Le problème des origines du Christianisme est, sans contredit, le plus important que se soit posé la science historique au xixe siècle. L’influence prépondérante que la religion chrétienne a exercée dans le monde, les erreurs que le fanatisme et le parti pris ont répandues au nom de cette religion, tout, jusqu’à l’extrême difficulté du sujet, attire l’historien et excite son intérêt. Il est remarquable que nous ayons si peu de données pour la solution de ce problème. Jésus a vécu à un moment de l’histoire qui nous est parfaitement connu ; mais son peuple comptait pour fort peu dans l’empire romain, et lui-même a passé d’abord bien inaperçu. Aussi rien n’est-il obscur et compliqué comme les origines de la religion dont il a été le fondateur.
Le problème de ces origines serait-il insoluble ? Nous ne le pensons pas. Il faudrait pour cela que les données en fussent insuffisantes, ce qui n’est pas encore démontré ; quelques-unes d’entre elles ont été jusqu’ici peu étudiées. Dans les pages qui suivent, nous essayons de mettre en lumière une des données du problème des origines du Christianisme : Les Idées religieuses en Palestine au premier siècle.
Il faut reconnaître (et c’est là un des résultats de la science critique contemporaine) diverses couches successives dans le Christianisme primitif et aller chercher par-delà la théologie de saint Paul et de saint Jean, le Christianisme des premiers jours, c’est-à-dire la pensée même de Jésus ; et cette pensée elle-même ne sera pleinement connue et comprise que lorsqu’elle aura été dégagée du Judaïsme où elle a pris naissance. Avant Jésus-Christ, qu’y avait-il ? Le Judaïsme, l’antique religion de Moïse, restaurée par Esdras, transformée par la Synagogue, et plus ou moins modifiée par l’Hellénisme ; il y avait les écoles de Jérusalem, les principes formulés par Hillel et prêchés par Gamaliel, tout cet ensemble d’idées qui a donné naissance à la Mischna et qu’il faut connaître quand on veut parler du Christianisme primitif.
[Il est impossible de rien comprendre à la vie de Jésus, si l’on ne connaît pas les mœurs de son époque et l’état social de son peuple. » Delitzsch, Handwerkerleben zur Zeit Jesu, page 6.]
On le voit, ce n’est ni le tronc, ni même les racines de cet arbre gigantesque et magnifique, qui s’appelle le Christianisme, que nous voulons chercher à connaître : nous allons plus loin encore ; nous étudions le terrain qui l’a d’abord porté, et la nature du sol où ses racines ont puisé leur première nourriture.
A ne considérer que le Judaïsme, l’étude de cette époque offrirait encore un puissant intérêt. Quand le Christianisme n’y aurait pas pris naissance, elle n’en serait pas moins une des plus curieuses de l’histoire des Juifs. Le Judaïsme proprement dit date, on le sait, de la réforme d’Esdras et de Néhémie. Avant l’exil, le Mosaïsme, le culte de Jahveh n’avait pas été pratiqué par la nation même ; il était resté le partage d’un petit nombre d’hommes d’élite.
[On sait que la critique des plus anciens documents du Mosaïsme n’est pas terminée. On ne peut dire encore avec certitude quelles parties du Pentateuque remontent jusqu’à Moïse et à quelle époque le Recueil a pris la forme sous laquelle nous le possédons aujourd’hui.]
Leurs croyances peuvent se résumer en quelques mots : — Le peuple Hébreu a été mis à part par un Dieu unique, Jahveh ; il doit être un peuple de saints, de prêtres ; Jahveh a fait alliance avec lui, et des engagements ont été pris de part et d’autre ; Dieu n’a pas rompu le contrat, malgré les nombreuses infidélités de son peuple. Après la mort, l’hébreu va au Scheol, séjour silencieux, où l’on n’éprouve ni peine, ni plaisir. Du reste, ce n’est pas à l’avenir de l’homme après la mort qu’il faut regarder, c’est à l’avenir du peuple sur la terre. — Cette foi antique, transportée sur les bords de l’Euphrate, y fut conservée comme un dépôt sacré par un petit nombre de croyants qui préparèrent une Restauration.
Au retour de l’exil, cette Réforme a lieu et le peuple tout entier l’accepte. Le Juif, d’après l’exil, diffère totalement de l’ancien hébreu. Plus de guerres civiles, de tribus rivales, d’idolâtrie, ni d’impiété ; le monothéisme triomphe ; le particularisme juif naît, grandit ; les mariages mixtes sont abolis ; des lois civiles sévères achèvent l’œuvre de Moïse et des prophètes ; le culte devient de plus en plus pompeux. Le peuple nouveau qui se forma alors porte plus spécialement le nom de Juif, parce qu’il était presque entièrement formé des débris de l’ancien royaume de Judaa.
a – Le royaume d’Ephraïm resta seul à l’écart ; il devint le peuple samaritain.
A ce profond attachement aux traditions nationales se joignit une grande puissance de réflexion et d’analyse. Une véritable théologie fut crééeb ; les partis religieux, le Pharisaïsme, par exemple, et le Saducéisme prirent naissance, la Synagogue fut fondée.
b – Ed. Reuss. La Théologie chrétienne au siècle apostolique, tome I, p. 79.
C’est précisément au commencement du premier siècle que cette théologie et ces partis religieux atteignirent le plus haut point de leur développement. Le temple de Jérusalem qui venait d’être rebâti, et auquel on travaillait encore pendant la vie du Christ, rendait de son côté aux pratiques de la religion de Moïse une vitalité nouvelle. Ici ce sont les prêtres et les grands, là les scribes et les « Docteurs de la loi, » partout le mouvement et la vie. C’est ainsi qu’immédiatement avant la destruction de Jérusalem, le Judaïsme était arrivé à sa maturité ; son œuvre s’achevait. Les dernières conséquences des principes posés autrefois par l’antique Hébraïsme étaient tirées et les divers partis alors existant les mettaient en pratique chacun à leur manière.
Nous ne parlons que de la Palestine. Au premier siècle, les Juifs avaient dans le monde trois grands centres religieux : Babylone, où il en était resté un grand nombre, la Palestine dont nous nous occupons ici, et Alexandrie, où il y en avait certainement plus de cent mille. Ils remplissaient deux des cinq quartiers de cette ville, la plus grande du monde après Rome. Là ils avaient pris un développement distinct de celui de leurs compatriotes sous l’influence des idées grecques, qu’ils avaient non seulement subies, mais adoptées. Le canon de leur Bible différait du canon usité en Palestine, et ils se passaient fort bien du temple de Jérusalem. Nous ne parlerons pas de ces Juifs alexandrins. Si Philon a une part capitale à revendiquer dans l’histoire des origines du christianisme, ses idées n’exercèrent aucune influence sur l’Évangile des premiers temps et en particulier sur les hommes qui entouraient Jésus. A l’heure où il écrivait ses principaux traités et développait ses doctrines sur Dieu, le Verbe, et les êtres intermédiaires, la Palestine n’avait peut-être fait aucun emprunt à l’Egypte. Il est certain que l’école d’Alexandrie était schismatique. Le Talmud lui-même ne la nomme pas une seule fois ; et si Philon était venu à Jérusalem, il y aurait été probablement fort mal vu par Gamaliel. Les Alexandrins qui s’y étaient établis ne se voyaient qu’entre eux ; ils avaient leur synagogue et ne frayaient pas avec la masse de la nation (Actes 6.9)c.
c – Nous renvoyons le lecteur qui désirerait voir développer et prouver cette assertion aux ouvrages suivants : Nicolas, Des Doctrines religieuses des Juifs, p. 206-209 ; Réville, Revue de théologie de Strasbourg, année 1867, p. 228.
Est-ce à dire que l’Hellénisme n’ait exercé aucune influence sur le Judaïsme de la Palestine ? Nullement. Le despotisme d’Antiochus Épiphane avait imposé les idées grecques et il avait bien fallu les subir. Elles étaient éminemment envahissantes. Le livre d’Énoch, qui a été écrit par un juif orthodoxe pour protester contre l’introduction des idées grecques en Palestine, est lui-même tout imprégné de ces idéesd. Il y avait même un parti grec à Jérusalem, mais il était détesté (1 Maccabées 1.11-52 ; 2 Maccabées 4.10-16) : l’affreux souvenir du règne d’Antiochus Épiphane était encore trop vivant dans les cœurs. Un Grec ou un ami des Grecs était un impur et un traître.
d – xvii, 4. L’auteur raconte une descente aux enfers que l’on dirait imitée de celle d’Enée dans Virgile. Enéide, liv. VI. v. 259 et suiv.
L’étude de la langue grecque était interdite. « Celui qui enseigne le grec à ses fils est maudit, dit le Talmud, à l’égal de celui qui élève des porcs. » Gamaliel connaissait la littérature grecque dit la Mischna ; et la Guemara croit devoir l’en excuser ; « c’est, dit-elle, qu’il avait des relations obligées avec la famille des Hérodes. » Josèphe dit, du reste, qu’on étudiait peu les langues en Palestine. Les systèmes philosophiques de la Grèce avaient fait leur apparition en Judée deux cents ans avant Jésus-Christ, mais les écoles de Jérusalem y étaient restées très opposées. C’est des profondeurs de l’Ancien Testament que les Docteurs de la Loi prétendaient tirer toute leur théologie. Ils n’y réussissaient pas entièrement, mais pour eux, la Thorah renfermait toute la science et elle seule jouissait d’une autorité incontestée. Cette idée était bien contraire aux tendances rationalistes de l’esprit grec.
Avec les Juifs de Babylone, il en était autrement. Leurs rapports avec leurs compatriotes de Jérusalem étaient fréquents. Hillel, qui demeurait à Babylone, fut appelé en Palestine quarante ans avant Jésus-Christ pour décider une question relative à la Pâque. Que nom lui donner lorsqu’elle tombait sur un jour de sabbat ? Aussi aurons-nous souvent à consulter la Guemara de Babylone. Mais ce Talmud sera la seule de nos sources qui ne soit pas d’origine palestinienne.
Le livre dont nous publions aujourd’hui la seconde édition est le premier volume d’un ouvrage en préparation sur les origines palestiniennes du christianisme. Il traite des idées religieuses au sein desquelles Jésus a grandi et vécu. Le volume suivant traitera des pratiques religieuses et de l’état social des contemporains du Christ. Il contiendra une description des lieux habités par Jésus : Nazareth, Capernaüm, le lac de Tibériade et la Galilée d’une part, Jérusalem et la Judée de l’autre. Il y sera aussi parlé de la vie de famille chez les Juifs du premier siècle, des mœurs des riches et de celles des pauvres ; de la ville et de la campagne. Une série de chapitres sera consacrée au temple et à ses cérémonies, à la synagogue et à ses coutumes. Le sanhédrin, les autorités civiles, militaires, ecclésiastiques, la situation politique du’ pays feront aussi l’objet d’études spéciales.
Enfin nous aborderons l’enseignement de Jésus lui-même. Nous chercherons, en rattachant cet enseignement au milieu où il a été conçu et donné, à en saisir la vraie grandeur et la divine originalité. Nous espérons montrer qu’il y eut avant tout, dans le mouvement religieux préparé par Jean-Baptiste et inauguré par Jésus-Christ, une réaction spiritualiste et universaliste contre le formalisme et le particularisme juif du premier siècle.
C’est ainsi, croyons-nous, que commença la plus grande révolution religieuse de l’histoire des hommes, celle qui a fait succéder à la plus belle des religions nationales, le judaïsme, la religion universelle par excellence, la religion définitive de l’humanité, le christianisme.
Ce caractère spiritualiste et universaliste de l’enseignement de Jésus (et que saint Paul accentuera encore) se reconnaît dans son idée de Dieu (le Père céleste), dans son idée de l’homme (le salut fondé sur le repentir et sur la foi et non sur les œuvres), enfin dans ses idées sur lui-même et sur la rédemption universelle qu’il apporte. Nous le retrouverons enfin dans le rôle qu’il s’attribue, où il se donne successivement pour le Messie de son peuple et le Sauveur du monde, et finit par prendre la place de Dieu lui-même.
Jésus a certainement pensé, sur bien des questions, ce que pensaient ses contemporains ; mais sur ces trois points principaux : Dieu, l’homme et lui-même, nous croyons qu’il a apporté au monde des notions entièrement nouvelles, celles qui ont fait l’universalité du christianisme et qui constituent son éternelle vérité.
Le livre que nous publions aujourd’hui servira donc d’introduction à celui que nous, préparons. C’est une page de l’histoire juive au premier siècle que nous reproduisons. Nous cherchons à caractériser le mouvement d’idées au sein duquel s’est formée une partie de la dogmatique chrétienne et, par conséquent, les influences qui ont pu agir sur ses premiers développements.
Un certain nombre d’inexactitudes de détail, presque inévitables dans la première édition d’un travail de ce genre, ont été corrigées dans celle-ci. Nous avons aussi modifié nos vues sur deux questions : la date de la rédaction des Targoums et l’influence que les idées grecques, et en particulier la théosophie alexandrine, ont pu exercer sur les juifs de Palestine. Nous croyons fondée la critique qui nous a été faite sur ces deux questions par M. Henry Soulier, dans la Revue de théologie et de philosophie, de Lausanne (n° de juillet 1877).