En 1685, Louis XIV révoque l’Edit de Nantes ; en 1715, il proclame la disparition du protestantisme français. — Trois quarts de siècle s’écoulent à peine, et ces mêmes protestants, dont on croyait avoir délivré le royaume, appuyés par l’opinion publique, soutenus par les philosophes et les parlements, finissent par arracher à Louis XVI un édit de tolérance.
Que s’est-il donc passé ? Et par quelle suite d’événements, les fils de ces huguenots, contraints à la fuite, à la guerre ou à l’abjuration, se retrouvent-ils, soixante-quinze ans plus tard, sur le sol de la patrie ? C’est ce que j’ai essayé de raconter.
Une heureuse fortune m’a permis d’étudier à loisir la vaste collection des papiers inédits qu’ont laissés à Genève ceux qui furent les principaux personnages de cette restauration, et celui surtout qui en fut le héros : Antoine Court. Papiers de toutes sortes : lettres, notes, mémoires, plans d’ouvrages ; collection d’une inépuisable richesse, qui ne compte pas moins de cent dix-huit volumes manuscritsa. Pendant deux années, j’en ai exploré les trésors. Je l’ai fait sans relâche, avec amour, à peu près comme un homme qui serait transporté dans un monde original, étrange, magnifique pourtant, qu’il serait un des premiers à parcourir et à admirer. Les hommes qui passaient devant mes yeux n’avaient aucune célébrité ; deux ou trois exceptés, c’étaient des inconnus. Ils n’avaient point joué de rôle dans l’histoire, ils n’étaient ni hommes de guerre ni hommes d’Etat ; c’étaient des paysans, des cardeurs de laine, des ouvriers. Peu à peu, leur figure m’a frappé. Des fêtes de la Régence, des salons de Madame du Deffand, des réunions des Encyclopédistes, je suis descendu à eux. Je me suis laissé prendre à tant de mâles vertus. Page après page, je les ai suivis, j’ai marqué leurs succès et leurs revers, indiqué leurs efforts, compté leurs victimes ; — et c’est ainsi, avec leurs récits, leurs notes, leur correspondance, qu’a été écrite cette histoire.
a – Voir en fin de livre, notre Notice sur les manuscrits d’Antoine Court.
Si riche cependant que fût la collection de la bibliothèque de Genève, elle laissait bien des points à éclaircir, bien des lacunes à combler. Elle faisait connaître dans le détail l’histoire intime du protestantisme, mais elle en laissait trop dans l’ombre le côté extérieur et les événements qui eurent sur sa marche et sur son développement une si puissante influence. Cette histoire n’est à vrai dire qu’une longue bataille. Deux adversaires sont en présence, les protestants d’un côté, le clergé et la cour de l’autre. J’avais pénétré dans les rangs des premiers ; il me restait à étudier les vues, les plans et la tactique des seconds. Les Archives de l’Intendance du Languedoc, à Montpellier, m’ont été, sous ce rapport, très utiles ; celles de Bordeaux m’ont donné aussi quelques renseignements. Mais c’est à Paris que j’ai fait la plus ample moisson de documents. Si le dépôt du Ministère de la Guerre m’en a peu fourni, que n’ai-je pas trouvé à la section des manuscrits français de la Bibliothèque nationale et surtout dans cette belle collection de papiers relatifs au protestantisme qu’une heureuse initiative a formée à nos Archives nationales !
[Nous avons puisé aussi a des sources particulières et c’est un devoir pour nous de les citer ici. MM. Levade et Dufournet, de Lausanne, ont mis à notre disposition leurs papiers de famille. MM. Arnaud et Auzière nous ont communiqué de curieux documents. M. Athanase Coquerel nous a permis de parcourir sa belle collection des manuscrits de Paul Rabaut. M. J.-P. Hugues enfin nous a ouvert sa bibliothèque, si riche en ouvrages concernant l’histoire du protestantisme. Il est inutile d’ajouter combien nous avons emprunté au savant recueil que publie la Société de l’Histoire du Protestantisme français. — Que tous ceux qui, de près ou de loin, nous ont aidé dans nos recherches, veuillent recevoir ici nos remerciements.]
Bien des faits, sans doute, bien des détails m’ont échappé ; d’autres, plus heureux que moi, les réuniront. Arrivé aujourd’hui à la fin de mes recherches, je me décide à en publier les résultats.
Le moment est-il favorable ? Je ne sais. Le protestantisme n’a jamais obtenu en France ses droits de cité, et par plus d’un côté nous ressemblons à ces Athéniens qui appelaient tout étranger : Barbare. Le mot est dur, injuste, un peu orgueilleux ; il nous plaît cependant et nous y tenons : en bien des choses, il nous sert d’excuse.
Deux choses cependant me rassurent et m’encouragent.
Il ne s’agit pas seulement ici du protestantisme, il s’agit de la France. Le dix-huitième siècle, quoique étudié avec amour et en bien des sens, est encore diversement jugé. Pour beaucoup, il est resté le siècle de la frivolité et de l’irréligion… Mais un siècle ne tient pas tout entier dans la chronique des salons et l’histoire scandaleuse d’un règne. Comment expliquer le grand dénouement de 1789 ? D’où sont venus ces grands désintéressés, ces immortels volontaires du droit ? A quelle école se sont-ils formés à la vertu, au courage stoïque ? — Le dix-huitième siècle, malgré de fâcheuses apparences et des torts trop réels, est un siècle de douloureux enfantement. Si, pour le bien juger, il le faut étudier dans l’histoire de la libre pensée et dans celle du peuple, il ne faut pas moins l’étudier dans l’histoire du protestantisme.
Peut-être enfin, au lendemain de nos désastres, ne paraîtra-t-il pas inutile de montrer par un frappant exemple comment un peuple, si profonde qu’ait été sa chute, parvient à se relever à force de discipline, de constance, d’austérité et de dévouement à la chose commune.
Paris, 15 juin 1872.