« Quel autre ai-je au ciel ? Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul. »
Qui de vous, n’a senti du premier coup la beauté de la parole du psalmiste et n’a tressailli à ce cri d’une grande âme ? — Ce cri du pieux Asaph, qu’il est vaste ! On dirait que du haut de sa foi comme d’une cime sereine le poète inspiré promène ses regards dans le ciel et n’y découvre pas une profondeur que ne remplisse le Dieu qu’il adore. Il les abaisse sur la terre, et de tous les objets merveilleux qu’elle renferme il n’en est pas un seul qui ne s’efface devant cet objet suprême. — Ce cri, qu’il est ferme et viril ! Quelle exclusive affirmation dans ces mots : quel autre ai-je au Ciel ? et quel choix arrêté, dans ceux-ci : je n’ai pris plaisir, sur la terre qu’en Toi seul ! — Ce cri, qu’il est tendre en même temps ! Quelle vive et ardente sensibilité ! Quelle sainte passion ! Et quels jets de flamme Dieu ne sait-il pas faire jaillir d’un cœur d’homme pour les diriger vers lui !
De tels accents font du bien à entendre, dans nos jours ingrats, au milieu des attaques de l’incrédulité, des souffles de scepticisme qui parcourent les airs, et du faible témoignage de la piété languissante. « Quel autre ai-je au Ciel ? Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ! » Voilà bien le frémissement de la vie divine, voilà bien la palpitation d’un cœur pieux ! Et qui ne sympathise à ces nobles tressaillements ? Qui ne voudrait être la lyre vivante de laquelle s’est échappé cet accord ?
Toutefois, ne nous contentons pas d’une confuse admiration, si sincère, si sympathique qu’elle puisse être. Essayons de saisir et de mettre à profit pour nous-mêmes les leçons instructives qui se cachent dans cet élan spontané d’une âme.
La sagesse du siècle cherche un autre Dieu que le Dieu d’Asaph, que le Dieu qui s’est fait connaître à nous dans les Écritures et dont Jésus-Christ est la manifestation suprême. Montrons-lui que ce Dieu révélé est le seul vrai Dieu, le seul qui réponde aux besoins éternels du cœur humain, et opposons-lui la première moitié du cri du Psalmiste : Quel autre ai-je au Ciel ?
Les adorateurs du vrai Dieu l’aiment d’un amour trop faible, trop hésitant, trop partagé. Sous l’empire des choses terrestres, ils cherchent parfois ailleurs qu’en lui le trésor et la joie de leur âme. Opposons-leur la seconde moitié de la parole d’Asaph : Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul !
Pour qu’un Dieu soit vraiment notre Dieu, pour qu’il y ait entre lui et nous cette communion réelle et féconde qu’éprouvait et que chantait le Psalmiste, il faut en premier lieu qu’il nous aime d’un amour effectif, personnel, se manifestant par une intervention directe dans nos destinées. En outre, créature pécheresse, mais invinciblement appelée par les instincts de sa conscience au bien, à la sainteté, à la vie divine, il faut à l’homme un Dieu qui l’assiste dans cette grande œuvre de son relèvement et de son renouvellement moral. Enfin, créature périssable mais immortelle, il faut à l’homme un Dieu qui, au sortir de la vie terrestre, lui ouvre une éternité bienheureuse.
Or, le Dieu des Écritures, le Dieu qu’adorait Asaph et que, mieux qu’Asaph, nous pouvons contempler dans la pleine lumière de Christ, est le seul qui réponde à ces immortels besoins du cœur humain.
On essaie de lui substituer d’autres dieux ; la raison humaine veut modifier, corriger l’idée que Dieu nous donne de lui-même dans les Écritures. A la pure et immuable conception biblique, elle oppose ses propres conceptions, diverses, incertaines, changeantes et impuissantes comme tout ce qui est humain. Parmi ces conceptions erronées, il en est deux auxquelles on peut, de nos jours, ramener plus ou moins toutes les autres, ce sont celles du Déisme et du Panthéisme. Il nous sera facile de prouver que ni l’une ni l’autre ne peuvent satisfaire les aspirations de nos cœurs.
Le Dieu du Déisme, le Dieu de la religion naturelle, le Dieu du xviiie siècle dont la froide adoration suffit encore de nos jours à beaucoup d’esprits, est cet Être suprême qui a créé le monde, mais qui après l’avoir créé est rentré dans un repos immuable. Le monde, sorti des mains de son Créateur, marche selon les lois qui lui ont été données, l’humanité se développe selon les facultés qu’elle a reçues. Mais Dieu n’intervient pas, par des actes nouveaux, dans le cours des choses qu’il a établi une fois pour toutes. Ce serait entrer dans la variation, dans le changement ; ce serait commettre sa dignité dans des détails infimes.
Est-ce là le Dieu qu’il faut à mon cœur ? Et d’abord, est-ce là un Dieu qui m’aime ? S’il m’a aimé en m’appelant du néant à l’être, son amour s’est aussitôt arrêté, au moins dans ses témoignages actifs. Or, j’ai besoin d’un amour qui m’accompagne et me suive de près dans le cours de ma destinée, qui prenne souci de mon humble sort et qui réponde par des actes nouveaux aux vicissitudes de mon existence passagère. J’ai besoin, en particulier, d’un Dieu que je puisse invoquer au jour de ma détresse. Quand un danger me presse, quand mon esprit troublé cherche anxieusement sa voie, quand une épreuve m’accable et brise mon cœur, puis-je prier ce Dieu, en comptant sur sa pitié et sur son secours ?… Voici la réponse du Déisme dans son plus illustre représentant, Jean-Jacques Rousseau ; « J’adore l’Être suprême, mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? Qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ? Mais ce vœu téméraire mériterait d’être puni plutôt qu’exaucé. » Et voici la réponse du Déisme populaire, dans les refrains légers du chansonnier Français :
Il est un Dieu, devant lui je m’incline
Pauvre et content, sans lui demander rien.
Rentre donc ta prière, enfant de la poudre. As-tu l’illusion de croire que le Dieu des cieux puisse l’entendre et l’exaucer ? — Mais si l’humanité rencontrait sur son chemin non seulement les souffrances de la vie, mais une grande infortune morale ; si s’éloignant de Dieu, dès ses premiers pas, par l’abus de sa liberté, elle allait s’égarant, se courbant de plus en plus sous le joug du mal… est-ce que Dieu ne lui viendrait pas en aide ? Est-ce que ses entrailles ne s’émouvraient pas en faveur d’un monde perdu ? Est-ce que la liberté divine ne déploierait pas quelque ressource nouvelle, pour ramener la créature coupable et marchant à la mort ? Est-ce que Dieu ne romprait pas le silence ? Est-ce qu’un mot ne tomberait pas du Ciel ? Est-ce qu’une main ne serait pas tendue à l’humanité ? Est-ce qu’un Dieu tout sage et tout bon, ne lui enverrait pas une révélation et un Sauveur ?… Non, répond encore le Déisme. Ce serait, de la part de Dieu, changer le cours des choses, ce serait retoucher son œuvre comme un ouvrier malhabile, ce serait troubler les lois qu’il a établies, porter atteinte à l’ordre primitif et éternel. Une révélation, un Sauveur, c’est le surnaturel, c’est le miraculeux, c’est-à-dire l’arbitraire, l’impossible, et nous n’en voulons pas.
Est-ce là, le Dieu qu’il faut à votre cœur ?
Comparez-le au Dieu des Ecritures. Celui-ci, après avoir créé le monde, ne se retire pas de lui, mais le pénètre de son action incessante, donnant à tout et à tous, de moment en moment, « la vie, le mouvement et l’être. » En même temps qu’ « il ne tombe pas un passereau en terre sans sa permission, » il veille sur l’humanité, il la suit dans sa marche et la conduit, à travers les siècles, de sa main souveraine, en respectant le mystère de sa liberté. Lorsque cette liberté s’est égarée, lorsque l’homme s’est jeté dans la transgression, Dieu ne l’a pas abandonné. Bien au contraire, la misère de la créature a provoqué un déploiement nouveau de l’amour du Créateur, le Père céleste a préparé le retour de l’Enfant prodigue. En face de l’ordre naturel troublé par le pécheur et devenu pour lui une loi de mort, il a fondé l’ordre surnaturel pour l’arrêter dans sa chute et le ramener à la vie. Il fallait une révélation, il l’a donnée. Il fallait des miracles, il en a opéré. Il fallait des serviteurs et des prophètes, il les a envoyés. Il fallait son propre Fils, son unique… il l’a livré. « Dieu, ayant autrefois parlé à nos pères par les prophètes, en divers temps et en diverses manières, nous a parlé en ces derniers temps par son Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses et par lequel il a fait les siècles, et qui, étant la splendeur de sa gloire et l’empreinte de sa personne, et soutenant toutes choses par sa parole puissante, ayant fait par lui-même la purification de nos péchés, s’est assis à la droite de la Majesté divine dans les lieux Très-Hauts. » Voilà les actes nouveaux de Dieu en faveur de notre race égarée, voilà ses libres et réparatrices interventions au sein des désordres de la liberté humaine. Qui que tu sois, mon frère, adresse-toi à lui avec confiance, du sein de ta misère morale ; demande-lui ta part de ces dons magnifiques, ta part du salut et de la vie en Christ, qui est le Sauveur de tous ! Demande non seulement ces biens suprêmes, mais aussi ces biens inférieurs que sa paternelle condescendance te permet d’implorer de Lui. Prie pour ta santé, prie pour ton travail, prie pour ton enfant qui part, prie pour ton malade… Va, Dieu t’entend, et il te répondra au jour que tu seras en détresse. Le cours des choses n’est pas un réseau fatal à travers lequel il ne puisse étendre sa main pour te garder, pour te conduire, pour te délivrer ! — Lequel de ces dieux préférez-vous ? Lequel répond le mieux aux besoins de vos cœurs ? Le Dieu qui se penche vers vous, qui recueille votre prière à travers le bruit des mondes, et qui vous a envoyé Jésus-Christ, — ou le spectateur impassible de l’ordre des choses ? Le Dieu que nous pouvons appeler Abbah ! c’est-à-dire Père, — ou celui qui n’est, comme on l’a dit, qu’un machiniste caché dans les cieux ? O vous tous qui sentez un cœur battre dans votre poitrine, écoutez-le ce cœur, et vous vous écrierez avec Asaph : Quel autre ai-je au ciel que Toi ?
Si j’ai besoin d’un Dieu qui m’aime, j’ai besoin aussi d’un Dieu qui me sanctifie et me régénère. Et quel sera-t-il, si ce n’est le Dieu des Ecritures ? Par cet amour infini qu’il me témoigne en Jésus-Christ, il crée pour ma faiblesse le motif le plus puissant au devoir, l’amour et la reconnaissance ; l’amour qui me fait aimer Dieu, et, par conséquent, ce qu’il aime ; l’amour qui change l’obéissance en liberté et l’obligation en privilège ; l’amour qui rend tout possible à celui qui se sent aimé. Par cet amour qui a été, de la part de Dieu, le suprême sacrifice, il me donne la mesure toute nouvelle du service que je dois lui rendre, il ouvre devant moi les perspectives infinies du don entier de moi-même à Celui qui s’est donné pour moi, et il m’offre, en Jésus-Christ, le type sublime de cette sainteté sans tache et de ce dévouement sans bornes. Bien plus : à ces motifs irrésistibles, à cette loi si glorieuse, à ce type accompli et plein d’attraits, il ajoute, pour m’aider dans la lutte, son action directe et toute-puissante. Il intervient encore par un don nouveau, par une communication spéciale, celle de son Saint-Esprit, qui agit, qui opère au sein de notre infirmité, faisant lui-même en nous ce qui lui est agréable. O Dieu ! nous ne sommes point seuls pour l’œuvre de notre régénération ! Nous sommes ouvriers avec toi ! En toi nous est ouverte la source de toute force, et si nous y puisions sans relâche, rien ne nous serait impossible !
Mais le dieu du Déisme, que fait-il pour me sanctifier ? Il se tient à distance, et me laisse à moi-même. Écoutez encore le sage de Genève : « Je ne demande pas à Dieu le pouvoir de bien faire. Pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? » Appuie-toi donc sur toi-même, ô mon âme ! Tu as été pourvue par ton Créateur de forces suffisantes : c’est à toi d’en user. Il n’a pas à revenir sur ton organisation morale ; il n’a pas de grâces nouvelles à te dispenser ; il n’a pas de Saint-Esprit à t’envoyer. Et quels motifs t’offre-t-il pour fuir le mal et accomplir le bien ? Le devoir, la vertu… Mais il faut à ma nature affaiblie et corrompue une inspiration nouvelle pour ce devoir, un attrait nouveau pour cette vertu. Il ne me les donne point. Il ne sollicite pas mon cœur par un acte inattendu qui m’arrache à moi-même pour me donner à lui. Quel type m’offre-t-il enfin pour m’entraîner au bien ? Tel Dieu, tel homme ; tel maître, tel serviteur. Le Dieu du Déisme ne connaît pas le sacrifice : je ne le connaîtrai pas. Il ne s’est pas porté au-devant de sa créature, je ne me porterai pas au-devant de lui. Donc, pas d’élan, pas de dévouement, pas d’héroïsme, pas d’offrande joyeuse de moi-même ; mais à la froide justice de l’Être suprême correspondra la morale de l’honnête homme, ou bien la vertu orgueilleuse et sèche du stoïcien… O vous, qui vous traînez en gémissant sous le joug du mal, aspirant à la délivrance, affamés et altérés de justice, cherchant, du sein de votre impuissance douloureusement sentie, une force d’en haut pour changer votre cœur et renouveler votre vie morale… ce n’est pas vers ce Dieu que vous vous tournerez, mais vers le nôtre, vous écriant avec Asaph : Quel autre ai-je au ciel que Toi ?
Enfin, il nous faut un Dieu qui, au sortir de ce monde, nous reçoive dans ses bras éternels et qui réponde à nos instincts d’immortalité en nous donnant l’assurance d’une éternité bienheureuse. Quel sera-t-il si ce n’est le Dieu des saintes Écritures ? — En nous accordant en Christ le pardon, en nous communiquant, par son Saint-Esprit, le germe de la vie, il a fermé sous nos pieds le gouffre de la condamnation ; il nous a ouvert le ciel et a mis en nous « les arrhes de l’éternel héritage. » Asaph s’écrie, sous les clartés imparfaites de l’ancienne alliance : « Tu me conduiras par ton conseil et tu me recevras dans ta gloire. » David possède la même espérance : « Quand je marcherais par la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrais point ; car tu es avec moi. Ton bâton et ta houlette sont mes consolateurs. » Et le Chrétien, dans la pleine clarté de l’Évangile, entend son Sauveur murmurer à son oreille : « Je vais vous préparer une place afin que là où je suis, vous y soyez aussi avec moi. » Mais le Dieu du Déisme me promet-il, dans ces termes consolants, l’immortalité que mon cœur réclame ? Il prononce ce nom, sans doute ; il me parle « d’un monde meilleur. » Mais cette immortalité, qu’elle est vague, qu’elle est froide, et qui m’assure qu’elle sera une immortalité de bonheur ? Dans quelle disposition trouverai-je ce Dieu qui tient mon sort entre ses mains ? — Sera-t-il bon, indulgent pour tout et pour tous, accueillant dans son ciel banal tout ce qui se présente ?… Mais alors puis-je prendre au sérieux cette immortalité indépendante de la conduite des hommes ici-bas, et cette vie future sans rapport avec la vie présente ? — Sera-t-il juste, strictement juste ?… Mais alors, quel est le sort qui m’attend, moi qui suis un pécheur ? — O douloureuse incertitude ! Et aucune parole de Dieu pour la dissiper ! Ce Dieu, qui ne m’a pas assisté pendant la vie, ne descendra pas de son ciel auprès de mon lit de mort… Il m’attend au-delà, dans son imperturbable sérénité. Et, dans cette sombre vallée, dans cette agonie, en face du roi des épouvantements, point d’assistance, point de visite d’en haut ; mais la solitude suprême !… Un philosophe qui s’est lentement élevé du sensualisme au spiritualisme, du spiritualisme au christianisme, Maine de Biran, parcourait tour à tour, sur son lit de maladie, Platon et Marc-Aurèle, l’Évangile et l’Imitation de Jésus-Christ. Aux approches de la dernière heure, on l’entendit s’écrier : « Donnez, donnez, Seigneur, je ne puis rien sans vous ! Malheur à l’homme seul ! » Sur le bord de l’éternité, le philosophe répudiait le Dieu du Déisme, et, fixant ses regards mourants sur le Dieu des Écritures, ne semblait-il pas lui dire avec Asaph : Quel autre ai-je au ciel que Toi ?
Il est une autre conception de Dieu, qui tend à se substituer, dans quelques esprits, à la pure notion biblique, c’est celle du Panthéisme. Le Panthéisme ne relègue pas Dieu dans un lointain inaccessible, il ne l’exile pas de ce monde, il l’y fait descendre au contraire, et l’y fait si bien descendre qu’il l’y enferme et confond le monde avec lui. Encouragé par la spéculation dont il semble le dernier terme et par ce besoin de l’unité qui travaille et fascine l’esprit humain, préconisé par les sciences naturelles impatientes de tout ce qui les dépasse et jalouses de trouver dans le monde lui-même, qui est le champ de leur expérience, son propre principe et sa propre fin, répondant d’ailleurs à un instinct confus de poésie et à une certaine sentimentalité religieuse, plus attrayant que le Déisme avec sa froideur et sa sécheresse, le Panthéisme est à l’ordre du jour, le Panthéisme est à la mode, et les jeunes générations en respirent de toutes parts le dangereux parfum.
Pour le Panthéisme, Dieu est tout et tout est Dieu, c’est le sens même de ce mot. La création et le créateur, le fini et l’infini, l’esprit et la matière, le temps et l’éternité, vaines distinctions que tout cela ! Il n’y a qu’une substance unique, dont toutes choses, les corps, les âmes, un astre, une plante, une pierre, ne sont que les formes variées, les divers modes d’existence, le développement continu, l’évolution incessante et éternelle. Cette substance unique, ce grand tout, cette vie universelle, c’est Dieu !
Est-ce là le Dieu qu’il faut à mon cœur ? Et si le Dieu du Déisme qui a conservé quelques lambeaux du véritable, ne peut me suffire, que sera-ce de l’informe Divinité panthéiste qui n’a pas même gardé la distinction de la créature et du Créateur ?
Et d’abord ce Dieu étrange peut-il m’aimer ? Mais pour aimer, c’est-à-dire pour se donner, il faut se distinguer de l’objet qu’on aime, il faut se posséder d’abord et puis s’unir librement à un autre. Or, le Dieu du Panthéisme n’est pas un Dieu personnel ; il ne se possède pas, il se cherche éternellement à travers la série des existences, il est lui-même chacune de ces existences, il est vous, il est moi. Aimer lui est impossible puisque tout est lui. — Et moi, comment pourrai-je aimer cette divinité errante et dispersée dans tout l’univers ? Comment m’appuierai-je sur Celui qui est partout et qui n’est nulle part, et dont je suis moi-même je ne sais quel fragment infime ! Je puis me figurer avoir le sentiment, la sensation, dirai-je, de ce Dieu, comme on sent, dans la nature matérielle, je ne sais quelle influence de chaleur ou de vie : mais l’aimer et en être aimé, pure chimère ! et les vrais panthéistes le savent bien, car ils prennent en pitié nos prétendus rapports avec un Dieu personnel et vivant.
Demanderai-je au Dieu du Panthéisme de me sanctifier ? Bien moins encore : le Panthéisme non seulement ne me donne pas la force d’accomplir le devoir, mais encore il sape le devoir par sa base. Le devoir est une obligation, une obligation envers quelqu’un, envers un être distinct et supérieur, auteur de la loi et dictant ses ordres à la conscience humaine. Mais cet Être n’est pas, cette volonté souveraine autre que nos volontés individuelles n’existe point, la conscience n’est que la voix de l’homme se parlant à lui-même. Il n’y a donc plus lieu à l’obéissance, non plus qu’à l’amour. De quel droit d’ailleurs, le bien s’imposerait-il à moi plutôt que le mal ? Ne sont-ils pas l’un et l’autre également naturels, également légitimes, également divins ? Ne sont-ils pas à titre égal des formes et des manifestations de la vie ? Le mal n’est tout au plus qu’un moindre bien et il a sa place dans le développement universel… Qu’en dites-vous ? Etonnez-vous après cela de la confusion morale qui tend à se répandre parmi nous, de cette suprême indifférence avec laquelle on considère tous les faits accomplis, du fatalisme de l’histoire, de la réhabilitation du vice si souvent tentée dans notre littérature, et de cet énervement de tant de consciences sur lesquelles le prophète pourrait prononcer encore cette terrible sentence : Malheur à ceux qui appellent le bien mal, le mal bien, les ténèbres lumière, et la lumière ténèbres ! Que de telles aberrations se propagent… et essayez alors de mesurer pour nos générations la profondeur de la décadence !
Demanderai-je enfin au Dieu du Panthéisme l’immortalité que mon cœur réclame ? L’immortalité ! Mais il la nie pour l’individu en la réservant pour l’espèce ! Il nous déclare par la bouche d’un de ses représentants les plus raffinés, que nous sommes « des éclosions d’un jour à la surface d’un océan d’êtres, » et il nous compare à la vague qui s’élève et brille un instant, puis s’efface et rentre dans l’abîme. Voudriez-vous, mes frères, de cette immortalité dérisoire ? En voudriez-vous pour vous-mêmes, en voudriez-vous pour ceux que vous aimez ? Quoi ! vivre, persister, se retrouver soi-même au-delà des ombres du sépulcre, comme on se retrouve le matin après avoir traversé le repos de la nuit, n’est-ce pas le besoin impérissable de la créature humaine ?….
Permettez-nous d’évoquer ici un émouvant souvenir. Nous fûmes une fois témoin des dernières péripéties d’un naufrage sur les côtes de Normandie. Pendant toute la nuit, la mer avait grondé, dans sa sombre colère. Au point du jour nous aperçûmes, dans le lointain, deux formes humaines, un père et son plus jeune fils, battus par les flots, à demi-morts de fatigue et de froid, sur la carène renversée d’un navire de pêche. Ils furent sauvés sous nos yeux. Mais quatre cadavres étaient restés dans l’Océan… Il nous semble voir encore une pauvre mère, une pauvre femme regardant au loin la mer, humide et vaste tombe d’un époux et d’un fils, et nous disant avec désolation : « Il roule ! Il roule ! » — Et c’est là la consolation que vous voudriez m’offrir pour les bien-aimés que j’ai perdus ! Vous oseriez me dire, pour apaiser ma douleur, qu’ils sont rentrés et qu’ils roulent dans cet océan des êtres, qui plus avare et plus implacable que les abîmes de la mer, ne les rendra jamais !… O folie de l’homme ! O sagesse de Dieu ! O Dieu d’Asaph et de Jésus-Christ, Dieu de mes affections et de mes espérances, Dieu « des vivants et non des morts, » « quel autre ai-je au Ciel ? « Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ! »
« Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ! » A nous maintenant, chrétiens, de méditer cette dernière parole d’Asaph et de la placer sur nos consciences. Quelle impression y produit-elle, mes chers frères ?… Ah ! nous nous sentions triompher tout à l’heure en écartant ce fantôme de Dieu qu’une raison égarée nous présentait, et en glorifiant le seul vrai Dieu, le Dieu des Écritures. Triomphons-nous encore maintenant ? Trouvons-nous dans nos cœurs un écho à cette seconde moitié du cri d’Asaph, comme un écho à la première ? Est-ce que nos pensées toutes pleines de Lui, est-ce que nos œuvres vouées à sa gloire, est-ce que notre volonté joyeusement confondue avec la sienne, est-ce que notre vie tout entière à Lui consacrée, nous permettent de dire : Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ?…
Que si pour échapper à la condamnation de nos consciences, ou pour l’atténuer du moins, nous cherchions au nom de je ne sais quelle sagesse, à discuter l’élan du psalmiste et à lui opposer je ne sais quelles objections, quelle en serait la valeur ?
Verrions-nous dans le cri d’Asaph une exagération ? — Une exagération ! Mais quoi, cette seconde parole n’est-elle pas le corollaire de la première ? Si nous n’avons pas un autre Dieu au ciel que le Dieu de l’Evangile, aurons-nous sur la terre un autre trésor, un autre bonheur, un autre tout que Lui ? Essayez d’enlever à l’amour que vous lui devez ce caractère suprême, absolu, vous n’y réussirez pas ! Essayez de placer sur les lèvres du racheté l’expression d’une moindre reconnaissance, vous n’y réussirez pas. La langue religieuse s’y opposerait ! Devant le Dieu de l’Evangile, sainteté infinie, infinie charité, il n’y a pas de partage possible, il n’y a pas de réserves à faire, il n’y a pas de degrés, il n’y a pas de nuances ! A Celui qui nous a donné son Fils et toutes choses avec Lui, il faut tout donner, une divine logique l’exige. — Exagération ! Et pourrait-il jamais y en avoir dans l’amour d’une créature pour son Créateur, d’un pécheur perdu, pour le Dieu qui l’a sauvé ? — Exagération ! Ah ! ce n’est pas le péril dont les saints de tous les temps auraient eu la pensée de se garder ! Écoutez après Asaph, David : « O Dieu, tu es mon Dieu fort, je te cherche dès le point du jour. Mon âme a soif de toi et ma chair te souhaite dans cette terre déserte, altérée et sans air ! » Ecoutez Moïse : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée ! Ecoutez Jésus-Christ : « Nul ne peut servir deux maîtres. Une seule chose est nécessaire. » Écoutez saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. » Ah ! cette exagération, c’est la piété même ! Cette folie, « c’est notre service raisonnable ! »
Mais alors, direz-vous peut-être, c’est la condamnation de l’activité terrestre, c’est le mépris de tous les biens d’ici-bas, c’est la dépréciation, c’est la mutilation de la vie. Erreur, erreur outrageante pour notre foi ! C’est précisément dans cette place souveraine faite à Dieu dans nos cœurs, c’est dans cette invasion totale des choses d’en haut au sein des choses d’ici-bas que réside le secret de la vie la plus riche, la plus profonde, la plus heureuse, de la vie la plus humaine parce qu’elle est la plus divine. L’Evangile ne vient rien supprimer, rien éteindre, rien mutiler en nous, mais tout pénétrer, tout purifier, tout lever, tout embellir !
Beautés de la création, aspects enchanteurs de la nature, serai-je moins sensible à vos attraits, parce que Dieu remplit mon cœur ? Non, car je verrai toujours rayonner sa splendeur à travers la vôtre, vous vous illuminerez d’un reflet de ses invisibles perfections, et au sein de toutes vos harmonies j’entendrai le sublime dialogue du jour et de la nuit, se racontant l’un à l’autre la gloire de mon Dieu ! — Magie des arts, vous charmerez encore mon imagination, que la foi épure sans l’éteindre, et si vous attristez mon cœur, quand vous n’êtes qu’un hymne à la matière, vous le pénétrez d’une émotion sublime, quand vous faites apparaître à mes yeux, à travers le marbre ou la toile, un rayon fugitif de la beauté incréée. — Sciences de la nature, j’applaudis à vos progrès et à vos conquêtes ! Sciences de l’esprit, recherches infatigables de la pensée, je suis avec sympathie votre rude ascension vers la lumière ! Et si l’incrédule voit dans vos triomphes la glorification de l’homme, j’y vois bien plutôt la glorification de Dieu, qui a fait le monde physique comme le monde moral, et le génie humain pour sonder les merveilles de l’un et de l’autre. Oui, savants, par vos observations et vos découvertes vous ne faites que constater la perfection de son œuvre et la sagesse de ses lois. Philosophes, par vos plus hautes et vos plus nobles pensées, vous avez ou pressenti, ou confirmé, ou interprété sa révélation immortelle : et quand vous avez voulu la contredire et la renverser l’impuissance et la folie de vos systèmes ont, à votre confusion, démontré sa vérité et sa gloire ! — Poètes, jamais vous n’êtes plus grands que, lorsque d’une aile sublime, vous montez et vous nous emportez vers Lui ! Je puis donc prêter l’oreille à vos accords, car sous ces noms sacrés qui font le plus harmonieusement vibrer votre lyre, idéal, infini, lumière, espoir, consolation, c’est son nom suprême que vous chantez et que mon âme adore ! — Saintes causes de la liberté et de la justice, du droit et de la dignité de toute créature humaine, je puis m’attacher à vous, car vous tenez étroitement à la cause de Dieu. Je vous embrasserai avec enthousiasme, je vous soutiendrai de mon obscur dévouement, partout où vous serez débattues, et tandis que l’homme du monde se lassera de vous poursuivre, le chrétien travaillera sans défaillance à votre triomphe, sachant qu’après de rudes combats et de mystérieux délais Dieu vous donnera la victoire ! — Et vous saintes joies du foyer, charme profond des affections humaines, vous connaîtrai-je à un moindre degré parce que l’Eternel Dieu tient la première place dans mon cœur ? Non, non ! objets de ma tendresse, en vous aimant dans le Seigneur et pour le ciel, je vous aimerai plus et mieux pour la terre ! David et Jonathan, types de l’inviolable amitié, Aquilas et Priscille, modèles de l’union conjugale, Augustin et Monique, dont les noms entrelacés dans l’admiration universelle ont révélé des profondeurs encore inconnues de l’amour maternel et de l’amour filial, dites-nous si la piété dessèche le cœur ou si elle le féconde, dites-nous si elle le rétrécit misérablement ou si elle l’élargit sans mesure, dites-nous si elle frappe d’inconstance et de caducité ou si elle marque d’un sceau immortel les tendresses humaines !
Ah ! vous ne me montrerez jamais, en quoi l’amour suprême de Dieu, le don joyeux de nous-même à Celui qui s’est donné pour nous, pourrait appauvrir ou décolorer la vie présente. Mais je ne pourrais que trop vous montrer, moi, s’il en était besoin, ce qu’elle deviendrait, si la flamme du pur Christianisme s’éteignait dans les cœurs, si la foi disparaissait des âmes, si les cieux étaient voilés aux yeux de cette génération, si la grande réalité d’un Dieu Sauveur, ce soleil du monde moral, descendait sous l’horizon terrestre, et s’il n’y avait pas au milieu de nous, comme au temps d’Elie, ces sept mille qui n’ont pas fléchi le genou devant Bahal, ce groupe invincible de serviteurs du Dieu vivant, s’écriant avec Asaph : « Quel autre ai-je au Ciel ? Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ! »
Ce groupe, mes bien-aimés frères, ne voulez-vous pas vous y joindre ? Ne voulez-vous pas fortifier les rangs glorieux des chrétiens décidés, dans ces jours difficiles, au milieu de la désertion de plusieurs, et de la langueur des plus fidèles ? N’êtes-vous pas lassés de notre foi sans flamme, de notre charité sans héroïsme, de notre Christianisme sans joie, sans parfum, sans enthousiasme, sans grandeur, sans sacrifices… et sans conquêtes ? Ah ! plus de partage, plus de commodes réserves, plus de lâche obéissance, ne renvoyons plus l’heure de cette renonciation totale et douce dont parlait Pascal, et de ce « sacrifice vivant et saint, » qui selon saint Paul est « notre service raisonnable ! » Voulons-nous qu’on ne cherche plus, qu’on ne souhaite plus, qu’on ne puisse plus concevoir un autre Dieu que le vôtre ? Montrons que ce Dieu, en nous prenant tout entiers, en se soumettant à Lui-même toute notre vie, nous a apporté toute lumière, toute consolation, toute richesse, toute paix, tout bonheur ! Alors l’âme sérieuse, qui cherche Dieu et ne le trouve point, viendra vers nous comme Ruth la Moabite vers Noémi l’Israélite fidèle, en s’écriant : « Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu ! » et bientôt, prosternée aux pieds de Dieu Lui-même, elle répétera le cri du Psalmiste : « Quel autre ai-je au Ciel ? Je n’ai pris plaisir sur la terre qu’en Toi seul ! »