« Are you sure you like Spurgeon ? » est le titre d’un article paru vers 1990, et maintes fois repris sur la toile par des zélotes calvinistes, désireux de s’assurer le monopole sur le célèbre prédicateur baptiste de l’époque victorienne. Un siècle après sa mort, Charles Spurgeon est indéniablement devenu une icône de la mouvance évangélique, universellement révérée par ses dénominations les plus diverses, et jusqu’aux plus extrêmes pour lesquelles le prince du pupitre n’aurait vraisemblablement éprouvé aucune sympathie. Il est en effet impossible d’imaginer une seconde le vrai Spurgeon cautionnant les charlatanismes pentecôtistes des derniers jours. En ce sens, le Are you sure you like Spurgeon ? avait le mérite de remettre les pendules à l’heure, en montrant que sans avoir de formation académique, Spurgeon lisait énormément, étudiait les Écritures dans leurs langues originales, possédait de solides convictions théologiques, et que par conséquent, la fraction des évangéliques qui méprisent ces choses, se réclame indûment de lui. Mais est-il vrai pour autant que Spurgeon ait été un calviniste tulip radical, qui s’il vivait aujourd’hui, s’associerait spontanément avec le mouvement néo-réformé américain ? Assurément non ! Dans sa prime jeunesse, c-à-d jusqu’à l’âge de 24 ans, Spurgeon a effectivement revêtu des positions calvinistes rigides ; puis, comme toute personne intelligente, il a su changer d’avis ; voici ce qu’il déclare, ensuite âgé de 42 ans, dans son sermon N° 1270 :
« Il y a eu depuis longtemps de grandes discussions doctrinales entre les Calvinistes et les Arminiens sur plusieurs sujets importants. Quant à moi je suis persuadé que seul le calviniste a raison sur certains points, et que seul l’Arminien a raison sur d’autres. Il y a beaucoup de vérité dans le côté positif de chacun des deux systèmes, et aussi beaucoup d’erreur dans leur côté négatif. Si l’on me demandait : Pourquoi un homme sera-t-il damné ? Je répondrais comme un Arminien : Il s’est détruit lui-même. Je n’oserais pas mettre la perdition d’une âme sur le compte de la souveraineté de Dieu. »
Et encore, à 47 ans : « On m’a qualifié d’Arminien Calviniste, et aussi de Calviniste Arminien ; cela m’est complètement égal, pourvu que je continue à m’en tenir fidèlement à ce que dit ma Bible. »
Mais même sans attendre ces témoignages d’une maturité avancée, il suffisait de prendre connaissance du contenu de ses sermons pour s’apercevoir que Spurgeon n’a jamais prêché la théologie calviniste, mais seulement l’Évangile ! Ceux que regroupe ce volume datent d’avant 1860, il n’avait alors au plus que 25 ans : pas une seule fois ne s’y trouve l’annonce de la double prédestination, ou de la mort de Christ seulement pour les élus ; ils sont au contraire remplis d’appels pressants à la conversion, adressés indifféremment à tous les individus composant l’auditoire. Ceci ne signifie pas, il faut en convenir, qu’in petto et intellectuellement, Spurgeon n’ait pas été sincèrement convaincu à cette époque du bien-fondé des dogmes calvinistes, mais nous prouve que les néo-réformés n’ont pas plus de cousinage avec sa façon de prêcher, que les charismatiques auxquels ils refusent toute parenté avec le grand homme. Reposant la bonne question, il faut demander aux uns et aux autres thuriféraires de Spurgeon : « Are you sure you read Spurgeon ? »
La réponse est non : les évangéliques français n’ont pas lu Spurgeon, et ne l’aiment que comme on aime sur facebook, c-à-d par ovinerie panurgique et pour se sentir accepté de la tribu. Les sermons de lui qui existent en français ont presque tout été traduits par Scipion Bérard (Né en 1818 à Genève, pasteur un temps à Beaumont-lès-Valence, auteur de nombreuses autres traductions, il était profondément attaché à propager les idées du Réveil) ; depuis, aucune maison d’édition évangélique ne s’est soucié d’en publier d’autres : ils ne se vendraient pas, puisque les trente existant, de 25 pages chacun, sont depuis longtemps enfouis dans la poussière. Nos jeunes apprentis prédicateurs auraient pourtant tout intérêt à les lire, ils y découvriraient de précieux éléments, allant à contre-courant de la doxa théologique du jour.
La prédication de Spurgeon :
- ne peut pas se classer dans un format. Elle n’est pas thématique, elle n’est pas textuelle : la plupart du temps Spurgeon part d’une expression ou d’une phrase biblique très courte, qu’il se préoccupe peu de replacer dans son contexte, mais qu’il développe et adapte merveilleusement à l’expérience intérieure des âmes qui l’écoutent. (La prédication textuelle est naturellement une excellente chose, ainsi que l’étude suivie d’un livre biblique, mais il est ridicule de l’imposer systématiquement, et servile de s’y plier toujours.)
- ne contient aucune exposition pompeuse d’axiomes théologiques, aucun jargon philosophique, aucun étalage de titres universitaires, aucun trissotisme académique : elle s’oppose donc en ceci à la tendance néo-réformée.
- suit toujours un plan clair, instructif, agréable à la pensée, et simple, le plus souvent composé de trois points ; pas de 7 raisons pour lesquelles l’eau est humide, ni de 13 clés pour comprendre le fil à plomb, ni de 17 arguments pour préférer la fidélité dans le mariage, etc. qui servent couramment de modèle aux articles évangéliques du Net. L’auditeur anticipe avec plaisir ce que va développer l’orateur, tandis qu’une longue check-list rebuterait dès le début.
- a pour moteur le salut des âmes ; elle expose la vérité évangélique avec passion, parce qu’elle croit que plusieurs d’entre elles vont s’en emparer sur-le-champ. Bien qu’il serait peu charitable d’insinuer que la prédication néo-réformée ne se soucie pas de gagner des âmes, elle laisse néanmoins l’impression très nette que le but principal de l’orateur est de proclamer son orthodoxie, d’expliquer pourquoi il croit telle ou telle chose et non pas une autre. C’est donc lui, le prédicateur, qui occupe le centre de l’attention et non l’auditeur.
- contient cet ingrédient qu’Alexandre Vinet jugeait absolument nécessaire à la réussite d’une prédication, à savoir : l’invention. Naturellement le fond du message évangélique ne peut jamais être réinventé, mais la forme doit l’être, si elle doit réveiller la sensibilité de la conscience endormie. En ce sens, l’homilétique est une forme d’art ; et Spurgeon un grand artiste. Vouloir réduire le secret de sa prédication à une liste à puces, à un trousseau de bonnes clés, et à des convictions calvinistes, c’est pousser les apprentis pasteurs de la génération montante à devenir d’ennuyeux cuistres, soporifiques à leur assemblée ; il vaudrait mieux les encourager à inventer, à rester personnels ; car l’Évangile ne formate pas l’individu, il sauve la personne.
Du reste, les contemporains de Spurgeon ont mieux saisi son génie que nos hagiographes superficiels qui rabâchent son nom à longueur de blog, comme on le verra à la lecture des deux articles qui suivent : l’un tiré de la Revue Chrétienne, alors que Spurgeon parvenait à une popularité sans précédent pour un prédicateur, l’autre du Chrétien Évangélique, à l’occasion de sa mort. Puis, place à l’artiste, dont la plume habile, véloce, profonde, toute consacrée à l’Art divin du Maître, peut encore toucher les cœurs à salut et à sanctification, longtemps après que sa voix se soit éteinte.
Phoenix, le 12 mars 2018.