui se détourne de la victime, par la lâcheté qui l’abandonne, par la perfidie qui la trahit, par la haine qui la condamne, par la fureur qui l’égorge : « Ils ont percé mes mains et mes pieds ! … Même celui qui avait la paix avec moi a levé le talon contre moi ! … J’ai attendu quelqu’un qui eût compassion de moi, mais il n’y en a point eu, et des consolateurs, mais je n’en ai point trouvé ! » Que s’il se réfugie enfin dans le sein de son Dieu et de son Père, à sa soif de sainte communion avec son Dieu et son Père, elle répond par ces péchés sans nombre ni mesure dont elle se décharge sur sa tête innocente, qui appellent sur lui toutes les vengeances célestes, et qui pèsent d’un poids insupportable sur la prière même de son âme : « Mes iniquités ont surmonté ma tête, elles se sont appesanties au delà de ce que je puis porter ! … Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné, t’éloignant de ma délivrance et des paroles de mon rugissement ?b »
Mais, si la vie terrestre de Jésus-Christ homme irrite sa soif au lieu de la satisfaire, quelle est-elle, encore une fois, cette autre vie qui le désaltère, qui l’abreuve, qui l’inonde de paix et d’harmonie ? Cette autre vie est celle qu’il contemple, dans le psaume 16, succédant à sa résurrection d’entre les morts : « Tu me feras connaître le chemin de la vie ; » celle que le Père lui promet, dans Ésaïe, pour prix de sa vie terrestre sacrifiée : « Après qu’il aura donné sa vie en expiation, il prolongera ses jours ; » celle enfin par laquelle l’Apôtre nous explique le secret de son renoncement à la vie et à la gloire de ce monde : « Portons les yeux sur le chef et le consommateur de la foi, Jésus, qui, en échange de la joie qui lui était proposée, a souffert la croix, ayant méprisé la honte, et s’est assis à la droite du trône de Dieu ?c » Au travers de la vie terrestre, rendue transparente par la foi, Jésus découvre une vie de second plan, où le jour de demain va le faire entrer ; une vie, qui a été faite pour son cœur, comme son cœur a été fait pour elle ; une vie, que sa soif n’a qu’à attendre pour être rassasiée à souhait. S’il a soif de félicité, voici, dans cette vie nouvelle, « un rassasiement de joie en la présence de Dieu, et à sa droite des plaisirs pour jamaisd. » S’il a soif de lumière, voici tous les voiles levés, et la plénitude de la vérité divine resplendissant en lui et pour lui. S’il a soif d’amour, voici la troupe de ses rachetés lui rendant amour pour amour, et répétant entr’eux, et avec les saints anges, la leçon d’amour qu’ils ont apprise de lui. S’il a soif de communion avec Dieu, voici le Père comblant le Fils de sa dilection ineffable, et la sainte volonté du Père s’accomplissant, par le Fils, dans la création affranchie et renouvelées (Psaumes 16.11 ; Romains 8.21). Qu’à la soif du Fils de l’homme crucifié, la terre ne réponde que par le fiel et le vinaigre : regardez un peu plus haut, un peu plus loin, et vous allez voir le ciel lui répondre par « ses canaux ouverts (Malachie 3.10), » se déchargeant à pleins bords dans la capacité divine du Fils de l’homme, que les douleurs de la chair et le sacrifice de la croix n’ont tourmentée que pour l’agrandir !
c – Psaumes 16.11 ; Ésaïe 53.10 ; Hébreux 12.2.
d – C’est la vraie interprétation de ce dernier passage le mot : προκειμ’νες, emprunté aux exercices de la carrière, décide la question à lui seul.
Voilà celui qui vous dit, à vous qui avez soif aujourd’hui, comme il a eu soif : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. » Cette vie éternelle, au sein de laquelle il reforme l’harmonie de son existence que la vie de la terre a brisée, ce n’est pas pour lui seul qu’il l’a conquise : c’est pour ces pauvres créatures déchues qui ont gâté la vie et troublé la terre par le péché. Qu’elles croient seulement en lui ; qu’elles se jettent sans réserve entre les bras de ce Fils de Dieu devenu le Fils de l’homme pour les racheter ; qu’elles ne veuillent « savoir autre chose que Jésus-Christ et lui crucifié, » d’autre justice que son obéissance, d’autre expiation que son sacrifice, d’autre salut que sa grâce, mais sa grâce toute gratuite : c’en est assez pour qu’il partage avec elles tout ce qu’il a reçu du Père, et qu’il leur communique, au lieu de cette mort qu’elles ont méritée pour lui, cette vie divine qu’il a méritée pour elles. Aussi, dans le plus prophétique de tous les psaumes prophétiques que je viens de citer, à peine a-t-il commencé de se réjouir dans la délivrance que Dieu lui réserve après toutes ses douleurs, que, passant tout à coup de lui-même à « ses frères, » il leur garantit la vie de leur cœur dans la vie du sien : « Votre cœur vivra à perpétuité ; » promesse qu’il reprend, en saint Jean, après onze siècles écoulés : « Parce que je vis, vous aussi vous vivrez. » « Celui qui a le Fils a la vie ; » la vie du Fils, la vie qui répond au cœur, la vie enfin qui est la vie. Que si « cette vie est aujourd’hui cachée avec Christ en Dieu, » il ne faut, pour la voir mise en lumière, qu’attendre à demain : « Quand Christ, qui est votre vie, paraîtra, vous paraîtrez aussi avec lui en gloire (Colossiens 3.4). » Là, et seulement là, vous trouverez de quoi étancher la soif qui vous consume, dans la vie de Jésus devenue la vôtre.
Vous avez soif de sainteté : voici de quoi vous rassasier. Eh ! qui pourrait troubler encore votre obéissance ? Le spectacle que vous avez sous les yeux ? Vous avez hérité de « nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habite, » sous l’empire de Jésus. Le tentateur ? Il ne saurait « vous suivre où vous allez, » et n’a plus rien en vous, parce qu’il « n’a rien en Jésus ». Votre corruption propre ? Elle a fait place à l’Esprit de Dieu, vous remplissant dans cette mesure « sans mesure » qui est le partage de Jésus. Votre entourage ? Vous êtes dans la société des élus de la terre affranchis du péché, des anges du ciel qui ne l’ont jamais connu, que dis-je ? dans la société de ce Jésus qu’adorent les uns et les autres, et auquel « vous aurez été rendu semblable, parce que vous le verrez tel qu’il este. » Pur comme lui est pur, saint comme il est saint, un avec lui comme il est un avec le Père, vous n’êtes plus « affamé et altéré de la justice » que pour « être rassasié, » que pour « être rempli jusqu’en toute plénitude de Dieu (Éphésiens 3.19). » Vous avez soif d’amour : voici de quoi vous rassasier. Vous n’avez pu trouver ici-bas de créature assez aimable et assez aimante pour répondre à la capacité de votre cœur : mais, devant ce « Fils de l’homme qui est dans le ciel, » aimable jusqu’à faire « les délices » de l’amour éternel (Proverbes 8.30), aimant « jusqu’à la mort, et à la mort de la croix, » la difficulté est toute contraire. Vous cherchez vainement en vous-même un cœur capable de contenir tout l’amour qu’il vous inspire et qui vous déborde de tous les côtés ; sans parler de l’amour que vous inspirent désormais, après lui et en lui, les créatures elles-mêmes, sanctifiées et transformées à sa ressemblance. Au sein de cette famille céleste, dont nulle famille sur la terre ne peut donner l’idée, vous vivrez dans l’amour, vous vivrez d’amour, vous serez amour comme Dieu lui-même. Vous avez soif de lumière : voici de quoi vous rassasier. Ce Jésus, « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance, » si vous pouviez chaque jour l’entretenir et l’interroger, que manquerait-il à votre besoin de connaître, aussitôt satisfait que senti ? Eh bien ! vous voici admis à son entretien de tous les jours, vous voici libre de l’interroger tout à votre aise ; lui, glorifié, et non plus tel que l’interrogeaient ses disciples dans les jours de sa chair, lorsque cette chair mortelle se mettait entre eux et lui ; vous, glorifié avec lui, et non plus emprisonnés dans ces organes d’aujourd’hui, qui semblent quelquefois, telle en est l’insuffisance, tenir moins du secours que de l’obstacle, et découvrir moins la vérité que l’intercepter. Mais, au reste, Jésus vous promet plus encore : « En ce jour-là vous ne m’interrogerez plus sur rien (Jean 16.28) ; tant il est vrai que rien ne pourra plus se dérober à vos recherches, disons mieux, se cacher à votre vue, toute pleine de la vive lumière de Dieu. Vous avez soif enfin de félicité, et d’une félicité qui contente tout l’homme : ici même, voici de quoi vous rassasier. La félicité que Jésus vous réserve dans « le lieu qu’il est allé préparer pour vous, » est pour tout l’homme, pour son corps ressuscité aussi bien que pour son esprit sanctifié. Que la philosophie n’ait à vous promettre (si elle savait promettre quelque chose !) qu’une immortalité froide, où l’âme, séparée du corps, peut prétendre tout au plus à une existence incomplète et incompréhensible, qu’elle semble devoir consumer à courir après cette moitié de soi-même qui n’est plus avec elle : l’évangile de Jésus vous appelle à revivre tout entier dans un corps que l’Apôtre nomme tour à tour « céleste, glorieux, incorruptible » et enfin « spirituel (1 Corinthiens 15.44), » comme s’il désespérait de le définir autrement que par une contradiction indéfinissable ; dans un corps, dont toutes les puissances, à la fois exaltées et purifiées, servent avec une égale aptitude la gloire de Dieu et votre propre bien-être ; dans un corps enfin, que vous nourrissez « d’un fruit nouveau dans le royaume des cieux, assis à table avec Abraham, Isaac et Jacob, » et contemplant face à face l’objet de leur foi et de la vôtref. Que dirai-je encore ? Penché sur cette source inépuisable de sainteté, d’amour, de lumière et de joie qui est en Jésus, vous n’avez plus qu’à vous courber pour boire à longs traits tout ce dont vous avez soif, tout ce dont vous pourrez avoir soif désormais.
e – 2 Pierre 3.13 ; Jean 14.30 ; 3.34 ; 1 Jean 3.2.
f – Matthieu 8.11 ; 26.29 ; Job 19.25.
Mais que fais-je en m’essayant à dépeindre « des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont pas même montées au cœur de l’homme » ? Tenons-nous-en à la parole de notre Sauveur ; « il sait de quoi nous sommes faits » et quelle est cette soif qu’il est venu partager avec nous ; promet que nous serons rassasiés : que cela nous suffise. Aussi bien, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il nous le promet. Il le promettait hier, dans le langage magnifique des premiers prophètes, annonçant sa première venue : « Quant aux affligés et aux misérables qui cherchent des eaux et n’en trouvent point, et dont la langue est desséchée par la soif, moi, l’Éternel, je les exaucerai ; moi, le Dieu d’Israël, je ne les abandonnerai point. Je ferai sourdre des fleuves dans les lieux haut élevés, et des fontaines au milieu des vallées ; je réduirai le désert en des étangs, et la terre sèche en des sources d’eaux. » Il le promettra demain, dans les tendres invitations de l’apôtre-prophète, annonçant sa seconde venue : « A celui qui aura soif, je lui donnerai de la source d’eau vive, sans qu’elle lui coûte rien… Et l’Esprit et l’Épouse disent : Viens ! Que celui aussi qui l’entend dise : Viens ! Et que celui qui a soif vienne ; et quiconque veut de l’eau vive en prenne, sans qu’elle lui coûte rien… Ils n’auront plus de faim, ni de soif ; car l’Agneau, qui est au milieu du trône, les paîtra et les conduira aux sources vives des eauxg. » Que nous faut-il de plus ? Tâchons, par ces moyens imparfaits dont nous disposons aujourd’hui, à nous figurer tout ce qui peut combler tous les vides de notre cœur ; mais, cela fait, disons-nous bien que « Dieu peut faire infiniment au delà de tout ce que nous pouvons demander ou concevoir. » La terre n’est pas plus au-dessous du ciel, que nos vœux les plus ardents et nos espérances les plus hardies sont au-dessous de la réalité vivante que Jésus va nous faire trouver près de lui, en lui, demain, quand ce voile de chair qui nous sépare de lui sera tombé. Livre-toi donc sans crainte, ô mon âme, à l’ambition qui te travaille ! déploie tes ailes dans l’espace infini ! « ouvre la bouche toute grande ! » souhaite, demande, appelle, et ne désespère plus de rien — que de pouvoir embrasser dans son immensité le rassasiement promis pour cette autre vie que Dieu a mise devant son Christ, et que son Christ a mise devant toi : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! »
Oui, demain ; mais aujourd’hui ? Entre notre cœur et cette vie céleste qui doit le rassasier, pourquoi la barrière de cette vie terrestre qui intercepte si cruellement le rassasiement attendu ; de cette vie, courte pour l’éternité, mais si longue pour le temps, surtout quand on souffre ; de cette vie, moins difficile à accepter par les douleurs dont elle abonde, que par ce qu’elle offre de vide et d’imparfait à un être qui ne saurait se reposer que dans la plénitude et la perfection ? A cette question, je pourrais répondre par la perturbation que le péché a portée dans l’ouvrage du Créateur, et qui veut être reconnue pour être réparée ; mais tenons-nous-en ici à une réponse plus heureuse et mieux prise dans l’esprit de mon texte : aujourd’hui a sa place marquée dans le rassasiement de demain ; la vie terrestre n’intercepte la vie céleste que pour la préparer ; elle n’en est pas la barrière, elle en est l’apprentissage et l’éducation.
C’est encore en Jésus-Christ homme qu’il faut aller étudier cette doctrine aussi instructive que consolante. Qu’il aurait mal compris l’évangile, celui qui ne saurait trouver dans la vie terrestre de Jésus-Christ qu’un obstacle ou qu’un délai apporté au développement de sa vie céleste ! L’évangile nous fait contempler dans l’une le prélude, j’allais dire la condition de l’autre. C’est « à cause de la mort qu’il a soufferte, que Jésus a été couronné de gloire et d’honneur » ; c’est pour « s’être abaissé jusqu’à la croix, » qu’il a été souverainement élevé et qu’il a reçu « un nom qui est au-dessus de tout nom ; » c’est le fruit du « travail de son âme » sur la terre, qui doit « le rassasier » au siècle des siècles. Il le sait bien, et cette pensée lui adoucit les amertumes de sa vie terrestre ; disons plus, cette pensée lui inspire une sainte impatience de parcourir, d’épuiser la série des douleurs par lesquelles il lui faut passer pour « entrer dans sa gloire ; » et qui ne reculent la joie de sa délivrance que pour la mûrir et l’accroître. Cette coupe qu’il repousse par l’instinct de la nature, il en a soif en même temps pour l’accomplissement de sa mission ; et s’il s’écrie : « Père, délivre-moi de cette heure ! » il ajoute aussitôt après par un sentiment contraire : « Mais c’est pour cela que je suis venu jusqu’à cette heure. Père, glorifie ton nom ! » Ce baptême de douleur dont il doit être baptisé, il en a soif : « J’ai à être baptisé d’un baptême, et combien suis-je pressé jusqu’à ce qu’il soit accompli ! ». Cette pâque dernière qui doit préfigurer son sacrifice et le précéder de quelques heures, il en a soif : « J’ai ardemment désiré de manger cette pâque avec vous, avant que je souffre ? » Le prompt dénouement de ce complot qui doit le livrer aux mains des méchants, il en a soif : « Ce que tu fais, dit-il au traître Judas, fais-le bientôt. » Enfin, toute cette « volonté de Dieu » qui aboutit au sacrifice de la croix, il en a soif : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre ; » une soif qu’il avait déclarée dès longtemps dans la prophétie : « Voici, je viens, il est écrit de moi au commencement du livre : mon Dieu, j’ai pris plaisir à faire ta volonté, et ta loi est au dedans de mes entraillesh ! » Ainsi, en attendant de pouvoir rassasier sa soif dans la joie à venir, Jésus la rassasie dans les amertumes présentes dont cette joie est le prix.
h – Psaumes 40.8-9 ; Hébreux 10.10.
Cette vue est encore trop superficielle. Pénétrons plus avant dans la philosophie du plan divin, dont toutes les parties sont si merveilleusement liées entre elles. La joie céleste de Jésus-Christ homme n’est pas seulement le prix de son amertume terrestre, elle en est le fruit ; l’une ne se rattache pas à l’autre seulement comme le salaire au travail, elle s’y rattache comme le développement au germe. Entre le présent et l’avenir, l’Écriture reconnaît un rapport naturel, nécessaire, qui réside dans le fond des choses : « Ce que l’homme aura semé, c’est aussi ce qu’il moissonnera. » Prises dans leur essence intime, la vie céleste de Jésus-Christ homme et sa vie terrestre se rejoignent et se confondent ; car sa vie céleste n’est que la libre expansion de cet Esprit de Dieu, qui le remplit déjà « sans mesure » dans sa vie terrestre, mais comme embarrassé dans la chair. Cet Esprit, qui seul étanche la soif de l’homme intérieur, est figuré dans l’Écriture sous l’emblème de l’eau qui désaltère l’homme physique ; il l’est plus spécialement dans notre évangile, qui s’en explique en termes exprès à la suite de mon texte : « Il disait cela de l’Esprit, que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui. » Plein de cet Esprit, Jésus, qui réalise le premier dans sa nature humaine tout ce qu’il vient accomplir dans l’humanité, est tellement un avec son Père, tellement établi dans le royaume des cieux, qu’il transporte le ciel sur la terre et vit dans l’éternité au sein du temps. C’est par là qu’il trouve à rassasier dès ici-bas les besoins de son cœur dans tous les événements de sa vie terrestre, vus en Dieu qui les a tous disposés l’un après l’autre ; et parce qu’il n’en est point de plus propres à développer en lui la vie de Dieu que ceux qui déchirent la chair, comme pour ouvrir à l’Esprit un plus libre passage, il n’en est point aussi où il trouve à mieux étancher la soif dont il est pressé. L’Esprit qui la rassasiera demain dans la gloire paisible d’en haut, la rassasie aujourd’hui jusque dans la lutte terrible, mais victorieuse, qu’il livre à la chair.
Tel maître, tels disciples. Pour nous aussi, la soif irritée d’aujourd’hui est la préparation nécessaire, l’éducation paternelle, qui doit aboutir à la soif rassasiée de demain. Pour nous aussi, les tentations par lesquelles il faut « que nous soyons attristés pour un peu de temps, afin que l’épreuve de notre foi nous tourne à louange, à honneur et à gloire, en la révélation de Jésus-Christ, » sont mêlées « d’une joie ineffable et glorieuse. » Pour nous aussi, la vie céleste commence dès ici-bas, sous le nom de vie spirituelle, par cet Esprit dont Jésus inonde nos cœurs, comme une terre sèche d’un fleuve d’eau vive. La vie spirituelle est déjà la vie céleste, mais cette vie voilée par les choses visibles, et la vie céleste est encore la vie spirituelle, mais cette vie dégagée des choses visibles ; cela est si vrai que l’évangile a un même nom pour ces deux vies, « la vie éternelle, » qui se commence sur la terre pour se poursuivre dans le ciel, et par laquelle « celui qui vit et croit en Jésus-Christ ne mourra jamais. » Pour nous donc aussi, rien de perdu, rien d’ajourné, par les épreuves de la vie : c’est dans les larmes que se sème le germe précieux dont le fruit doit se recueillir un jour avec chant de triomphe ; la croix est le seul chemin de la gloire, et les plus pesantes croix en sont les chemins les plus courts… Une fois pénétrée de cette doctrine de l’évangile, disons mieux, une fois animée de cet Esprit de Jésus-Christ, une âme chrétienne goûtera une sorte de joie dans les déceptions, dans les privations, dans les douleurs de la vie, parce qu’elle sentira au dedans d’elle une soif nouvelle, que ces déceptions, ces privations, ces douleurs contentent à leur manière. Elle apprendra à dire avec l’indomptable Paul : « Je prends plaisir dans les infirmités, dans les injures, dans les nécessités, dans les persécutions et dans les angoisses pour Christ » ; et avec le tendre Ezéchias : « Seigneur, c’est par ces choses-là qu’on vit, et dans tout ce qui est en ces choses consiste la vie de mon esprit (Ésaïe 38.16) ! »
Oh ! quelle lumière, quelle gloire, quelle félicité coule de ces hauteurs spirituelles sur la vie terrestre ! Dire que « toutes choses conspirent désormais au bien de ceux qui aiment Dieu » c’est dire beaucoup sans doute, mais ce n’est pas dire tout ce qui nous est ici révélé. Ce ne sont pas seulement les peines de la vie qui sont converties en épreuves salutaires, c’est le caractère même de la vie entière qui est transformé, et, si vous voulez me passer l’expression, qui est transfiguré. Désormais, au lieu d’apparaître comme un tant bien que mal, qu’on accepte à peine en attendant mieux, la vie terrestre apparaît comme aussi parfaite dans son genre que la vie céleste l’est dans le sien ; car, de préparation, d’éducation pour la vie céleste, on n’en saurait imaginer de mieux adaptée que la vie terrestre ; et en la dépouillant de ce qui irrite aujourd’hui notre soif, on la dépouillerait de ce qu’elle a de meilleur pour nous rassasier un jour. La vie terrestre se rapporte à la vie céleste à peu près comme l’Ancien Testament au Nouveau : l’Ancien Testament paraît étrange, incohérent, parfois cruel, jusqu’à ce que le Nouveau soit venu « non abolir, mais accomplir » ; ainsi la vie céleste, venant accomplir et non abolir la vie terrestre, y répand l’ordre, l’harmonie et la paix.
Dans cette consolation offerte à tous, saisissez la part plus large qui vous en revient, ô vous que consume une soif plus ardente encore et moins satisfaite que celle qui tourmente les autres. Cessez de vous croire les enfants déshérités du Père céleste ; il ne tient pas à lui que vous ne soyez ses enfants privilégiés, les plus « conformes à l’image de son Fils » : avec plus de foi et d’amour, vous ne trouverez pas une de vos amertumes qui ne vous offre un rassasiement anticipé. Voici un pauvre serviteur de Jésus-Christ qui, étendu depuis des années sur un lit oisif et douloureux, ne voit finir des jours de souffrance que pour faire place à des nuits d’insomnie. Eh bien ! c’est le moyen que Dieu a choisi pour mieux rassasier sa soif de joie. Avec un corps sain et une vie douce, il aurait échappé à bien des peines, je le sais, et Dieu le sait mieux que moi ; mais il aurait perdu des occasions précieuses de se préparer, je devrais dire d’être préparé, par l’épreuve, par la patience, par la prière, que savons-nous ? peut-être aussi par le contraste, au sentiment plus vif d’une félicité plus profonde. « Voici, nous tenons pour bienheureux ceux qui ont souffert (Jacques 5.2) ; » mais ceux qui souffrent aujourd’hui, seront demain « ceux qui ont souffert : » ah ! mon frère, iriez-vous murmurer aujourd’hui de ce qui fera demain « votre louange et votre cantique (Psaumes 118.14) ? » Et vous, ma sœur, vous êtes consumée intérieurement du besoin doux et terrible d’aimer et d’être aimée ; nul n’eût apprécié plus que vous les consolations du foyer domestique ; et ces consolations vous ont été refusées : vous voici « seule et affligée. » Refusées, mais par qui ? par une fatalité aveugle ? non, mais par une providence paternelle ; et pourquoi ? pour vous priver de ce qu’on prodigue aux autres ? non, mais pour vous enrichir entre tous. Croyez-le bien, « Dieu a pourvu à quelque chose de meilleur pour vous, » en vous réduisant à chercher votre plénitude dans son amour, et à borner en lui seul jusqu’aux désirs les plus légitimes, les plus nobles, les plus inaliénables de votre nature. Si vous la possédiez, cette vie de famille que vous avez tant souhaitée — peut-être tant enviée, vous y gagneriez des joies qui vous manquent, cela est vrai ; des joies auxquelles les peines qui en dépendent n’ôtent rien de leur douceur profonde, quiconque sait aimer vous l’accordera encore ; mais vous y perdriez une discipline miséricordieuse, qui doit vous exercer, par un renoncement sans réserve, à un amour sans partage. Vous tous, « hommes de douleurs, » indigents, malades, mélancoliques, délaissés, vous vous plaignez — de quoi ? d’avoir été mis au rang de ces bienheureux qui pleurent, de ces pauvres qui sont les plus riches, de ces faibles qui sont les plus forts. Écoutez-moi — je veux dire, écoutez-vous vous-mêmes : voudriez-vous, sur l’heure, échanger avec les favorisés de la vie ? Essayez de supplier Dieu de tout votre cœur, comme Jahbets, « de vous garantir tellement du mal que vous soyez sans douleur (1 Chroniques 4.10) : » qui sait ? peut-être, à force de persévérance, votre prière sera exaucée, comme le fut la sienne… Mais non, vous n’oseriez prier comme a prié Jahbets, qui n’avait pas, comme vous, connu l’évangile, ni, comme vous, reçu le Saint-Esprit ; vous trembleriez à la pensée de vous retrancher les épreuves que vous a ménagées un Père, « qui ne contriste pas volontiers les fils des hommes (Lamentations 3.3) » — tant le fond de votre propre cœur est d’accord avec moi, je veux dire avec Jésus-Christ !
Courage donc, enfants chéris, enfants préférés, marqués comme tels par la soif qui vous dévore (Ézéchiel 9.4) ! Les yeux fixés, dans la foi de Jésus, sur « la joie qui vous est proposée, » bénissez, dans l’esprit de Jésus, toutes les douleurs qui vous en ouvrent le chemin — tout en cueillant avec liberté, avec amour, avec bonheur, la moindre fleur, fût-elle seule et toute petite, que Dieu fera croître sous vos pas dans votre vallée de larmes. Alors, vous repasserez par les expériences étonnantes que le désert de Juda fait faire à David sur cet autre désert qui est dans son cœur. Après avoir commencé par vous écrier avec lui : « Mon âme a soif de toi ; ma chair te souhaite en cette terre déserte, altérée, sans eau, » vous trouverez dans la vie divine quelque chose de supérieur à tous les maux de la vie humaine, comme à tous ses biens : « Ta grâce est meilleure que la vie ; » puis, le véritable emploi de la vie terrestre se révélant à vous par degrés « Je te bénirai durant ma vie, » vous finirez par éclater en chant de triomphe, comme en dépit de vous-mêmes et de tout ce qui vous environne : « Mon âme est rassasiée comme de moelle et de graisse, et ma bouche te, loue avec un chant de réjouissance (Psaumes 63.1-6) ; » et vous devancerez le jour où l’ange de l’Apocalypse vous invitera à boire, de la main de Jésus, à la coupe de sa joie céleste, en buvant avidement de la main du même Jésus à la coupe de son amertume terrestre : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! »
Etes-vous capables de recevoir une consolation plus haute, une consolation toute de charité, prise, non dans le rassasiement de votre propre soif, mais dans celui de la soif d’autrui ? Au reste, le mot consolation est ici trop faible, et celui de gloire conviendrait bien mieux. Car, que se pourrait-il de plus glorieux que d’entrer, je ne dis plus seulement dans l’esprit de Jésus-Christ, mais dans son œuvre elle-même, et que d’être en quelque sorte crucifiés pour vos semblables ? Hâtons-nous de nous expliquer.
Le fruit que Jésus devait recueillir pour lui-même de son abaissement et de son sacrifice, n’était pas le principe unique de sa paix dans ses douleurs ; il n’en était pas même le principe dominant : Jésus laisse toujours la première place à l’amour. Après la gloire de son Père, dont il était venu manifester le nom aux hommes, ce qui le préoccupait le plus, c’était le salut de « ceux que le Père lui avait donnés du monde, » et sans lesquels il semblait que ni sa gloire ni sa félicité ne pouvaient être entières : « Père, mon désir est, touchant ceux que tu m’as donnés, que là où je suis, ils y soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent ma gloire, laquelle tu m’as donnée. » Cette soif mystérieuse que nous lui avons reconnue pour son baptême d’amertume, pour sa pâque d’adieu, pour la coupe de Gethsémané et pour le sacrifice de Golgotha, elle se résolvait, n’en doutez pas, en soif pour le rassasiement des siens. Qui saurait dire la part que nous avions jusque dans son dernier cri de détresse : « J’ai soif, » que suit aussitôt sa dernière parole de paix : « Tout est accompli ? » (Jean 19.30) Un jour viendra où tout sera accompli en gloire comme tout fut accompli alors en douleur, et où le premier usage que Jésus fera de cette gloire nouvelle sera d’offrir à la soif des siens un rassasiement éternel : « Tout est accompli. Je suis l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. A celui qui aura soif, je lui donnerai de la source d’eau vive, sans qu’il lui en coûte rieni » — rien à nous, non ; mais à lui, que ne lui en a-t-il pas coûté ? N’importe : un cœur tel que le sien goûte sur la croix je ne sais quelle douceur amère, par le sentiment de n’y rien souffrir qui ne nous sauve, et de n’éprouver de tourments que ce qu’il en épargne à ses rachetés !
i – Apocalypse 21.6. Ce rapprochement est plein d’instruction. Jésus, parvenu au plus bas degré de ses douleurs, dit : J’ai soif, tout est accompli ; Jésus, parvenu au plus haut degré de sa gloire, dit : Tout est accompli, vienne à moi qui a soif ; et c’est le même saint Jean qui nous retrace l’une et l’autre scène. Seulement, le mot rendu par « tout est accompli, » n’est pas le même dans les deux cas ; on devrait dire la seconde fois : « Tout est fait. » (Voir la version de Lausanne, 1839).
Arrière, arrière toute pensée de participer à l’œuvre expiatoire de Jésus ! Sur ce sol réservé au seul Fils de Dieu, quel pied d’homme, d’ange, de créature, pourrait s’aventurer sans folie et sans impiété ? Mais si nous ne pouvons, à aucun degré ni dans aucun sens, souffrir pour sauver les hommes, nous pouvons souffrir du moins pour les amener au Sauveur ; et c’est une manière assez glorieuse, pour d’indignes pécheurs tels que nous, d’être crucifiés en faveur de leurs frères. Saint Paul ne l’a point dédaignée, que dis-je ? il en a été comme transporté hors de lui-même, lorsqu’associant, dans cet esprit, sa peine à celle de son maître, il laisse échapper ces étonnantes, j’allais dire ces imprudentes paroles : « Je me réjouis maintenant en mes souffrances pour vous, et j’accomplis le reste des afflictions de Christ en ma chair, pour son corps qui est l’église (Colossiens 1.24) ; » vrai ministre de Jésus-Christ, vrai serviteur de l’église, qui, achevant d’épuiser ce que son maître pouvait avoir laissé d’inexploré dans le champ des souffrances humaines, trouve abondamment de consolation, pour ne pas dire surabondamment de joie, à penser qu’il n’en endure aucune qui ne serve « au perfectionnement des saints et à l’édification du corps de Christ (Éphésiens 4.12). » Eh bien, cette consolation, cette joie palpitante et de douleur et d’amour, Jésus vous la propose dans mon texte. Confiant en votre charité, à peine vous a-t-il promis de rassasier en lui votre propre soif : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive, » qu’il vous permet encore de rassasier vous-mêmes celle des autres : « Celui qui croira en moi, des fleuves d’eau vive découleront de son sein. » Une fois déjà il avait fait les mêmes promesses, dans le même rapport : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura jamais soif ; mais l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissante en vie éternelle (Jean 4.14) » Tendres paroles que notre évangéliste, converti en prophète, nous montrera plus tard réalisées dans la scène touchante qui termine l’Apocalypse. Quiconque a entendu l’invitation de l’Esprit et de l’Épouse : « Viens, » dira aussi : « Viens » à ceux qui ne sont pas venus encore ; et nul ne montera à la source de vie, qui ne tende la main à ceux qui le suivent pour les y faire monter à leur tour. N’est-ce pas, dans un autre ordre de bienfaits, le même sentiment qui inspire saint Paul, lorsqu’il exhorte à celui qui dérobait autrefois à travailler de ses mains, pour avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin ? » Dans la nature, comme dans la grâce, « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ; » et c’est le propre de la charité évangélique de ne rien tant savourer dans le plaisir de recevoir, que le privilège de pouvoir donner.
La soif de Jésus rassasiée vous a instruit à chercher en lui cette vie spirituelle qui doit rassasier la vôtre : eh bien ! que votre propre soif rassasiée donne à d’autres la même leçon, pour les conduire, non à vous, mais à celui qui vous a rassasié, et qui les rassasiera à leur tour, venant à lui dans la foi. Cette leçon, remarquez-le bien, sera d’autant plus persuasive que votre soif aura été plus ardente, et votre rassasiement plus laborieux. Si vous êtes de ceux que Dieu semble avoir choisis pour en faire les exemples d’une soif que rien ne saurait éteindre ; si vous avez vu tomber à vos côtés, coup sur coup, tout ce qui faisait « le plaisir de vos yeux, » pour demeurer à la fin seul sur la terre ; si une sombre mélancolie, s’emparant de vous dès le début de la carrière, a rongé votre cœur, paralysé vos forces, ruiné vos desseins et troublé toute votre vie ; si enfin « votre douleur est continuelle et votre plaie incurable, » votre soif étanchée dans de telles conditions, comme elle peut l’être, comme elle doit l’être, comme elle le sera si vous êtes fidèle, fera voir clairement qu’il ne faut désespérer de rien avec Jésus-Christ. Qu’il paraisse alors sur le théâtre de la vie quelque autre altéré qui cherche des eaux et n’en trouve point, et qui, après des efforts longs et infructueux, soit près de « succomber en perdant courage, » un nom, à défaut de celui du Seigneur qu’il n’a point appris à connaître encore, un nom viendra se placer entre lui et le désespoir : ce nom, ce sera le vôtre. Il se dira en vous contemplant : « Cet homme a été aussi altéré que moi : quelle affliction au dehors, quelle langueur au dedans lui a manqué ! que de larmes n’a-t-il pas versées ! que de combats n’a-t-il pas eu à livrer ! que de fois n’a-t-il pas été tenté de croire tout perdu ! et pourtant, le voici délivré, content, serein — pourquoi n’arriverais-je pas au même résultat, si je prenais le même chemin ? » S’il se dit cela, et s’il fait comme il dit, n’aurez-vous pas été pour ce malheureux, d’aussi près que possible, ce que Jésus-Christ a été pour vous ? n’aurez-vous pas été, dans la mesure des facultés humaines, crucifié pour lui ? …
Je ne sais ce que cette supposition dit à votre cœur ; mais elle fait tressaillir tout le mien. Mettez à ma place dans cette chaire, et devant ce texte, « un homme de douleurs », à qui une tristesse profonde aura fait un besoin plus qu’ordinaire de saisir Jésus-Christ, par un sentiment plus qu’ordinaire du vide du cœur humain ; un homme, qu’une longue carrière d’amertume aura doublement préparé pour vous parler de soif et de rassasiement, en rendant à la fois ses discours plus pénétrants quand il décrit l’une, et son exemple plus persuasif quand il savoure l’autre ; un homme, qui aura été élu de Dieu pour servir de signe à ses frères, comme autrefois un Ézéchiel, par les plaies de son âme et par les combats de sa vie : avec quelle onction touchante un tel homme ne se fera-t-il pas jour dans vos cœurs ? et quand il aura gagné quelqu’un de vous à Jésus-Christ, combien ne trouvera-t-il pas sa croix plus légère, en découvrant que Dieu la lui avait donnée à porter pour vous ?
Achevez donc, âmes altérées et desséchées, achevez d’étancher la soif qui vous dévore par l’espérance d’étancher celle d’autrui ! Venez, et que l’on apprenne de vous qu’il n’est personne dont Jésus ne puisse rassasier la soif, ayant rassasié jusqu’à la vôtre ! Venez, et que toutes vos douleurs, tour à tour senties et apaisées, instruisent ceux qui vous entourent, et des besoins qui sont en l’homme, et des richesses qui sont en Dieu ! Venez, et si Dieu vous a mis au rang de ces crucifiés dont il a voulu faire des types visibles de soif et de rassasiement, laissez-vous crucifier avec abandon, avec joie, avec amour ! Tour à tour rassasiés et rassasiant, « recevant gratuitement pour donner gratuitement, » venez éteindre dans la coupe de la charité de Jésus ce que sa coupe de vie et sa coupe d’amertume vous ont laissé de soif : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive ! »
Eh ! quand cette charité fut-elle plus requise qu’aujourd’hui ? Quand l’invitation de mon texte fut-elle plus méconnue ? Quand le monde fut-il à la fois plus altéré, et moins disposé à étancher sa soif en Jésus-Christ ? Oui, notre siècle connaît, plus qu’un autre, la soif qui le consume ; il la sent, il en souffre, il s’en plaint ; mais pour la satisfaire, il ne voit rien au-delà de cette vie qui la trompe et qui l’irrite. Notre siècle semble se flatter de retrouver dans le sein de la terre quelque source perdue d’Éden, à la condition de la creuser plus profondément. Ce qu’elle ne donne pas aujourd’hui, il le lui demande pour demain — comme si l’expérience de ses déceptions n’avait pas eu le temps de se faire, pendant les quatre mille ans qu’elle a déjà duré ! Ce qu’elle ne donne pas à l’individu, il le lui demande pour la race — comme si la race était autre chose que la réunion des individus, ou que la vie personnelle pût s’absorber dans la vie collective, par déférence pour la philosophie du jour ! Hélas ! et au lieu de suivre Jésus dans la vie céleste où il offre de nous désaltérer, on se fait un faux Jésus, terrestre, profane et charnel, pour invoquer à l’aise son nom vénéré sans obéir à ses maximes. Tout cela est aussi insensé que coupable : on a beau tourner et retourner la terre dans tous les sens, on ne lui fera jamais donner que ce qu’elle a ; et elle n’a pas, je vous le dis, elle n’a pas de quoi étancher la soif de notre cœur. Éden lui-même, y pût-on revenir, ne l’a pas : sa vie enfantine et naïve ne suffirait plus au cœur de l’homme, ouvert à la science redoutable du bien et du mal ; il lui faut une vie plus mûre, plus mâle, plus sérieuse, plus baptisée d’eau et de sang ; et Jésus seul peut la lui donner, « hier, aujourd’hui, éternellement. »
Qu’on le sache bien, ce que Jésus dit à l’individu, il le dit aussi aux siècles : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. » Si donc il y a un siècle qui a soif ; s’il y a un siècle qui a sondé la plaie de l’humanité ; s’il y a un siècle qui prétend résoudre le problème social ; s’il y a un siècle appelé à recueillir un passé fécond en instructions, pour préparer un avenir chargé de bienfaits ; s’il y a un siècle agité, haletant, « travaillé et fatigué », mais grand dans sa mission, mais ardent dans ses espérances, mais indomptable dans ses entreprises ; s’il y a un dix-neuvième siècle — qu’il cesse de présenter sa soif aux quatre vents des cieux ! qu’il désespère de ses théories ! qu’il fasse silence, qu’il courbe la tête, qu’il vienne à Jésus et qu’il boive !
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