Histoire de la restauration du protestantisme en France

I
Séjour d’Antoine Court à Lausanne
(1730-1744)

Lausanne au dix-huitième siècle. — Arrivée d’Antoine Court (novembre 1729). — Amis et bienfaiteurs : Polier, le major de Montrond…, etc. — Sa famille s’accroît. — Il obtient de Berne une pension annuelle. — Voyage à Berne. — Mort d’une de ses filles et de sa mère. — Le jeune Court de Gébelin. — Mécontentement des Églises sous la croix. — Tracasseries auxquelles il est sujet. — Son dévouement. — Lettre à Corteiz. — Arrivée de Bombonnoux et de Faure. — Les réfugiés. — Lettre sur les mariages. — Apologie au cardinal Fleury. — Antoine Court cherche à éveiller les sympathies de l’Europe protestante. — Lettre à Joblonski. — Correspondance avec le comte de Zinzendorf. — Lettre à Frédéric le Grand. — Il veut écrire l’histoire du protestantisme. — Son plan. — Lettre-circulaire pour se procurer des documents. — Son projet éveille les susceptibilités de Genève. — Déceptions. — Il prie Duplan de chercher des documents. — Histoire des Camisards.

Lausanne, au dix-huitième siècle, se trouvait encore sous la domination bernoise. En 1536, après la guerre de François Ier contre le duc de Savoie, Berne trouvant l’occasion favorable, s’était emparée du pays de Vaud et l’avait gardé. Sa domination était bien un peu dure et ses baillis tyranniques ; mais elle était puissante, respectée par les Etats voisins, assez indépendante vis-à-vis de la France, et Lausanne protégée, défendue, supportait sans impatience le joug que Nægeli vainqueur lui avait jadis imposé. Tout récemment le major Davel « ce fou sublime » avait essayé de délivrer sa patrie, et il avait généreusement sacrifié sa vie dans cette noble entreprisea. Lausanne, indifférente, avait assisté à sa mort ; elle y avait même applaudi.

a – En 1723. V. l’intéressant travail de M. Olivier. Etudes d’histoire nationale. Lausanne, 1842. In-8.

Cette ville cependant, quoique asservie, sujette, et, malgré cela, un peu hautaine, était chère aux protestants de France. Comme Genève, comme Berne, sa suzeraine, qui avait offert une si large hospitalité aux réfugiés, elle avait, à l’époque de la Révocation secouru très charitablement les malheureux qui s’étaient retirés dans ses murs. Ses pasteurs avaient organisé des collectes ; des distributions de pain et de bois avaient été faites chaque jour ; l’ancien évêché était devenu un hôpital où l’on avait reçu tous ceux qui n’avaient pu trouver un abri dans les maisons des particuliers. Beaucoup de Français, les plus riches surtout, y avaient fixé leur séjour. Depuis la Régence et la promulgation de l’édit de 1724, de nouvelles familles s’y étaient réfugiées. C’étaient les de Saïgas, les de Richaud, les Briatte, Terini, Fraissé, Andra, Holmède, Nogarède, Massip, Roger ; on en comptait plusieurs autresb. On aimait cette ville française de mœurs et de langage, qui était plus éloignée de la frontière que Genève, et où l’hospitalité était donnée généreusement, sans ennuis, vexations, à l’abri des tracasseries de la France.

b – V. Revue suisse, t. XIII, p. 361. Lausanne, centre protestant, au dix-huitième siècle, par P. A. de Charrière.

Voilà pourquoi Antoine Court, malgré ses anciennes relations, ne se fixa pas à Genève, mais vint à Lausanne. Un autre motif influa d’ailleurs sur sa détermination. C’est dans cette ville qu’étudiaient les jeunes proposants des provinces protestantes, et n’était-ce point pour veiller sur eux, diriger leur conduite, les préparer au ministère, qu’il s’était décidé à quitter le Languedoc ? Il n’y avait même point de place au doute, à l’hésitation. Lausanne était nécessairement le but de son voyage, le lieu de son séjour.

Au mois de novembre 1729, il y était définitivement installé. Il avait fait choix d’un petit logement retiré, propre, agréable, dans la rue de la Madeleine, et qui ressemblait beaucoup « à un ermitage. » Là, dans cette ville, dans cette maison il allait passer la seconde partie de sa vie.

[N° 7, t. III, p. 369. Nov. 1729. Cette maison existe, et le souvenir du séjour d’Antoine Court y est encore conservé.]

Déjà son nom était connu, presque célèbre. Aussi, lorsqu’il arriva dans la vieille cité épiscopale, fut-il entouré d’amis dévoués, d’hommes éminents. « Plusieurs messieurs et dames nous ont fait l’honneur de nous visiter, entre autres, mesdames de Gandar, le Juge seigneur, de Teyssonière, de Camus, de Vallotte… quelque autre ministre et quelques messieurs. » Parmi ces visiteurs, on devait, sans doute, compter encore les membres du comité vaudois qui dirigeaient le séminaire récemment fondé : Polier, le major de Montrond, les autres. Que de fois Polier n’avait-il point parlé de lui avec les étudiants, de ses courses, de ses travaux ; c’était une amitié datant de loin, née de conversations particulières, sans qu’ils se connussent, solide cependant et que le temps devait encore fortifier. M. de Montrond — un ancien réfugié — était un homme de cœur et de dévouement.

[Sur M. de Montrond, M. J. Chavannes, qui connaît si bien tout ce qui concerne le Refuge, nous a transmis les renseignements suivants : « Charles de Montrond paraît s’être établi à Lausanne peu après la Révocation. Il figure au nombre des réfugiés habitant cette ville sur une liste dressée par ordre de l’autorité en 1693. Cinq ans plus tard, en 1698, dans un catalogue plus complet et renfermant des détails plus circonstanciés, il est désigné comme étant originaire du Vivarais, âgé de quarante-quatre ans, et père alors de huit enfants. Sa femme, Marie de Beaulieu, était alors âgée de trente-cinq ans.

« Dans une liste des membres de la chambre des pauvres réfugiés, en 1709, M. de Montrond figure comme en étant alors le modérateur Il en faisait sûrement partie depuis plusieurs années. »]

Court avait autrefois et dans des circonstances assez curieuses, fait la connaissance d’un membre de sa famille. En 1714, tout jeune encore, s’étant arrêté dans un village du Dauphiné pour y copier le catéchisme de Drelincourt, il vit tout à coup entrer dans la maison où il travaillait un grand personnage chamarré d’argent, l’épée au côté, et le fusil sur l’épaule. Le personnage ouvrit le livre avec autorité, parut mécontent. Deux autres gentilshommes arrivèrent bientôt. Court s’effraya. Il pensa que c’étaient des officiers venus pour l’arrêter, et, se rapprochant peu à peu de la porte, il allait s’enfuir, lorsqu’il vit le canon du fusil braqué sur lui. Il s’arrêta. Le mystérieux personnage s’approchant alors avec ses deux amis : « N’ayez point peur, lui dit-il, nous ne sommes point ici pour vous faire du mal. Nous savons qui vous êtes et nous avons trouvé le maître du logis qui allait sans doute donner avis de quelque assemblée que vous devez convoquer chez les protestants d’un tel lieu. Mais vous ne faites pas sagement de vous tenir dans cette maison qui est suspecte… croyez-nous, ne faites pas ici un plus long séjour. » Et il partit. L’auteur de cette terrible plaisanterie était un M. de Montrond qui revenait de la chasse avec deux jeunes gens, ses amis. Il lui avait paru curieux de mettre à l’épreuve le courage d’un prédicant. ( N° 46, cah. I.)

Ce concours bienveillant d’hommes de mérite et influents ne fut point inutile à Antoine Court. Il avait déjà trois enfants : deux filles, un garçon ; il venait d’être père d’un second fils. Sa famille était nombreuse et ses revenus médiocres. Encore que sa femme ne fût pas sans fortune, elle avait été obligée de vendre ses biens, quand elle avait quitté la France, et elle n’en avait pas encore reçu le prix. Il était donc gêné et presque sans ressources.

M. de Montrond le recommanda à la générosité du gouvernement bernois, et Duplan, le député général, écrivit en sa faveur à Zurich. La lettre de ce dernier était pressante ; produisit-elle quelque effet ? On ne sait. Mais Berne accorda bientôt au jeune prédicant une pension annuelle de cinq cents livres. Quelques amis avaient obtenu cette faveur par leurs sollicitations. C’étaient Grooss, Dachs, Hacbrett, hommes jouissant d’un grand crédit à Berne, illustres personnages qui ne cessèrent toute leur vie d’honorer Court de leur amitié.

Le jeune pasteur du Désert contribua de son côté à ce résultat, Il s’était, quelque temps après son arrivée, rendu dans la ville suzeraine et y avait prêché. Ses prédications eurent un immense succès. Berne tout entière accourut pour les entendre, et de tous côtés on lui écrivit pour l’en féliciter. Un M. L’Huillier lui disait : « Je suis ravi d’apprendre que votre ministère est aussi bien goûté dans le pays où vous êtes, et où il y a plus de savants que chez ceux que vous avez eus. » C’était un sentiment général de satisfaction. Antoine Court, encouragé, resta quelque temps à Berne, prêchant, cherchant des bienfaiteurs pour le séminaire et les protestants de France, éveillant les sympathies et les amitiés. — Puis, il revint à Lausanne où le prestige de son nom s’était déjà accru, et où il espérait réaliser tous ses rêves.

Un triste événement le plongea dans le deuil, dès son retour. L’aîné de ses enfants, une fille charmante, mourut subitement. Elle avait sept ans à peine. Ce fut un coup très douloureux pour lui, mais qu’il supporta avec une résignation admirable. « L’innocente et rapide carrière, qu’a terminée l’enfant dont nous pleurons la perte, l’a mise, comme vous le dites si bien, à couvert des maux, des attaches et des traverses de ce monde où le plus beau de nos jours n’est que fâcherie et tourment. » Aussi bien, il était fait à la douleur. Tout récemment, il avait perdu sa mère, cette sévère et excellente femme, qui l’avait dans son enfance entouré de tant de sollicitude, et qui, la première, lui avait inspiré ces profonds sentiments de piété où il avait puisé sa force. Peut-être, durant sa vie, l’avait-il un peu négligée, et elle s’en était plainte. Ses lettres, disait-elle, étaient trop rares, elles paraissaient froides et les expressions en étaient forcées, trop recherchées. Cependant, si le soin des Églises absorbait ses loisirs, il n’avait jamais senti dépérir sa tendresse. Cet homme, tout action, était aussi tout amour. L’amour était la flamme latente qui l’animait.

Il n’eut jamais cependant une joie complète, et toutes ses affections furent douloureusement mises à l’épreuve. Il eut encore un fils, mais qui mourut de la petite vérole, ainsi qu’un de ses frères, en 1736. De cette nombreuse famille il ne resta plus qu’une fille et un jeune garçon, plein d’intelligence et d’ardeur, que sa mère avait été obligée de laisser en France, lorsqu’elle s’était enfuie, et qui n’était venu en Suisse, qu’en 1730, accompagné de Bombonnoux.

Ce jeune enfant qui devait plus tard devenir célèbre sous le nom de Court de Gébelin, émerveillait déjà ceux qui l’entouraient par la vivacité de son esprit et sa précoce intelligence. [Gébelin était, on se le rappelle, le nom de sa mère.] Son père, pour l’instruire, prit un précepteur dans sa maison et lui fit donner des leçons par différents maîtres. Grosses dépenses, et qui excitaient les plaintes de « Rachel. » Leurs affaires domestiques avaient en effet subi des échecs ; leur capital était en mains « gluantes » et ils n’en pouvaient rien retirer. « A la bonne heure, disait Rachel, si les dépenses n’excédaient point le revenu qu’il a plu à la piété de LL. EE. de nous assigner ; mais toute notre économie, dirai-je mieux, notre lésinerie, mais lésinerie nécessaire, n’a pu empêcher que les deux années dernières n’aient englouti la pension de trois. » L’éducation du jeune enfant ne souffrit pas cependant de cette gêne momentanée. Antoine Court se complaisait à voir grandir son fils dans la science ; il avait compris qu’un siècle s’ouvrait où toutes les carrières pourraient être parcourues par les hommes de savoir, et où l’opinion publique décernerait le prix aux plus méritants. Et lui, dont la tête était mise à prix, lui proscrit, fils de proscrits, il aimait voir son image dans celle de son enfant ; il espérait être un jour réhabilité en lui, par lui, et se persuadait que ce siècle dont le commencement avait été pour le père un siècle de douleurs et de persécutions, serait, vers la fin, pour le fils, un siècle de relèvement et de triomphe. Cette persuasion faisait sa joie. Au milieu des ennuis et des tristesses présentes, elle le soutenait, le consolait.

Depuis le jour en effet où il avait quitté les Églises de France, il était sans cesse calomnié. Les protestants ne lui pardonnaient point son départ précipité, et l’accusaient sinon de lâcheté, du moins d’un amour excessif pour le repos. En Suisse même, son arrivée avait étonné, presque indisposé ses anciens amis. Duplan lui écrivait : « On est surpris de ce que vous fassiez venir ce manteau noir, puisqu’il ne convient du tout pas que vous paraissiez sous l’habit de ministre, à moins que vous ne vouliez abandonner le service des Églises de France et que vous ne vouliez causer beaucoup de rumeur sur votre conduite. » Et ailleurs, après la réception d’une lettre de Corteiz : « D’un côté, vos compagnons d’œuvres vous appellent et les Églises vous désirent, de l’autre une femme et des enfants vous retiennent ; c’est à vous d’examiner ce qui vous doit le plus tenir à cœur. » Duplan, comme les Églises, comme les fidèles, voyait évidemment avec peine la conduite de Court. Quelques-uns allaient jusqu’à lui dire : « Croyez-vous, Monsieur, que quand Dieu vous a donné cette semence, c’était pour la porter où l’abondance est ? Non, certainement. Elle est destinée où est la disette, et cependant vous faites tout le contraire. Croyez-vous de bonne foi, que quand Dieu nous demandera les âmes de ces pauvres gens qui se seront perdus, notre femme ni nos enfants nous excuseront-ils ? » Enfin, au mois d’août 1730, les Églises, officiellement, mandèrent à leur ancien pasteur de revenir au milieu d’elles. C’était une longue lettre, où on lui rappelait ses engagements, le besoin de son ministère, les fruits de ses travaux, l’honneur de sa réputation, les grâces de Dieu, et son talent. Elle était signée par tous les pasteurs et proposants de la province. (N° 1, t. VI, p. 449. 1730.)

Court n’écouta rien ; sa détermination était inébranlable. Il écrivit à Corteiz :

« Je porte dans mon cœur toutes nos chères Églises, et je m’intéresse vivement à leur bonheur. Je n’ai pas entièrement renoncé à leurs services ; mais des raisons qui me paraissent intéressantes m’empêchent d’exécuter, pour le présent, les bons desseins que je conserve pour elles. J’espère que si le Seigneur m’appelle encore à le servir, il me le fera connaître et ménagera les circonstances, en sorte que je n’aurai aucun lieu d’en douter et que je suivrai sa volonté sans peine et sans contrainte. Je me recommande là-dessus à vos prières. Qu’on est heureux, mon cher frère, quand on peut se rappeler avec plaisir les motifs qui nous ont déterminé à faire à Dieu et au service de son Église, le sacrifice de nos veilles, de notre repos et de nos vies, et qu’on n’a rien à se reprocher sur sa retraite ! Grâces à tes miséricordes, ô mon Dieu ! je me trouve dans cette heureuse situation, et si je n’ai pas fait autant que j’aurais pu et que j’aurais dû, comme, hélas ! il n’est que trop vrai, ma conscience au moins me rend ce témoignage que mes intentions ont été pures et mes vues dignes de l’excellence de ma vocation. C’est la gloire de Dieu, c’est le bonheur de son Église qui ont dirigé mon sacrifice et mes courses. Si je me repose aujourd’hui, ce n’est point dans des intentions moins pures… » (N° 7, t. III. p. 467. Août 1730.)

Cependant, ce n’était point avec une entière satisfaction qu’il jouissait de son repos. Il avait beau s’épuiser en protestations de dévouement, on ne le croyait point, on lui suscitait des embarras, des ennuis. Tout d’abord, les Églises lui avaient fait une pension ; maintenant, sur les instigations de Roux et de Boyer, elles la lui retenaient. Il y avait plus. On allait jusqu’à garder ses livres, ses chers livres, qu’il avait laissés en France ; on refusait de les lui envoyer. Ces misérables querelles devenaient intolérables, et il était temps de les faire cesser. Court y travailla, en mettant en exécution ses divers desseins, et en prouvant par des services quotidiens, incessants, qu’il ne s’estimerait jamais heureux, qu’il n’eût adouci la triste condition de ses coreligionnaires.

On le voulait partout et partout il volait.

Ce vers que Pictet, le fils de l’illustre Pictet, avait un jour, en plaisantant, fait sur Antoine Court, dit assez bien quelle fut sa vie pendant son long séjour en Suisse. Surchargé d’affaires, presque toujours la plume à la main, souvent en courses et en marche, écrivant des apologies, recourant aux uns et aux autres, multipliant les conseils, recueillant les réfugiés, écrivant l’histoire des Églises, leur cherchant des protecteurs, — il passa quinze ans dans sa retraite de Lausanne, n’ayant d’autre pensée que pour ses frères sous la croix, d’autre but que le soulagement de leurs misères.

En 1730, Bombonnoux était arrivé en Suisse. Il était vieux, brisé, incapable de continuer son difficile et périlleux ministère. Ce vieux serviteur était à bout de forces : il demandait un asile pour mourir en repos. Duplan à qui il s’était adressé, le lui avait promis. C’était bien dû au prédicant, qui, depuis le commencement du siècle, à travers mille dangers, tour à tour compagnon de Cavalier et compagnon de Court, n’avait cessé de combattre pour son Dieu et pour la liberté. Mais Duplan était parti, et Bombonnoux n’avait rien obtenu. Court écrivit à Berne, supplia pour son ami. On lui fit bientôt espérer que Bombonnoux aurait une pension qui lui permettrait de rester en Suisse et d’élever des enfants dans quelque village du pays de Vaud. Cette pension fut-elle accordée ? C’est peu probable. Quelque temps après en effet, Court remerciait un personnage de ce qu’il faisait subsister son ami par sa générosité et ses libéralités.

Plus tard, en 1737, un prédicant du Dauphiné, traqué par les troupes, poursuivi, et malade, se réfugia en Suisse. Il se nommait Faure. Il avait été dix ans proposant et cinq ans pasteur : il était sans argent et sans ressources. Court en écrivit, à Berne, au doyen Dachs qui s’occupait avec beaucoup d’activité des protestants de France, peignit sa situation en couleurs fort vives, et réclama des secours pour ce malheureux homme « qui n’avait rien que ce que la Providence lui donnerait, pour subsister. » Sa requête fut écoutée, et Faure obtint un secours qui lui permit de vivre à Lausanne.

On ne pouvait cependant faire sans cesse appel à la générosité de LL. EE. de Berne : elle devait avoir un terme. L’entretien d’ailleurs des pasteurs que la persécution ou la maladie obligeait à fuir, réclamait un fonds considérable et des revenus certains. Voilà pourquoi, vers 1740, Court se décida à parcourir les pays protestants, pour procurer, s’il était possible, quelque argent aux prédicants qui desservaient la France et à ceux qui se réfugieraient à l’étranger. Il fit part de son dessein à ses amis de Berne. Hacbrett consulté lui fit entendre qu’il devait renoncer à son projet ; il lui manda que LL. EE. ne lui accorderaient pas la lettre de recommandation qu’il réclamait, et que la Hollande, aussi bien que l’Angleterre, craignant d’être désagréables à Louis XV, se garderaient de lui donner les moindres secours.

[N° 1, t. XII, p. 485. (1740.) De Trey, à qui il eu avait aussi écrit, comme Hacbrett, le détourna de son projet. Il lui disait, d’ailleurs, que LL. EE. contribueraient toujours au soulagement des malheureux, et que les pasteurs bien recommandés ne cesseraient d’exciter de la compassion. (p. 457.)]

Court devant cette opposition abandonna son dessein ; il fut obligé de continuer avec ses minces ressources l’œuvre de bienfaisance qu’il avait organisée pour venir en aide à ses malheureux frères.

Secourir les pasteurs, c’était peu de chose. Mais combien de malheureux, sans pain, sans asile, jetaient chaque jour à l’étranger les rigueurs de la persécution ! Les affamés, quêtant et mendiant, abondaient dans les rues. Parfois c’étaient de malhonnêtes gens, usurpant un faux nom et se prévalant de souffrances qu’ils n’avaient jamais endurées ; presque toujours c’étaient de nobles et touchants infortunés. Court ne pouvait pas suffire au nombre des malheureux qui frappaient à sa porte ; il était obligé de les renvoyer ou de les recommander à d’autres personnes. Mais sa position était délicate. Il touchait lui-même cinq cents livres du gouvernement de Berne, et il ne pouvait que fort difficilement faire appel à la générosité de ce même gouvernement. C’est ce qu’il expliquait au pasteur Vial de Genève, un jour que des fugitifs étaient venus implorer sa protection, et qu’il avait été obligé de les faire recommander à LL. EE. par un personnage de ses amis.

Il ne faut pas cependant croire que le rôle d’Antoine Court se bornât à secourir les malheureux réfugiés. Avant toutes choses, il s’occupait de ceux qui étaient en France, y vivaient, y souffraient. Il leur envoyait des livres apaisait les différends, conseillait, exhortait ; il continuait par ses lettres ce qu’il avait commencé par sa vivante parole. En vain, quelques-uns, — des prédicants même — gardaient le silence et paraissaient ne plus tenir compte de lui, son inaltérable bienveillance les embrassait tous dans ses bienfaits. Aux jeunes pasteurs il prodiguait les conseils, les admonestait, leur traçait une ligne de conduite, leur indiquait le danger, la difficulté. Aux fidèles il multipliait les encouragements, les remplissait de son zèle, leur montrait la grandeur du but ; s’ils étaient ébranlés, il les fortifiait ; s’ils hésitaient, il faisait cesser les doutes ; s’ils s’engageaient dans les chemins de traverse, à gauche, il les remettait dans la vraie route, la route large qu’il avait lui-même suivie.

La question des mariages et des baptêmes lui tenait surtout à cœur. Plus les protestants marquaient de répugnance à faire consacrer leurs unions par le pasteur, au Désert, plus il insistait, gourmandait, devenait sévère. C’était en effet la question capitale. En 1731, il fit paraître une addition aux lettres sur les mariages et les baptêmes. Bientôt il pria le professeur Polier d’écrire sur ce sujet, et lui-même il ne cessa, lorsque dans l’embarras on s’adressait à lui ou qu’il avait connaissance de quelque infraction à la règle établie, de marquer en termes clairs et catégoriques la conduite que l’on devait tenir. C’est ainsi, par une ferme attitude, qu’il obtint en cette matière quelque résultat. Ce ne fut, dit-on, qu’en 1743, que les protestants commencèrent de se marier ouvertement au Désertc. On se trompe. En réalité, dans toutes les provinces, malgré plusieurs exemples contraires, on fit baptiser les enfants et bénir les mariages selon les règles établies ; cela depuis 1726, et surtout depuis 1732. Un jour, un protestant manda à Court, qu’il allait se marier devant le curé, à cause de certaines difficultés insurmontables. Court s’indigna. Il déclara que tout vrai protestant n’avait en cette matière que deux voies à suivre : ou sortir du royaume et se marier à l’étranger, ou aller au Désert et demander la bénédiction du ministre. Tout autre moyen paraissait déloyal, déshonnête, et quelles que fussent les conventions passées avec les prêtres, à coup sûr coupable. Il ne pouvait y avoir place à l’hésitation. La conduite de tous était nettement déterminée.

c – Réponse au Mémoire pour les protestants, p. 19. (1756.)

Quelle position cependant affreuse et quelle dure extrémité ! De tels mariages étaient déclarés clandestins, partant illégitimes ; les enfants étaient déclarés bâtards et inhabiles à succéder. Ne fallait-il pas une étonnante force d’âme pour braver l’horreur d’une semblable situation ! En 1738, Court indigné, s’adressa directement au cardinal Fleury, et le supplia de faire cesser cet état de choses. Il recourait, disait-il, à sa haute justice, et réclamait sa protection en faveur de plusieurs milliers de réformés « qui gémissaient dans l’abattement et la tristesse, pendant que les autres sujets du grand Roi… étaient dans les plaisirs et dans la joie. » — Ce n’était d’ailleurs qu’un point touché, en passant. Cette lettre qui était à la fois une apologie et une requête, avait été inspirée par le désir de faire retirer les édits qui pesaient sur les protestants. Court, sans se rebuter aux difficultés, persévérait en effet à l’étranger, comme en France, dans la voie qu’il s’était tracée. Il voulait lasser les royales rigueurs par ses seules prières et une stoïque résignation. « Ne souffrez point, lui disait-il, que pendant que l’Europe entière se réunit à célébrer des éloges que Votre Excellence mérite à si juste titre, il se trouve des milliers de malheureux, qui dans leur triste état se voient contraints d’en troubler les acclamations par leurs gémissements et par leurs plaintes. » (N° 7, t. IV, p. 347. 1738. V. Pièces et documents, n° 1)

Mais le temps de la réparation n’était pas encore venu ; Antoine Court ne l’ignorait point. Aussi cherchait-il partout, pour ses frères sous la croix, des protecteurs et des défenseurs « résolus. En 1731, deux ministres prussiens l’avaient prié d’exposer, pour le chapelain du roi, Joblonski, l’état des réformés de France. Court eût préféré en conférer avec ces deux personnages ; mais la chose étant impossible, il écrivit un long mémoire sur ce sujet. Il fallait, disait-il, obtenir sinon une liberté entière, du moins quelque tolérance ; envoyer des missions bien entretenues et à défaut de missionnaires entretenir à l’étranger de jeunes proposants ; enfin, donner de l’argent et envoyer des livresd. « Il s’agit, écrivait-il dans un autre mémoire, de conserver la Réformation dans un royaume où elle fut autrefois si florissante, qui coûta tant de travaux et la vie à tant d’hommes illustres par leur zèle et par la piété, et dans lequel on ne néglige rien pour achever de l’éteindre. » C’était en effet sa grande préoccupation. Les rigueurs étaient exercées avec une si infatigable opiniâtreté, qu’il fallait tout craindre, si l’étranger ne donnait un appui solide, constant. Le salut de la Réforme française se trouvait, à ses yeux, dans la fraternelle alliance des puissances protestantes. Pour lui, il pouvait, un moment, réchauffer le zèle des religionnaires et en entretenir l’ardeur ; mais que pouvait-il, seul, contre un ennemi sans cesse aux écoutes ? On ne traverse pas impunément, sans secours et isolé, la persécution ; on court risque d’y périr tout entier.

d – N° 5. État des réformés, envoyé à M. Roques. (1731.)

C’est cette pensée qui soutenait l’activité d’Antoine Court. Par ses lettres, par ses mémoires, par ses conversations surtout, longues, pleines d’intérêt, nourries de faits précis et douloureux, il éveillait les sympathies et formait une manière de confédération d’hommes d’élite et de dévouement. Dachs, premier pasteur de l’Église de Berne, Roques, l’advoyer Steiguer, Trey, la vénérable Classe de Zurich, les principaux personnages de Lausanne, ceux de Genève et des cantons évangéliques, étaient ces amis. Amis de cœur, conseillers excellents, dont la fidélité était à l’épreuve. Les lettres venues de France étaient toutes lues par eux, passaient entre leurs mains. On se réjouissait des nouvelles heureuses, on prenait des mesures pour prévenir, dans la limite de ses forces, les maux qui menaçaient. Un jour, on apprit la mort d’un prédicant, ce fut une douleur générale. Un autre jour, le bruit courut qu’un ministre avait été pris, jeté en prison, mais qu’il était parvenu à s’évader ; les lettres aussitôt se remplirent de demandes sur cette affaire, de félicitations, d’expressions de bonheur.

Et ces amis, Court ne les avait pas seulement trouvés en Suisse ; il en comptait encore dans tous les pays, jusqu’en Suède. Duplan, qui voyageait comme député général des Églises, rencontra dans ce royaume, lorsqu’il s’y rendit, les hommes les mieux disposés et les plus dévoués. On y aimait la France.

Mais un épisode des plus curieux, fut la correspondance échangée et les négociations entreprises entre Antoine Court et le comte de Zinzendorf, au sujet des réformés. L’illustre disciple de Franke, après avoir fondé avec Frédéric de Wateville l’ordre du grain de sénevé, après avoir couru l’Allemagne, la France et habité Paris, était enfin revenu en Allemagne. Il avait acheté une terre d’une vaste étendue et y avait établi des sociétés semblables à celles des Piétistes. Bientôt, les descendants des hussites, les frères de l’Amitié, persécutés par l’Autriche et traqués comme les Vaudois en Piémont, comme des religionnaires en France, étaient venus demander au noble comte, par la bouche de Christiam David, la permission de s’établir sur ses domaines. Zinzendorf avait tout accordé et, depuis 1727, sur la route de Prague, dans la ville d’Hemhutt, s’était formée une petite communauté. Son rêve commençait de se réaliser. Mais durant son séjour à Paris, il avait probablement appris les persécutions dont souffraient les réformés ; il s’en était ému. En 1731, Duplan rencontra de Wateville et lui peignit la situation de ses frères sous la croix. Ce dernier fut vivement touché par ce sombre tableau, et Duplan écrivit bientôt : « M. de Wateville fait sa résidence en Allemagne auprès d’un sage très distingué par sa piété. Il s’appelle le comte de Zinzendorf, et il a de bonnes dispositions pour ceux qui abandonnent le pays pour l’amour de la vérité. Vous verrez avec M. de Wateville, si les offres de M. le comte de Zinzendorf peuvent convenir à quelqu’un de nos réfugiés. » Quelles étaient ces offres ? Sans nul doute de recevoir et d’offrir l’hospitalité à ceux que les rigueurs royales avaient déjà chassés, ou chasseraient de France. Quelques jours après, de Wateville écrivit directement à Antoine Court. Il lui disait, comment, depuis huit ans, il s’était consacré au service de Dieu, ce qu’étaient les frères Bohémiens ou Moraves, combien il avait été édifié des détails qu’il avait appris, et quel serait son désir de faire la connaissance d’un homme aussi illustre et aussi pieux que lui (août 1731). Il vint lui-même à Lausanne et vit l’ancien pasteur du Désert. Avec quelle satisfaction ! c’est ce qu’il raconte quelque part, dans une lettre où il n’hésite pas à écrire que leur connaissance est un effet de la providence de Dieu, tout aussi bien que l’union future des frères de France et des frères d’Hernhutt. Il devenait pressant en outre, de jour en jour ; évidemment il voulait que cette union se réalisât bientôt et que les réformés accourussent sur le territoire de Wurtberg. Malheureusement, soit que ce projet ait peu souri à Court, soit que ses amis de Lausanne lui en aient montré les difficultés et le péril, il n’y donna point suite. Après quelques lettres, vers la fin de l’année 1731, et après avoir communiqué à son pieux correspondant un mémoire sur l’état des religionnaires, — mémoire qui fut aussi envoyé à la cour de Danemark, — les rapports cessèrent, et un long silence succéda au grand bruit de ces premières négociations. Cependant il n’y eut là ni rupture, ni mécontentement. Une durable amitié s’établit au contraire entre le comte et le prédicant, et plus tard, en 1740, Zinzendorf lui écrivait encore pour se mettre à sa disposition et renouer, s’il était possible, les négociations qui avaient été rompues. Mais alors, une lueur de liberté commençait de briller. Ses offres d’hospitalité ne furent point acceptées. Il n’est point douteux, malgré tout, que la générosité du comte ne soit venue en aide aux misères dont jadis Duplan lui avait fait un si triste tableau.

Antoine Court, bien que la cour de France ne parût pas disposée à céder aux sollicitations des puissances étrangères, écrivit encore, en 1742, au roi de Prusse, le priant d’intercéder pour obtenir la grâce de treize galériens. Frédéric, le grand Frédéric, venait de monter sur le trône, et ce monarque humanitaire qui appelait Voltaire « son cher ami » et le priait de mépriser avec lui « les titres, les noms et tout l’éclat extérieur » paraissait devoir s’employer à toutes les démarches qu’on le supplierait de faire. C’est du moins ce que plusieurs pensaient, Court entre autres. Il fit suivre sa supplique d’un mémoire où il exposait l’histoire des protestants depuis le commencement du siècle, racontait leurs souffrances, les longues persécutions dont ils avaient été victimes, et lui demandait d’inviter Louis XV à retirer les terribles édits qui opprimaient ses malheureux sujets. Frédéric, chose curieuse, s’occupa de cette affaire. Treize galériens furent, à sa prière, rendus à la liberté.

Ce fut avant 1744, la dernière requête qu’Antoine Court adressa et le dernier succès qu’il obtint.

Si grandes cependant que fussent les sympathies de quelques hommes, l’opinion publique était loin d’être émue, et seule, l’indignation populaire pouvait mettre fin aux rigueurs que le gouvernement de Louis XV s’obstinait à déployer. Mais comment l’émouvoir ? Un seul moyen : le Livre.

Depuis son premier voyage à Genève, Court cédant à son goût naturel et à de pressantes sollicitations, avait pris la résolution d’écrire l’histoire du protestantisme et de faire justice de toutes les calomnies dont on l’avait noirci. Ses travaux quotidiens, incessants, ne lui en avaient malheureusement point laissé le loisir ; il n’avait pu mettre son dessein en exécution. Mais dès qu’il arriva à Lausanne, se sentant libre et à l’abri, il reprit aussitôt son projet.

Son plan était vaste. Il voulait écrire l’histoire de la dispersion et celle des établissements des réfugiés, dépeindre l’état des réformés en France depuis la révocation de l’Edit de Nantes, retracer la vie des martyrs et l’histoire, en particulier, de ces Églises sous la croix, que Dieu, dans quelque province, « s’était recueillies. » Son plan d’ailleurs varia souvent, s’agrandissant tantôt, tantôt diminuant. Sa grande préoccupation était de réunir des documents. Il avait compris la grandeur de sa tâche : il voulait être vrai. Dans ce but il envoya en Hollande un mémoire où il exposait ce qu’il voulait faire et réclamait le concours de tous les protestants pour l’aider dans son œuvre. C’est Polier qui lui avait conseillé cette démarche, et il la répéta plusieurs fois.

Souvent, dans la suite, ce même mémoire fut expédié à différentes personnes. « Je vous prie, écrivait-il à un de ses correspondants, de le communiquer aux compagnies ecclésiastiques et à toutes les personnes que vous jugerez bien intentionnées. » C’était en effet une lettre circulaire et l’on peut facilement, par diverses lettres, en deviner le contenu. Un jour, s’adressant à la vénérable Classe des pasteurs de Zurich, il disait :

« Dieu a manifesté en faveur de l’Église de France un si éminent pouvoir que, nonobstant une des plus acharnées, des plus cruelles, des plus longues persécutions qu’on ait jamais vues, elle subsiste, cette Église, sinon d’une manière éclatante, du moins d’une manière si miraculeuse, qu’elle mérite bien que tous ceux qui sont affectionnés aux pierres de Sion, en louent le Seigneur et s’intéressent à faire connaître aux siècles à venir combien Dieu a été bon à cette partie d’Israël. C’est dans cette vue, Messieurs et très honorés Frères, que j’ai ramassé jusqu’ici tout ce que j’ai pu sur un si intéressant sujet, et que je consacre la meilleure partie de mes travaux et de mon loisir, depuis que le pieux, le puissant et l’illustre magistrat sous l’autorité duquel j’ai l’honneur de vivre, m’a recueilli dans ses Etats, et honoré de sa puissante protection et de ses grâcese. »

e – Nous ne la possédons pas, malheureusement ; nous croyons cependant l’avoir retrouvée. N° 17, vol. P, p. 97.

Voilà le ton, un peu adouci peut-être, atténuant, faisant soupçonner le vrai but plutôt qu’il ne l’avouait, calme et point du tout effrayant. Car c’était, on le verra, d’une absolue nécessité. Forcer la note, la jeter franche et bruyante, c’eût été se condamner volontairement au silence.

Court, dans cette lettre, n’exagérait rien, pas même son zèle à écrire son grand ouvrage. Tous ses loisirs étaient pris en effet par ce travail : il s’y consacrait tout entier. Jamais il n’avait fait preuve d’une semblable activité, et ses amis allaient jusqu’à la lui reprocher. C’était une fiévreuse ardeur, que rien ne pouvait calmer.

Quoique l’histoire qu’il se proposât de raconter, à cause de sa longueur, n’apparût pas à son esprit nettement déterminée, il en voyait cependant les grandes lignes et les traits principaux. Il pouvait hésiter dans la disposition des faits et se demander comment et en combien de livres il les classerait ; mais les grandes démarcations, il les avait clairement tracées. Déjà, en 1727, il disait que trois périodes formaient la division de son sujet : la révocation de l’Edit de Nantes, le soulèvement des Camisards, l’histoire enfin qui commençait à l’établissement de l’ordre, vers 1715, et se continuait à travers le dix-huitième siècle. Glorieuses étapes parcourues pour conquérir la liberté ! Mais ce qui piquait surtout sa curiosité, c’était l’histoire de la révocation de l’Edit de Nantes et des dernières années du siècle. Il la connaissait peu et se sentait attiré vers elle : « Commencer l’histoire à la révocation de l’Edit de Nantes serait une chose peut-être curieuse et fort nécessaire. Mais je n’ai pas, et bien s’en faut, les mémoires qu’il faudrait pour cela. Feu M. Basnage m’avait exhorté à travailler à cette histoire, mais il m’avait dit en même temps que M. Benoît, l’historien de l’Edit de Nantes, était dans le dessein de continuer son histoire. Je ne sais si cet auteur a continué ou s’il est mort. Ne pourrait-on pas s’en informer, et en cas qu’il fût mort et n’eût pas continué, ne pourrait-on pas avoir ses mémoires. Voudriez-vous prendre la peine d’y donner vos soins ? » Et aussitôt, il donnait une longue liste des papiers qu’il désirait de posséder, ceux de Brousson, de Roman, de Calandrin.

Principal acteur dans le drame où s’étaient déroulés les événements contemporains, il le connaissait dans le détail et le portait vivant dans son souvenir. Mais le premier acte de la douloureuse trilogie lui échappait, et il voulait en savoir les péripéties. De là, le soin qu’il mit à se procurer des matériaux et à chercher des documents. C’étaient les livres d’abord de Basnage, de Saurin, de Daillé, les extraits des journaux, les mémoires des évêques, les édits, les déclarations, les ordonnances ; c’étaient surtout les papiers de famille, les manuscrits, les longs récits naïfs et simples, faits à l’étranger, sur les premières persécutions. Il s’adressait à tous les protestants, aux nobles familles, aux pauvres, aux artisans, aux pasteurs réfugiés, à tous ceux qu’il croyait pouvoir lui être utiles et pouvoir éclairer de quelque lumière cette partie de l’histoire. Les moindres rayons lui semblaient précieux ; il les recueillait avec un soin jaloux. Dès 1731, il écrivait à un M. Rodier pour lui demander les papiers de Benoît ; à Superville, pour obtenir des mémoires sur les Confesseurs ; à un personnage de Vevey pour qu’il traduisît les mémoires de Cavalier, s’ils n’étaient point trop remplis d’erreurs ; à de Vignols, pasteur à Berlin ; à la marquise de Duquesne, au chapelain de l’ambassadeur de Hollande à Paris, à combien d’autres ! — Il en résulta une quantité prodigieuse de documents. Documents de toutes sortes, pleins d’intérêt, archives du protestantisme qu’il ramassa peu à peu, mit en ordre, classa, et qu’il a légués à la postérité.

En 1783, tout à coup, dans un numéro de la Bibliothèque germanique, on annonça, qu’un ministre de l’Évangile, établi en Suisse, travaillait à une histoire complète des Églises réformées de France, depuis la révocation de l’Edit de Nantes, et qu’il recueillait dans ce but les matériauxf. Cette nouvelle produisit une grande émotion. Les amis de Court en furent étonnés, et même mécontents. Pictet lui écrivit aussitôt : « On a lu dans la Bibliothèque germanique un avis que vous donnez au public du dessein que vous avez d’écrire l’histoire de vos Églises. Je ne vous cacherai pas que cet avis a été très mal reçu ici, et que l’on regarde l’exécution de votre projet comme très dangereuse. MM. Turretin, Maurice, Vial, et plusieurs autres, sont dans cette pensée. Ils disent que les circonstances ne permettent pas d’exposer au public des faits qui ne manqueraient pas d’attirer sur vos Églises de violentes persécutions. »

f – V. Bibliothèque germanique, t. XXV, p. 214.

Ce n’était pourtant qu’une simple annonce et comme pour tâter le terrain. — Interroger l’opinion, éveiller l’attention de la France, obtenir de nouveaux documents, Antoine Court ne visait qu’à cela. La prudente Genève s’était effrayée mal à propos. Trois ans plus tard, l’ouvrage n’était point encore terminé.

[Deux volumes seulement étaient prêts, s’ils l’étaient :, c’étaient ceux qui dans le catalogue de ses manuscrits portent aujourd’hui le n° 28. Histoire des Églises réformées de France, ou Mémoires pour servir à l’Histoire des Églises réformées de France et de leur dispersion, depuis la révocation de l’Edit de Nantes jusqu’à présent.]

« Mon projet n’avance pas, écrivait-il, rien n’est plus rare que les mémoires nécessaires. » Et il s’étendait sur ses déceptions, sur les difficultés qu’il avait à surmonter.

« Il faut recourir, écrit-on de la Haye, aux registres des Synodes et des Églises pour en joindre les extraits, à une collection assez vaste d’actes, d’histoires et de traités faisant au sujet, et je doute fort, ajoute-t-on fort judicieusement, qu’aucun particulier pût réussir à se procurer tant de secours. Si une Église, continue-t-on, se chargeait de l’entreprise et communiquait aux autres son dessein, elle aurait sans doute un heureux succès, et je vous laisse à penser, Monsieur (c’est à M. le professeur Polier qu’on parle), s’il ne serait pas digne de deux professeurs aussi vénérables et aussi illustres que vous et M. Rochet d’y intéresser l’Académie dont vous êtes le principal ornement. Par ce moyen, toutes les ressources possibles s’ouvriront à M. Court… L’Académie n’en fera rien, et on ne lui en fera pas la proposition… Que faire à tout cela ? Faut-il perdre courage ? J’ai plus de résolution. Peut-être qu’à force de solliciter et de fureter, on découvrira et on se mettra en possession de quelques monuments précieux… Peut-être serait-il bon de donner une partie de l’histoire au public. Cela pourrait animer diverses personnes à fournir des mémoires, s’ils en ont. » (N° 7, t. IV, p. 167. 1736)

Court cependant ne se décourageait point. Il frappait à toutes les portes, il « furetait ». Duplan, son ami, qui courait à cette époque les pays protestants, était chargé de demander des documents. Il est vrai que Duplan s’y intéressait peu, le négligeait, le laissait de côté. Court lui avait donné l’inventaire des livres, mémoires et papiers, qui lui pouvaient servir ; mais Duplan le consultait peu, et Court s’indignait. « Vous me faites longtemps attendre les matériaux que vous avez eu la bonté de ramasser pour l’édifice que j’ai conçu. Apparemment qu’ils ne sont pas bien considérables, mais tels qu’ils sont, envoyez-les-moi. Je languis d’en être en possession. » Et ailleurs : « Mon projet n’avance pas. J’attends tous les jours des matériaux et j’en reçois peu. Votre zèle s’est entièrement refroidi à cet égard, ou plutôt ne s’est-il jamais bien allumé. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que vous ne m’envoyez aucune pièce, vous qui avez été à même de puiser aux meilleures sources ». » Tout cela était injuste. Duplan, occupé d’autres soins, oubliait peut-être un peu les intérêts de son ami ; il ne les abandonnait cependant pas. Que de fois lui avait-il envoyé ces précieux papiers !

Mais Court n’admettait, n’excusait rien. Il voulait remplir de son ardeur tous ceux qui l’entouraient.

Un jour, Duplan lui proposa de venir en Angleterre consulter un manuscrit intéressant de la fin du dix-septième siècle. Il se décida aussitôt à faire le voyage. Malheureusement des difficultés survinrent ; il renonça à son projet.

Malgré ses plaintes néanmoins, beaucoup de matériaux étaient déjà réunis et on pouvait les mettre en œuvre. Il n’en fit rien. Il attendait. Il recueillait patiemment des notes, élucidait les points obscurs, mettait en pleine lumière certains noms et certains faits, travaillant lentement, sûrement, avec amour. Des événements d’ailleurs survinrent à cette époque qui occupèrent ses loisirs et auxquels il fut obligé de donner tous ses soins. Son grand travail resta sur le métier, un peu abandonné.

Un épisode fut cependant presque terminé : la guerre des Camisards. Lorsqu’il vit que les documents pour la première partie de son histoire étaient rares et se trouvaient difficilement, il s’occupa avec ardeur des faits contemporains, et de cette lutte héroïque qui avait étonné la France. Il s’adressa aux survivants, il s’adressa aux pasteurs ses collègues. Ceux-ci lui envoyèrent le récit naïf des faits dont ils avaient été les témoins : ceux-là lui communiquèrent les actes des intendants, les mandements des évêques, les plaintes des curés, et les divers événements dont les provinces protestantes étaient le théâtre. C’est de ce nombre prodigieux de lettres et de papiers que sortit plus tard l’histoire des Camisards, et que devait sortir aussi l’histoire contemporaine du protestantisme.

[Un Synode provincial tenu dans les Boutières, en 1734, disait : (V. Bullet., t. II, p. 88) « … Ayant considéré qu’il serait très utile de faire connaître à la postérité le grand nombre de persécutions que nos pauvres Églises ont souffertes depuis la révocation de l’Edit de Nantes, enjoignons à tous les pasteurs et prédicateurs d’en faire ou d’en recueillir des mémoires très exacts qui expriment les temps, les lieux et les principales personnes qui en ont été les objets, afin qu’on puisse rédiger en un corps d’histoire les choses les plus mémorables qui sont arrivées parmi nous. »]

En 1730, Antoine Court écrivait à Duplan : « Je l’ai dit et je le répète, je n’ai point renoncé au service des Églises de France. Je les aime plus que moi-même, et leur bonheur est si bien lié avec le mien que je ne m’estimerai jamais heureux tandis qu’elles seront dans la souffrance. » Si quelqu’un, en 1744, lui eût encore reproché sa désertion et sa retraite, ne pouvait-il pas, montrer avec un légitime orgueil tout ce que dans ces quinze années, il avait préparé, fait ou achevé pour elles ?

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