Cet ouvrage, dans son ensemble, est destiné à faire connaître le grand mouvement religieux qui a précédé d’un siècle la Réformation en Europe. Il embrasse la période des soixante et dix années écoulées depuis l’origine du grand schisme d’Occident, en 1378, jusqu’à la fin de la guerre des Hussites, vers le milieu du xve siècle. On y voit rappelées, avec les doctrines qui partagèrent les esprits à cette époque, les fameuses querelles du schisme, la lutte des papes et des antipapes, celle des conciles, de l’Empereur et des rois contre les pontifes, les délibérations de l’Église gallicane et de la célèbre université de Paris, dont la faculté de théologie (la Sorbonne), glorieusement surnommée le concile permanent des Gaules, parut, dans ce siècle, à l’apogée de son influencea : je dirai aussi les louables efforts de ses membres les plus éminents pour rétablir la paix et l’union dans l’Église.
a – Certes qui voudra repasser toutes les Universités de l’Europe, il n’en trouvera pas une au parangon de celle-ci, laquelle nous à produit une infinité de grands personnages dont la postérité bruira tant que le monde sera monde. (Pasquier. Recherches de la France. l. III, c. 29.)
Le mal était parvenu à ce point où l’emploi des remèdes les plus énergiques devient indispensable. Frappé du déplorable spectacle qu’offrait l’Europe chrétienne au xive et au xve siècles, je m’étais proposé de reproduire, à l’appui des faits, quelques documents contemporains irrécusables, et, entre autres, le célèbre traité de Clémangis, De Ruina Ecclesiæ. J’ai reculé devant un tableau trop vif et devant des expressions d’une extrême virulence ; j’ai craint que mes intentions ne fussent méconnues et qu’on ne me supposât la pensée d’appliquer au présent ce qui ne pouvait se dire que d’une époque encore barbare. Je ne confonds point la papauté affaiblie et menacée avec la papauté disposant des empires et menaçant tous les trônes : je sais d’ailleurs la grande part qui revient au catholicisme dans l’œuvre de la civilisation européenne au moyen âge, j’ai hautement reconnu ce que lui doit l’éducation du genre humainb ; et ce n’est pas nier le bien qu’il a fait que de s’élever contre les abus et les violences qui auraient pu le rendre contestable ou en compromettre les résultats.
b – Je l’ai fait surtout dans le second chapitre du premier livre de mon Histoire d’Angleterre.
J’ai exposé précédemment, et à un point de vue général, le danger des doctrines qui reposent sur le principe de l’autorité infaillible et sacerdotale ; j’ai fait voir, et plus particulièrement de nos jours, les immenses avantages d’une foi personnelle, libre et réfléchie sur une foi imposée et trop souvent aveugle ; je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs ; mais ces vérités ressortiront de nouveau du récit des faits qui sont le principal sujet de mon ouvrage. Je m’abstiendrai avec soin de toute allusion aux circonstances actuelles, soit en combattant des prétentions exagérées et des opinions dangereuses qui ont encore parmi nous d’ardents défenseurs et d’éloquents interprètes, soit en abordant quelques-unes des graves questions qui divisent les catholiques, et dont la plus importante fut résolue au concile de Constance.
Les grands principes sanctionnés par ce concile fameux ont fait loi en France durant quatre siècles. Leur étude sérieuse, indispensable à une époque où ils étaient reconnus et admis par l’élite du clergé, ne l’est pas moins dans un temps où, abandonnés de l’Épiscopat et presque ignorés des laïcs, ils sont, de toutes parts, mis en question ou en oubli.
Ils dérivent de ces deux maximes aussi vieilles que la monarchie, savoir : 1° Que la puissance donnée par Jésus-Christ à son Église est purement spirituelle et ne s’étend ni directement ni indirectement sur les choses temporelles ; 2° que l’autorité du pape doit être exercée conformément aux canons, et qu’il est soumis lui-même au jugement du concile universel dans les cas marqués par le concile de Constance. Ce sont ces maximes que rappelle Bossuet, lorsqu’en faisant voir à quel point il importe que la puissance du saint-siège soit ainsi limitée, il ajoute : « Ce n’est pas diminuer la plénitude de la puissance apostolique ; l’Océan lui-même a des bornes dans sa plénitude, et s’il les outrepassait, sa plénitude serait un déluge qui ravagerait tout l’universc. »
c – Discours sur l’unité de l’Église.
Je rappellerai les mémorables sessions où les illustres représentants de l’Église de France, et Gerson entre tous, plaidèrent éloquemment pour ces principes et les firent décréter par le concile ; nous dirons aussi les scènes douloureuses et à jamais regrettables où furent condamnés les grands docteurs de la Bohême ; nous flétrirons l’arrêt, mais nous saurons être équitable même envers ceux qui l’ont rendu ; nous ferons la part des préjugés et des passions du temps, et, en laissant éclater nos ardentes sympathies pour les martyrs, nous rendrons hommage au caractère d’un Gerson qui eut le malheur d’être leur juge.
Aux controverses théologiques se mêlaient alors la flamme des bûchers et le choc des armes : une place appartient, dans ce livre, à ces sombres tableaux. On y verra succéder aux combats de la parole ceux du glaive ; aux hommes de science et de religieuse ferveur, aux Gerson, aux d’Ailly, aux Jean Hus, les hommes de guerre et de sang, les Ziska et les Procope.
Les fureurs des hommes apportent leurs leçons avec elles : en voyant les désastres causés par le débordement de tous les pouvoirs, on apprécie le temps où ceux-ci sont contenus par des freins salutaires ; en lisant les affreuses batailles dans lesquelles les Hussites ont trop vengé leur maître, on reconnaît que les hommes peuvent abuser d’une religion d’amour pour s’entre-détruire, mais que les idées ne s’ensevelissent pas avec les corps sous la cendre des bûchers.
Ce n’est pas un simple intérêt de curiosité que j’aspire à satisfaire en écrivant l’histoire de ces temps agités. Mon but est surtout de faire comprendre que, lorsqu’il s’agit de notre for intérieur, du domaine de l’âme et de ses rapports avec son Créateur, le jugement des hommes ne doit ni se substituer au jugement de Dieu, ni le prévenir : il est de répondre à d’impérieux besoins rendus chaque jour plus manifestes, et de faire appel à notre sens intime, à la conscience, en revendiquant ses droits. Il est encore aujourd’hui ce qu’il était il y a quinze ans lorsque, publiant pour la première fois ce livre, je lui donnais pour épigraphe cette parole que Tacite met dans la bouche de Thraséas, et que chacun de nous peut s’adresser à soi-même : « Tu es né dans ces temps où il importe que l’âme soit fortifiée par d’héroïques exemplesd. » Qui ne reconnaît là, en effet, le besoin véritable de notre époque, qui ne voit, au spectacle de tant de ruines accumulées autour de nous, de tant d’exemples décourageants et de poursuites honteuses, que le sens moral s’affaiblit, que le premier intérêt comme le premier devoir est de le réveiller, de rendre la force et l’autorité aux plus nobles ressorts de l’âme humaine, à la conscience ?
d – In ea tempora natus es quibus firmare animum expediat constantibus exemplis. (Annal. xvi.)
Elle seule donne la vie et la durée aux œuvres de l’homme, depuis les plus humbles jusqu’aux plus sublimes, jusqu’aux chefs-d’œuvre de l’art et aux constitutions des empires, et sa force n’est jamais aussi invincible que lorsqu’elle la puise à la source de tout bien et de toute vérité, cherchant ses inspirations généreuses en Dieu même, conformant tous ses actes aux prescriptions divines, à ces lois éternelles que l’Évangile nous a révélées par la bouche du Sauveur.
Mais l’Évangile n’est point le livre mutilé, sans vie et sans puissance qu’accepte, sous ce nom, une école rétrograde qui se croit celle du progrès ; je ne reconnais pas le Sauveur dans ce fils de Marie, qu’une science inféconde et inconséquente autant qu’incomplète s’efforce en vain de réduire à son étroite mesure ; je ne le vois pas dans ce Jésus qu’elle dépouille de sa dignité incomparable, de sa grandeur surhumaine et de ses divines perfections, qu’elle nous donne tout ensemble comme rempli de la plus haute sagesse et en proie aux délirantes illusions de l’enthousiasme, comme pénétrant les secrètes pensées des hommes et s’ignorant lui-même, qu’elle nous présente enfin pour notre modèle idéal, pour notre guide et notre maître, et en même temps comme s’attribuant, à son insu, des pouvoirs qui ne lui furent pas donnés, comme usurpant, sans le savoir, son titre de Messie, son caractère sacré de Médiateur et de Christ.
Non, ce n’est point là celui qui est venu d’en haut, revêtu de grâce, de force et d’autorité, rendre visibles à nos yeux les perfections morales du Dieu invisible, celui qui a fait plus qu’ouvrir les yeux de l’aveugle né, plus que ressusciter Lazare, qui a rappelé l’humanité entière des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, qui a volontairement accepté nos langueurs et nos misères, qui a subi les afflictions, l’ignominie et une mort cruelle pour le salut du monde. C’est celui-ci qu’ont jadis confessé tant de glorieux martyrs dans la primitive Église, c’est celui-ci qu’invoquèrent Hus et Jérôme au milieu des flammes ; c’est pour lui que, plus tard et dans notre pays même, tant d’autres saints martyrs ont souffert, en s’écriant à la face des persécuteurs et des bourreaux : laisser Christ ou mourir ; j’aime mieux mourire ! C’est à celui-ci enfin qu’il a été donné de triompher du mal et de la mort même ; c’est lui qui est véritablement le Fils de Dieu, le Messie et le Christ, lien vivant et sublime entre la terre et les cieux !
e – Dernière profession de foi des Protestants français qui sont morts martyrs pour leur religion après la révocation de l’édit de Nantes.
Ah ! si tous ceux qui le reconnaissent et l’honorent ainsi des lèvres et du cœur, voulaient s’entendre et s’unir ; si, répondant, comme je le fais ici, à un généreux appelf, foulant aux pieds de funestes dissentiments, renonçant à de vaines disputes sur des questions non seulement insondables, mais insolubles touchant les choses que nos sens grossiers ne sauraient percevoir, ils travaillaient ensemble, d’un même esprit et d’un même cœur, à cette grande moisson à laquelle Dieu nous convie tous, la face du monde serait bientôt changée, et l’heure serait prochaine où, selon la parole du Christ, il n’y aura plus qu’un même troupeau sous un seul pasteur.
f – Discours de M. de Pressensé sur ce texte : « La justice élève une nation … »
Déjà, sans doute, le monde chrétien entre dans cette voie ; au sein de toutes les communions s’accroît chaque jour le nombre de ceux qui reconnaissent, dans la religion, une vie plus qu’une scienceg, qui s’attachent dans le texte sacré à l’esprit plus qu’à la lettre, et beaucoup moins à ce qui est obscur et figuré qu’à ce qui est positif et pour chacun de toute évidence, jugeant surtout de l’arbre par son fruit et sachant respecter l’esprit de l’Évangile partout où des convictions chrétiennes hautement avouées sont manifestées par de bonnes œuvres.
g – Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait une science religieuse très importante et dont les données ne sauraient être en opposition avec les véritables principes des sciences philosophiques et naturelles : mais cela signifie qu’on peut ignorer complètement cette science religieuse sans être pour cela moins bon chrétien.
Ainsi s’abaissent les barrières que les préjugés, nés de l’opinion contraire, avaient élevées entre les Églises, et malgré les ombres qui nous environnent encore, nous sentons les liens qui unissent tous ceux qui ont marché à la lumière de l’Évangile ; nous sympathisons avec toutes les victimes saintes et dévouées, à quelque famille du christianisme qu’elles appartiennent ; nous flétrissons le persécuteur quel qu’il soit, et nous disons à celui-ci avec Tertullien : « Ces sarments dont vous les brûlez, ces échafauds d’infamie où vous les attachez, ce sont les instruments de leur triomphe, c’est leur char de victoire ! »
C’est sur Jean Hus que j’ai concentré le principal intérêt de cet ouvrage ; c’est lui que j’ai choisi de préférence pour mettre en lumière ces grandes vérités, parce qu’aucun autre martyr chrétien peut-être n’a consacré par sa vie et par sa mort, et dans des circonstances plus solennelles, les deux principes, fondements glorieux de l’Église chrétienne à son origine, et sur lesquels reposent encore ses destinées dans l’avenir : La foi en la parole divine, révélée par l’Évangile, et le respect inviolable des droits de la conscience. Conscience ! flambeau intérieur et divin, qui seule mets un abîme entre nous et la brute, raison suprême de nos immortelles espérances, tu ne saurais périr, et tu triomphes d’autant mieux que l’homme extérieur est souvent plus comprimé : c’est en s’inspirant de toi, c’est en nourrissant tes saintes flammes, qu’une nation s’affermit et qu’elle obtient ces garanties protectrices des sociétés humaines, biens précieux, mais périssables, qui, sans la force que l’homme puise en toi pour les défendre ne sont que cendre et fumée : par toi il les conserve ou leur est supérieur ; il est libre dans les fers comme sur le trône, et, dans quelque condition que la fortune le place, il répète avec le sageh : « Rester au pouvoir de sa conscience, c’est la vraie liberté. »
h – Vinet.
Paris, août 1860.
Émile de Bonnechose.
Dans cette nouvelle édition, que j’ai revue avec le plus grand soin, j’ai développé quelques parties d’un intérêt plus spécial pour le lecteur français et j’ai aussi puisé de nouveaux documents dans la correspondance de J. Hus, dont la traduction, publiée par moi, est le complément nécessaire de mon ouvrage.
Les principales sources que j’ai consultées sont : la Collection des Œuvres et des Actes de Jean Hus et de Jérôme de Prague, faite par un auteur contemporain et précédée d’une préface de Luther ; les Actes et Monuments des Martyrs par Jean Fox ; les Œuvres de Gerson, éditées par Dapin ; — les Anecdotes des Bénédictins Martène et Durand ; l’Histoire de l’Église, par Fleury ; — la Collection des Conciles, par Labbe ; — les consciencieux travaux de Jacques Lenfant sur les Conciles de Constance et de Bâle ; — ceux de Robert Vaughan sur Wycliffe ; les Preuves de la nouvelle Histoire du Concile de Constance, par Bourgeois du Chastenet ; — les Recherches de la France, par Étienne Pasquier ; — les diverses Histoires de la Bohême, par l’évêque Dubravias, Æneas Sylvius Piccolomini, et par le Jésuite Balbinus ; l’Histoire de la guerre des Hussites, par l’écrivain catholique Jean Cochlée, et celle surtout qui a été publiée sur le même sujet par le luthérien Thibault (Theobaldus), dont Balbinus a dit : Omnium diligentissime Hussiticas res tractavit Theobaldus (Epit. rer. Bohem., p. 410). — Le vaste recueil qui a fourni le plus de matériaux à ce livre est la Collection du docteur Von der Hardt, qui a consacré plusieurs années de sa vie à rassembler une multitude de manuscrits enfouis dans les principales bibliothèques de l’Allemagne, et tous relatifs à l’histoire du grand schisme et du concile de Constance. Ce travail fut entrepris, comme on sait, à la demande du duc Rodolphe-Auguste de Brunswick, dans l’intention d’opposer des preuves nombreuses et irrécusables aux allégations du docteur Schelstrate, et la réputation de cette immense collection est établie par les auteurs des opinions les plus diverses.
La partie de mon ouvrage qui a pour objet le concile de Constance présentait de grandes difficultés, et la méthode à laquelle j’ai donné la préférence diffère beaucoup de celle qui a été suivie jusqu’à présent. J’ai cherché à déguiser, surtout pour le lecteur français, la sécheresse des discussions théologiques sous l’intérêt des faits, ce que je n’aurais pu faire en suivant strictement l’ordre des sessions dans lesquelles une multitude de questions diverses étaient simultanément débattues. Il a fallu adopter une autre marche : j’ai donc traité séparément chacune des grandes questions dont le concile s’est occupé, en résumant les arguments dignes d’intérêt produits dans le débat, et en groupant, dans le même livre ou dans le même chapitre, les incidents les plus remarquables de chaque événement principal ; je donne, en un mot, l’histoire et non le journal du concile. Beaucoup de digressions et de faits sans importance seront écartés ; mais le récit n’y perdra rien, et le lecteur trouvera traité d’une manière complète tout ce qui offre un intérêt sérieux dans l’Histoire de cette mémorable assembléei.
i – Le tableau en couverture, représentant Jean Hus interrogé au concile de Constance, est l’œuvre de Carl Friedrich Lessing (1808-1880). ThéoTEX