Deux raisons nous engagent à faire de la conscience l’objet d’une étude attentive. La première est l’importance essentielle du fait lui-même au point de vue religieux. L’autre est une raison spéciale qui, surtout à cette heure, rend cette étude nécessaire pour nous protestants de langue française.
L’importance religieuse du fait de conscience ne saurait être mise en doute par quiconque a le sentiment de la faiblesse essentielle de l’homme. Convenir de cette faiblesse, c’est en effet avoir reconnu qu’il faut à l’homme non seulement une lumière pour son ignorance, mais encore une autorité pour sa liberté elle-même. Or cette autorité, qui ne saurait être perçue que par la conscience, est nécessairement un fait religieux, puisque c’est Dieu qui seul peut imposer une loi à notre liberté.
Il est vrai que cette question de l’autorité concerne aussi bien la vie sociale de l’homme que sa vie personnelle, et que c’est même du premier de ces deux points de vue qu’on se préoccupe le plus généralement. Ce n’est cependant pas sous ce rapport-là que nous voulons l’étudier ici. Il semble, d’ailleurs, que la question de l’autorité dans le fait social — la question des gouvernements et des constitutions des peuples — soit destinée à se poser toujours de nouveau sans jamais arriver à une solution définitive. Le fait est que la vie politique des peuples embrasse nécessairement une succession de générations, qui ne se transmettent que très imparfaitement le résultat d’une expérience toujours inachevée par chacune d’elles. Aussi bien, par dessus cette vie des nations subsiste celle de l’humanité, dont, en dehors des lumières spéciales de la foi, l’évolution elle-même demeure encore pour nous une énigme.
Quant à l’autorité qui a pour objet la liberté personnelle, on peut entendre par là deux choses entièrement différentes, suivant qu’il s’agirait d’une autorité dont l’homme aurait lui-même revêtu tel ou tel fait extérieur à sa personne, — ou qu’il serait question d’une autorité directement imposée à sa liberté personnelle, indépendamment de sa volonté propre, et parfois même en opposition à la direction foncière de cette volonté.
Dans le premier cas, nous avons devant nous, pour nous en tenir ici au point de vue religieux, l’autorité dont on aurait revêtu tel ou tel fait traditionnel ; comme par exemple le dogme, les cérémonies, ou même les officiers, d’une Eglise historique, ou bien encore tels écrits généralement regardés comme sacrés.
Quant à l’autorité imposée au sentiment que chacun possède de sa liberté, elle ne peut évidemment être rapportée qu’à une action directe de l’Être qui, parce qu’il a tout d’abord créé cette liberté, parce qu’il en surveille et qu’il en jugera l’usage, en est regardé à juste titre comme le maître, et qui, par là même, demeure le Seigneur de celui qui possède cette liberté.
La première de ces deux autorités, on la décrit, on en formule, et on en fixe soi-même l’expression. Attachée à un fait qui existe indépendamment de celui qui s’y soumet, cette autorité est avant tout pour cet homme un objet de connaissance, ou de science.
Il n’en est pas de même de l’autorité qu’on peut appeler « intérieure. » On ne commence pas par la voir placée devant soi. C’est elle qui vient nous atteindre, en nous imposant l’expérience de sa présence en nous. Nous en avons donc conscience, comme d’une autorité déjà exercée au dedans de nous, et cela au moyen d’une action dont nous nous sentons les objets.
On comprendra, d’après ces quelques mots, l’importance spéciale que doit revêtir à nos yeux l’organe à l’aide duquel nous percevons une semblable expérience. Cet organe, — nous venons de le nommer, — c’est cette conscience, grâce à laquelle nous nous apercevons de ce qui se passe au dedans de nous. Le fait est que de l’action de cette conscience dépendra nécessairement pour nous, et la connaissance de l’action vivante de Dieu en nous, et, partant de là, l’expérience aussi bien de son caractère que de ses intentions à notre égard.
On comprendra de plus, que nous aurons ainsi devant nous deux faits religieux essentiellement différents l’un de l’autre, suivant que nous mettrons à la base de notre religion une autorité extérieure ou historique, ou que cette religion reposera avant tout sur l’autorité directement ressentie d’une expérience intérieure, c’est-à-dire d’un fait de conscience. Dans le premier cas, nous l’avons dit, le fait religieux est tout d’abord un fait historique, placé devant nous au même titre que tout autre fait semblable. Nous l’apprécions ; nous l’analysons ; nous le formulons plus ou moins exactement. Mais en lui-même il demeure ce qu’il est. Nous ne saurions avoir, avec un fait semblable, un rapport vivant. Nous ne pouvons, le cas échéant, que le respecter de loin comme on respecte un fait sacré. Notre seul rapport avec ce « fait religieux » sera un rapport de connaissance, ou de science.
Un fait semblable est cette « religion de nos pères, » — cette religion traditionnelle des honnêtes gens, — d’autant plus respectée de ceux qui s’en contentent, qu’ils s’abstiennent soigneusement d’en faire l’objet d’un examen attentif et consciencieux. Cette espèce de religion, qui est toujours tout d’abord celle de la grande majorité des hommes, ne repose, dans le fond, que sur l’autorité dont l’a entourée l’adorateur lui-même. C’est bien lui, en effet, qui, grâce à une acceptation le plus souvent passive, revêt des faits qui lui sont parvenus par la tradition, d’un respect dont tous les motifs sont en lui.
La seconde de ces autorités est tout autre chose. Existant indépendamment de nous, elle s’impose elle-même à nous dans un fait intérieur qui domine la vie même de notre âme. Aussi bien tout dépendra-t-il, dès lors, pour nos intérêts suprêmes et éternels, de la soumission que nous aurions ou accordée ou refusée, à ce qui se fait sentir à nous comme une action dont nous ne sommes ainsi que les objets.
Tout ce que demandera l’autorité extérieure, c’est donc un regard tant soit peu attentif, et une mémoire qui ne soit pas trop infidèle. L’autorité intérieure a de tout autres exigences. Elle attend de nous des vertus morales de premier ordre. Faisant appel à l’obéissance du cœur lui-même, elle ne sera conservée entière que grâce à la fidélité des affections les plus profondes de notre être. Ce n’est plus uniquement pour nous un fait. C’est une action vivante qui, nous ayant nous pour objets, exige à son tour de notre part un acte personnel, un acte qui lui aussi devra être vivant, et par conséquent soutenu et progressif, au dedans de nous. Cette autorité intérieure ne sera donc regardée par nous ni comme l’ornement, ni comme le joug, de notre existence. Elle sera pour nous, au sein de notre existence passagère actuelle, le point de départ de notre vie éternelle elle-même. Elle sera le début, ou l’inauguration, du rapport de notre moi lui-même avec le Seigneur de notre vie. Telle demeure, à nos yeux, l’importance religieuse du fait de conscience.
Quant à l’importance spéciale de ce même fait de conscience pour nous protestants, elle ressort des circonstances qui sont actuellement les nôtres.
S’il est un fait qui donne à penser dans l’état actuel du Protestantisme, et tout spécialement dans la position présente de nos Eglises réformées, c’est certainement, — surtout depuis les attaques dirigées de nos jours contre l’autorité des Ecritures, — l’ébranlement de ce qui jusqu’ici avait constitué pour ces Eglises l’autorité suprême en matière de foi.
Ce fait est d’autant plus grave que, dans cette portion du Protestantisme qui nous concerne comme réformés de langue française, l’autorité des Ecritures jouait jusque-là un rôle tel, qu’elle y était hautement maintenue même par le parti hétérodoxe. Aussi bien ces Eglises n’en possédaient-elles aucune autre, depuis qu’elles avaient mis de côté leurs confessions de foi et leurs symboles officiels.
Jusqu’à celle heure, les croyants se sont contentés chez nous d’opposer à cette négation, une protestation souvent aussi éloquente que prononcée, mais qu’ils ne se sont pas appliqués à justifier.
De là vient aussi que nous voyons, chaque jour plus, nos jeunes hommes commencer à hésiter à cet égard ; et plusieurs d’eux courent-ils même le risque de devenir, pour cette question de l’autorité de l’Ecriture, les victimes de tels ou tels représentants aussi superficiels que bruyants « d’une science faussement ainsi nommée. »
Evidemment, de semblables faits nous forcent à nous demander comment nous, qui croyons aux Ecritures, devons nous y prendre pour reconquérir, au sein de nos Eglises, la seule autorité sur laquelle puisse reposer le Christianisme traditionnel dont on y fait encore profession.
On a essayé dans ce but, sinon d’affirmer de nouveau cette doctrine de « l’inspiration littérale, » dont la proclamation imprudente avait été dans le temps l’occasion des attaques dirigées contre l’autorité religieuse de l’Ecriture, — du moins d’en formuler une autre plus acceptable. On a aussi voulu, en dehors des auditoires de théologie et devant le grand public religieux, se transporter au point de vue d’une critique plus ou moins étrangère à la foi, — oubliant ainsi que quelles que fussent les victoires qu’on estimait avoir remportées sur tel ou tel point spécial, on avait dû commencer par délaisser le terrain de l’expérience de la foi, et l’autorité du témoignage dont cette expérience demeurera toujours la preuve pour les fidèles. — Aussi bien ces efforts sont-ils demeurés inutiles.
Ce qui le prouve, c’est qu’à cette heure l’honneur rendu aux Ecritures s’est comme réfugié dans le sanctuaire des familles pieuses. Il a, en particulier, déserté entièrement nos écoles. On dirait même parfois qu’on y veuille persuader à nos enfants qu’il faille, aux jours où nous vivons, avant d’être à même de profiter des résultats de la science, avoir d’abord mis de côté tout respect pour la Bible de leurs pères ; ou du moins, si l’on n’a pas devant soi les fils de pères croyants, qu’il faille avoir entièrement oublié cette Parole qui, jusqu’ici, avait toujours été, pour tout esprit sérieux, le témoignage vénéré du Dieu de la conscience.
A nos yeux, une science qui ne fait pas cas de la conscience est jugée par cela seul. Avoir rattaché la cause de l’Ecriture à celle de la conscience, équivaudra donc pour nous à l’avoir recommandée à la sérieuse attention de toute science digne de ce nom.
Pour cela, cependant, il faudra d’abord être parvenu à faire reposer l’autorité de l’Ecriture, non pas sur une tradition qui, à mieux prendre, a besoin elle aussi d’une sanction supérieure ; encore moins sur telle « explication » de mystères, dont on ne peut entrevoir la vérité que grâce à une expérience spéciale, — mais bien sur un fait d’expérience universelle, sur un fait dont on ne saurait nier la réalité, et que chacun porte en soi-même. Ce fait, c’est précisément cette obligation de la volonté, dont le sentiment, ou la perception, dans la conscience morale, constitue ce qui caractérise l’être humain en face de l’animal.
Nous sommes persuadés que l’étude du fait de conscience livrera seule la réponse à la question que voici : « Pour quelle raison et de quel droit, la Bible nous a-t-elle été transmise comme la Parole, ou le témoignage, du salut de Dieu, — par des hommes dont la valeur, la piété, et le dévouement soutenu, demeurent la gloire de notre passé ? Qu’est-ce qui, déjà avant eux, avait porté leurs ancêtres à laisser là, au prix des plus douloureux sacrifices, toute autre autorité religieuse extérieure, pour s’en tenir toujours plus résolument à la seule autorité de l’Ecriture ? »
Tels sont les sentiments qui m’amenèrent, il y a quelques années, à faire une étude spéciale de ce sujet de la conscience, sur lequel, dans les ouvrages à ma portée, je ne trouvais rien qui me satisfit pleinementa.
a – J’excepte quelques pages du prof. M. Kühler sur « la Conscience, » dans lesquelles je retrouvai le point de vue auquel je m’étais arrêté. Il a paru, depuis lors, du même auteur, un travail considérable sous ce même titre, dont le premier volume est consacré à l’exposé de la doctrine de la Conscience, dans l’Antiquité et dans le Nouveau-Testament (en allemand).
Soumise d’abord au jugement de quelques amis, cette étude parut alors dans une Revue. M. E. Naville jugea cette publication assez digne d’intérêt pour en faire, au point de vue spécial de la philosophie, l’objet d’une appréciation qu’il m’a autorisé à publier, et qui m’a fait espérée que mon petit travail pourrait être utile à notre jeunesse studieuse.
S’il était accueilli favorablement par ceux que j’ai eus en vue en l’écrivant, je pourrai peut-être le faire suivre d’études analogues sur la foi, sur l’objet de la foi, ou sur l’Eglise visible.
L’auteur.