La théologie de François Bonifas
Bonifas (Louis-Emilien-François), naquit à Grenoble, le 19 octobre 1837, et mourut à Montauban, le 15 décembre 1878.
Il avait obtenu le grade de docteur ès-lettres en Sorbonne, le 25 juillet 1863, et le grade de docteur en théologie à la Faculté de Montauban, le 9 janvier 1866.
Nommé d’abord aide-directeur au séminaire protestant de Montauban en 1863, il donna des cours de littérature dont il a fait paraître plus tard des fragments fort appréciés dans la Revue chrétiennea. Mais, sa vraie vocation était la théologie : sur la désignation des Églises, il fut appelé, le 16 juin 1866, à occuper la chaire d’histoire ecclésiastique, laissée vacante par la retraite de M. le doyen et professeur Montet. Dès qu’il eut atteint l’âge de trente ans, c’est-à-dire l’année suivante, son titre provisoire de chargé de cours fit place à celui de professeur titulaire.
a – M. le professeur Jean Monod a consacré à l’œuvre littéraire de Bonifas un article intéressant dans la Revue théologique, 1881.
Au bout de douze ans d’enseignement, Dieu le rappela à Lui.
La vie de notre ami fut courte et tranquille. Ses agitations, si elle en eut, se passèrent toutes au dedans. Un récit simple et touchant, puisé aux sources les plus sûres, les plus intimes, a retracé l’histoire de cette belle âme. Je renvoie nos lecteurs à ce livre modeste, fait pour tourner les cœurs vers Dieu, comme celui dont il raconte le bienfaisant passage ici-basb. J’ai simplement à parler ici du théologien et du professeur.
b – François Bonifas, professeur à la faculté de théologie de Montauban, (1837-1858). — Souvenirs biographiques et méditations recueillies par Daniel Benoit, pasteur, 1884.
On n’attend pas que j’entreprenne une exposition complète et une discussion approfondie. Je n’en aurais ni l’espace ni le temps. Je dois me borner aune description rapide, et comme on dit dans l’école, tout objective : je ne veux rien mettre de moi dans cet exposé des vues de Bonifas. Il n’a, nulle part, organisé ses idées en système : il exprimait tantôt sur un point, tantôt sur un autre, suivant l’occasion, la conception qui était la sienne. Si ses goûts et ses aptitudes le portaient à la théologie systématique, ses fonctions lui imposaient l’examen des doctrines d’autrui plutôt que le développement de sa propre doctrine. Il s’en plaignait par moments. A tort, selon moi. Dans l’état actuel des esprits, on agit sur eux avec plus de puissance par l’histoire et par la critique, que par l’exposition directe. Un système qui se présente tout fait soulève trop d’objections à la fois et commence par mettre les intelligences en garde. Sa masse pénètre plus difficilement que des vérités inoculées à petites doses et successivement, agissant à l’intérieur des esprits comme le grain de sénevé ou le levain de l’Évangile. Mais ce qui peut être un avantage pour le professeur qui veut amener ses disciples à l’acquisition personnelle de la vérité devient une difficulté pour celui qui est appelé à reproduire la doctrine du théologien. Il est obligé de chercher çà et là des membres épars, et il ne lui est pas permis, pour composer un corps complet, de créer ceux qui manquent et de former entre les uns et les autres les jointures absentes : il ne pourrait opérer cette construction qu’en ajoutant de son propre fonds à une pensée que sa tâche est de rendre exactement.
Bonifas partait de cette idée que l’homme est fait pour Dieu, mais que l’homme s’est détourné de Dieu. Ce qu’il lui faut donc, à tout prix, s’il doit remplir sa haute destinée, c’est d’être ramené à Dieu. Le péché, puissance d’obscurité et de servitude, souverain désordre et souveraine misère, faute et malheur de l’espèce à la fois et de l’individu, constituait, à ses yeux, non pas un dogme avant tout, mais une réalité tragique dont le sentiment douloureux et profond manquait trop à la théologie contemporaine. Il avait trouvé en Christ celui qui enlevait cette culpabilité écrasante, guérissait cette mortelle impuissance, rendait enfin l’homme à Dieu et Dieu à l’homme. Adam, c’est-à dire l’humanité tombée, coupable, condamnée ; — Jésus-Christ, c’est-à-dire l’humanité relevée, pardonnée, sanctifiée, glorifiée : c’étaient les deux pôles de sa foi et de sa pensée.
Il croyait donc à une intervention de Dieu pour arracher l’homme à la condamnation et à l’esclavage du péché. C’est dans ce sens qu’il pouvait dire avec toute l’Ecole évangélique libérale, que le surnaturel formait non pas une des preuves seulement, mais l’essence même du christianisme, non l’appui mais l’objet de la foi. En effet, Dieu intervenant en Christ pour sauver l’homme, c’est tout le christianisme ou le christianisme n’est rien ; et c’est le surnaturel au suprême degréc.
c – Benoît, op. cit., p. 73.
Ces idées sur le péché et le surnaturel supposent la liberté, la liberté en l’homme qui peut s’écarter de sa loi, la liberté en Dieu qui n’est point lié dans son activité par un déterminisme absolu, pas plus par celui de sa nature que par celui des choses. Ces deux libertés sont, du reste, solidaires l’une de l’autre : on ne saurait concevoir la liberté en l’homme sans la postuler en Dieu qui a fait l’homme.
Telle est donc l’importance souveraine de la question du surnaturel : elle implique la possibilité de l’Évangile, et en même temps celle de l’ordre moral tout entierd.
d – Cf. Etude sur la théodicée de Leibniz, p. 137-181 ; la Doctrine de la Rédemption dans Schleiermacher. p. 150-151.
Dieu avait pu intervenir, Dieu était intervenu. L’histoire de cette intervention se trouve dans les Saintes-Écritures : elles rapportent aux hommes ce que Dieu a fait pour les sauver, ce qu’il a chargé ses témoins inspirés de leur dire de sa part ou d’accomplir en son nom ; elles renferment la révélation, la parole de Dieu. De là vient qu’elles constituent l’autorité souveraine en matière de foi, le divin trésor où le théologien puisera les matériaux de son système ; la lumière à laquelle il jugera toutes les doctrines. Cette soumission aux Écritures formait un des traits les plus marqués du caractère théologique et religieux de Bonifas. S’il ramenait les systèmes des plus grands esprits devant cette juridiction suprême et, pour lui, sans appel, il commençait par y soumettre sa propre pensée. Je m’en tiens à la Bible, disait-il souvente.
e – La Doctrine de la Rédemption, etc., p. 146-147.
Il admettait, d’autre part, avec Schleiermacher, « que la théologie a pour point de départ et pour fondement le sentiment chrétien, l’expérience chrétienne », qu’elle n’est autre chose que la « foi et la vie chrétiennes se prenant elles-mêmes comme objet d’étude, et se transformant en science ». N’était-ce pas donner à l’Écriture Sainte un rôle secondaire, dans la formation de la théologie, puisque c’était puiser les matériaux de la construction systématique, non pas dans la Bible, mais dans la conscience chrétienne individuelle ? On sait que Ritschl résout la difficulté en prenant pour norme et pour base l’expérience chrétienne des premiers croyants, que seul le Nouveau Testament nous fait connaître. Bonifas s’y prenait d’une autre façon : il remarquait que « la conscience chrétienne ne s’est pas formée toute seule ; la vie chrétienne a une source et une cause ; la foi a un objet concret et vivant. Cette source de la vie chrétienne, ce principe formateur de la conscience chrétienne, ce sont les faits chrétiens, les faits du salut, tels que Dieu les a accomplis dans l’histoire, tels que nous les attestent les Saintes Écritures ; tels enfin que nous les confirme le témoignage du Saint Esprit au fond de nos âmes… » Et sa conclusion est à relever. « Maintenons avec une égale énergie l’élément subjectif et l’élément objectif de la foi. Que notre théologie jaillisse des profondeurs de notre vie chrétienne. Mais que notre vie chrétienne, à son tour, se retrempe à sa vraie source, c’est-à-dire dans la communion de Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur du monde, auquel rendent témoignage à la fois les Saintes Écritures et la voix intérieure de l’Esprit. C’est à ce prix seulement que nous pourrons édifier une théologie solide et qui serve d’une manière efficace les intérêts de la vie religieuse »f.
f – Revue théol., 1870, p. 264-265 ; Cf. 1875, p. 286.
Ces dernières paroles nous amènent à corriger une impression qu’on pourrait éprouver en lisant certaines déclarations de Bonifas, et qu’on ressentait quelquefois en l’entendant.
Il semblait que de cette double formule qui nous paraît contenir sur ce point la vérité totale « de l’Écriture au Christ, du Christ à l’Écriture », Bonifas ne connaissait ou n’acceptait que la première ; qu’à ses yeux, l’Écriture possédait en elle-même, avant toute expérience, une autorité souveraine devant laquelle le théologien comme le simple chrétien n’avait qu’une attitude légitime à prendre : s’incliner et obéir ; et que cette autorité se fondait principalement, sur des considérations étrangères à son enseignement, sur le témoignage, sur la prophétie, sur le miracle. Je suis assuré que Bonifas n’eût aucunement répudié cette façon de démontrer l’autorité des Écritures par des preuves externes. Il était convaincu que la révélation, s’étant produite dans le cours de l’histoire, pouvait être constatée et établie comme tout autre fait historique, par des marques extérieures et des documentsg. Toutefois, il eût protesté si on l’avait représenté comme ne connaissant que cette manière d’entendre et d’établir l’autorité des Écritures. Il était trop persuadé que la révélation répondait aux besoins de l’âme humaine et il en faisait trop chaque jour l’expérience personnelle, pour ne pas reconnaître dans cette admirable adaptation une preuve décisive de divine origine. Qu’on relise, à ce point de vue, les dernières pages de sa belle étude sur Leibniz, où nous rencontrons des paroles comme celles-ci : « A moins de prétendre que l’homme n’est pas fait pour la vérité, il faut admettre que la vérité se démontre en se montranth. » Qu’on relise dans son article sur un programme d’apologétique le morceau qui commence par ces mots : « Quant à l’inspiration des Écritures et à leur autorité souveraine en matière religieuse, c’est par l’esprit de leur contenu, c’est par le témoignage que ce contenu se rend à lui-même devant la conscience, qu’il faut, avant tout, les démontreri. » Qu’on relise enfin la longue et importante note dans laquelle il expose avec une sympathie évidente la façon dont Luther a été conduit par la foi au Christ à la foi en l’Écriture. Plus loin, rappelant les deux méthodes apologétiques dont l’une va du contenu au contenant, et l’autre du contenant au contenu, il conclut : « Je me déclare en faveur de la première. Je la crois plus moderne et plus humaine, et je suis heureux de pouvoir l’appuyer du nom de Luther. » Il croyait que « la conscience est, elle aussi, une révélation, comme la Bible », mais ce ne serait pas rendre exactement sa pensée de ne pas ajouter que, selon lui, « après avoir rendu témoignage à la révélation, elle doit abdiquer devant elle comme devant une autorité qu’elle a reconnue supérieure et qui doit demeurer souveraine désormaisj ».
g – Cf. Revue théol., 1875. Un Programme d’apologétique, p. 235-6. — Cf. Son plan d’une apologétique, Hist. d. dogm., I, p. 205-208, et ce qu’il dit sur l’incidence des preuves, le caractère moral de la foi, Rev. théol., ibid., p. 223-225.
h – Étude sur la théodicée, p. 227-229.
i – Rev. théol., 1875, p. 233.
j – La Rédemption dans Schleiermacher p, 139.
En somme, la Sainte Écriture est pour lui la source de la vérité, la règle suprême de la foi. Par cette affirmation, il prétend se séparer du même coup du rationalisme qui ne veut pas reconnaître d’autre autorité que celle de la raison, et d’une orthodoxie traditionnelle qui tiendrait pour infaillibles les symboles du passé. Ces derniers, dans ce xvie siècle qui fut pour les Églises de la Réformation le siècle héroïque et créateur, ont exprimé d’une façon admirable les vérités fondamentales du christianisme ; on ne peut que s’accorder avec eux dans leurs affirmations essentielles, mais on ne saurait méconnaître leurs lacunes et leurs erreurs. Bonifas vénère cette vieille théologie, il déclare « qu’on est trop enclin aujourd’hui à en faire bon marché », mais il ne la croit pas sans imperfection, et il protestait contre toute tentative d’asservir l’esprit au joug des formules et d’enlever aux penseurs chrétiens la liberté scientifique. « Les théories et les formules dogmatiques vieillissent et meurent comme tout ce qui est humain… Elles s’élaborent lentement, pour décliner ensuite et être remplacées par d’autres qui correspondent mieux aux nécessités et aux préoccupations nouvelles. Mais, sous ces enveloppes changeantes, il y a le fond qui ne change pas. » Ce fond éternel est conservé dans la Bible. Pour corriger les formules vieillies, « revenons à la théologie de la Bible : comprendre la révélation dans l’harmonie profonde et vivante de son contenu, ce sera nous élever également au-dessus d’un rationalisme impuissant et d’une orthodoxie étroite et stérilek ».
k – La Rédemption dans Schleiermacher p, 152. Cf. p. 117.
Est-ce à dire alors que tout le travail de la théologie doive se borner à ce qu’on appelle la théologie biblique ? Si les Écritures rapportent les faits fondamentaux et nécessaires du salut, ne reste-t-il plus rien à faire, que de les recueillir et de les coordonner, en empruntant, s’il est possible, à la Bible elle-même le plan de cette systématisation ? Ce serait déjà, qu’on y pense, admettre le droit de la critique et de l’exégèse ; car, pour recueillir l’enseignement biblique, il faut être assuré que l’on possède les textes authentiques et qu’on les comprend. Mais là ne se borne pas, aux yeux de Bonifas, le travail de la théologie. Il n’estime pas que la forme sous laquelle l’Écriture nous donne la pensée de Dieu soit absolument adéquate au fond. On rencontre dans la Bible « un symbolisme réalistel, » assurément, mais enfin un symbolisme, qu’il ne faut ni laisser de côté comme une image sans réalité, ni prendre à la lettre comme un enseignement direct, qu’il faut par conséquent interpréter. De plus, la forme de la révélation scripturaire est à la fois divine et humaine. De là, le droit et le devoir de soumettre la Bible à une critique respectueusem. De plus encore, la révélation n’est pas donnée dans l’Écriture tout achevée en une fois : elle s’y produit successivement et par des organes divers dont elle a pris plus ou moins l’empreinte : l’éducation de l’auteur sacré, son développement personnel, les circonstances au milieu desquelles il se meut, les auditeurs ou les lecteurs auxquels il s’adresse, les adversaires avec lesquels il a affaire ; ce sont là autant d’influences variables qui s’exercent sur ces témoins de Dieu et donnent des caractères particuliers et divers à leurs conceptions de la vérité et à leur manière de l’exprimer.
l – Étude sur l’expiation, etc., p. 22.
m – Revue théol., 1875. p. 284.
Bonifas signale franchement cette diversité, méconnue par l’orthodoxie du xvie siècle ; la partie la plus considérable de son livre sur l’unité de l’enseignement apostolique est consacrée à exposer la conception particulière et distincte de chacun des auteurs sacrés du Nouveau Testament. Sa conclusion est toute, assurément, en faveur de l’unité profonde de l’enseignement apostolique ; mais elle ne laisse pas de rappeler en termes nets les différences qui s’y présentent. « Chacun, dit-il en parlant des écrivains sacrés, envisage la vérité chrétienne sous un aspect différent ; chacun met en relief un de ses éléments de préférence aux autres… Chacun d’eux rend témoignage à ces réalités divines selon la mesure des dons qu’il a reçus, selon la portée du regard spirituel dont l’Esprit saint l’a douén. » Du reste, cette diversité est sous le gouvernement de l’Esprit de Dieu : un progrès s’y décèle. La révélation se poursuit, se développe et s’achève d’un écrivain à un autre, depuis Jacques qui occupe le degré inférieur, tout rapproché de Jean-Baptiste, jusqu’à Jean qui résume dans une synthèse supérieure les éléments relevés successivement par ses devanciers. Cette diversité constitue une richesse de plus ; l’Évangile, sous cette forme variée et vivante, se montre plus capable de répondre aux besoins divers des âmes et des générations qu’il ne l’eût fait en s’enfermant dans un cadre étroit et rigide. Il n’en reste pas moins qu’il faut étudier pour saisir et formuler ce développement de la pensée divine.
n – Voir Unité de l’enseignement apostolique, p. 280-82. Ce qu’il y a peut-être de plus significatif dans cet ordre de considérations, c’est ce qu’il écrit p. 112-115 sur la prédestination on saint Paul.
D’ailleurs, il y a deux choses dans le christianisme : le fait primitif et essentiel, l’acte de Dieu fondamental, c’est l’élément immuable, qu’on ne saurait supprimer sans supprimer du même coup l’Évangile tout entier ; puis, la formule intellectuelle du fait divin et son agencement en système, c’est l’élément variable. Cette idée féconde, magistralement exposée dans le discours d’inauguration de son frère Ernest Bonifas, revenait plus d’une fois sous la plume et dans les conversations de notre amio. Il croyait fermée l’ère des Révélations divines ; mais il estimait toujours ouverte celle des interprétations humaines. L’Église était appelée à comprendre mieux la vérité, et, par conséquent, à passer d’une explication à une autre. Les générations se sont succédé, mettant en saillie tantôt un côté, tantôt un autre de la pensée divine, avançant ou reculant dans l’intelligence et dans l’expression de la vérité chrétienne, toujours nouvelle et toujours inépuisable. Des problèmes qu’on n’avait pas soupçonnés se sont posés de siècle en siècle ; des attaques ont été, les unes après les autres, dirigées contre l’Évangile, et il a suffi le plus souvent pour résoudre les difficultés et pour repousser les objections, de mieux comprendre et de mieux exprimer l’Évangile. Il importe donc que les croyants soient capables de présenter à leurs contemporains la doctrine du Christ sous une forme qui réponde à leurs aspirations, sans rien perdre de son essence éternelle.
o – Étude sur l’expiation, p. 5-6 ; Valeur religieuse des doctrines chrétiennes, p. 3. Cf. François Bonifas, par Benoît, p. 82.
Indépendamment de ces incitations du dehors, c’est un besoin de la foi elle-même de saisir et de s’assimiler toujours davantage son objet. Nul n’a mieux senti et n’a exprimé avec plus d’énergie la nécessité d’une dogmatique, appropriée à notre temps. Cet humble disciple de l’Écriture ne se contentait pas de se nourrir du pain céleste, tel qu’il le trouvait dans le Saint-Livre. Il éprouvait le besoin d’élaborer la substance divine, afin de la rendre plus assimilable pour lui-même et pour ses contemporainsp. Il était convaincu que l’Église avait besoin, à notre époque surtout, de posséder une « dogmatique raisonnée et complète », « précise et nettement déterminée ». La doctrine exerçait, selon lui, une influence considérable sur la vie. Dans son ardeur à soutenir ce point de vue contre ceux qui, par une spiritualité mal éclairée, ne voulaient ni théologie ni dogmatique, ou estimaient que toutes les doctrines étaient également acceptables ou indifférentes pourvu qu’on eût la vie, il se laissait entraîner jusqu’à dire que « la vie découle de la vérité, que Jésus-Christ est la vie, parce qu’il est la vérité, que tout progrès dans la vérité est un progrès dans la vieq ». Paroles qui semblent trahir un intellectualisme bien éloigné de l’esprit de Bonifas ; car il n’avait « aucune sympathie pour cet intellectualisme abstrait et stérile qui n’a que trop souvent prévalu au sein de notre Église ». Il estimait « que cette tendance est contraire à l’esprit même de l’Évangile, et, qu’à toutes les époques, elle a été funeste à la théologie autant qu’à la piété et à la vie religieuser ». C’est qu’il faut entendre ce que signifie pour Bonifas le mot de vérité dans ces façons de parler qui lui étaient familières : « La vie pour le chrétien procède de la vérité, parce que la vérité chrétienne n’est pas une vérité abstraite, mais une vérité vivante ; c’est un fait et une personne ; c’est une rédemption et un rédempteur ; c’est l’ensemble des dispensations de l’amour divin pour le salut des hommes ; c’est le don de Dieu lui-même dans la personne de son Filss. » Ce n’est donc point quelque chose de purement intellectuel. La thèse qu’il soutient dans la brochure d’où nous extrayons cette phrase, est justement que cette vérité-là est nécessaire « à la vie religieuse et aux intérêts spirituels des âmes ». « Nous prétendons que les faits chrétiens, pris tels que la révélation chrétienne nous les donne et avant qu’ils aient été traduits en formules scientifiques par la théologie, ont par eux-mêmes une vertu sanctifiante et une puissance religieuse que rien au monde ne saurait égaler ni remplacer. » On dirait d’après cela que Bonifas tient pour assez indifférent à la piété le travail de la réflexion théologique. Il n’en est rien. N’oublions pas qu’à ses yeux, la théologie a pour objet de mieux comprendre et de mieux exprimer les faits constitutifs de l’Évangile ; tout ce qu’il dit de la valeur religieuse de ceux-ci s’applique aux formules théologiques dans la mesure où elles en donnent une fidèle traduction. Et l’on comprend, à ce point de vue, qu’il ait pensé que « les erreurs de la théologie ont leur contre-coup dans la vie religieuse, et que ce n’est pas impunément qu’on fait de la mauvaise théologie. Il importe donc d’en faire de bonne. »
p – Revue théol., 1870-1871, p. 237 et suiv. ; Rev. chrétien., p. 39 et suiv.
q – Rev théol, 1878, p. 25-28.
r – Rev. théo. 1878, p. 26-27.
s – Valeur religieuse des doctrines, p. 14.
C’est par des considérations de ce genre qu’il établissait le droit et la nécessité de la théologie. Il n’ignorait pas que la science des théologiens avait fait bien des ruines, mais il comptait sur elle pour relever et raffermir ce qu’elle avait eu tort d’ébranler. Il avait la confiance que le travail, parfois effrayant de la critique, tournerait finalement à la gloire de la vérité. Il voyait, je ne dirai pas avec indifférence, mais sans effroi et même avec un certain optimisme, se vulgariser parmi nous les résultats les plus négatifs de la science allemande : « Il est bon, disait-il, que les questions se posent et se discutent, non pas seulement dans le cabinet de quelques théologiens ignorés, mais devant le tribunal de l’opinion publique… Le christianisme n’a pas peur de la lumière, et il peut affronter le grand jour de la libre discussiont. »
t – Unité de l’enseignement apostolique, p. 15-16.
Bonifas tenait le même langage assuré et confiant quant aux sciences positives. « La foi n’a rien à redouter de la science. La science cherche les vérités qui sont de son domaine et ne saurait ébranler les vérités d’un ordre supérieur sur lesquelles elle ne peut avoir de prise. Et comme, d’ailleurs, toutes les vérités se tiennent, la science, quand elle est sérieuse, impartiale et sincère, rend à ces vérités elles-mêmes un témoignage d’autant plus significatif qu’il est plus spontanéu. » Il exprimait une semblable persuasion au sujet de la philosophie. Selon lui, la philosophie, véritablement indépendante, devait aboutir au christianisme ; il ne pouvait même y avoir de philosophie digne de ce nom que la philosophie chrétienne. « Si le christianisme est vrai, il doit l’être partout et toujours. » « S’il n’a pas le dernier mot en philosophie et en histoire, comme en morale et en religion, il n’est pas la vérité. » « Il n’y a pas deux vérités, il n’y en a qu’unev. » Sa conclusion était qu’il ne fallait mettre aucune entrave aux efforts de la science et de la pensée humaine, et qu’on devait ne s’effrayer de rien. Rien ni personne n’a de puissance contre la vérité (2 Corinthiens 13.8).
u – Revue théol., 1874, Un discours de M. Würtz, p. 176.
v – Discours d’inauguration, p. 7-9 ; François Bonifas, etc, par D. Benoit, p. 33-34.
Il y en a que leur foi même rend timides : ils redoutent pour elle toutes les atteintes, ainsi qu’on fait pour une plante délicate ou un enfant maladif ; ils la tiennent soigneusement à l’abri des négations et des doutes, comme s’ils n’étaient pas sûrs qu’elle pût y résister. Bonifas était un croyant d’une autre sorte ; fort et ferme, il ne craignait, pour ses convictions, aucune rencontre, aucun choc, tant il était convaincu de leur solidité. Sa foi le rendait hardi, quelques-uns diraient téméraire, s’il n’y avait pas dans ce mot un trop grand contraste avec le caractère si pondéré et les allures si modestes de notre ami. « Il est de saintes hardiesses que nous avons trop désapprises ; il est une virile confiance en la vérité, que nous avons trop perdue et que je voudrais voir revivre parmi nous. » C’étaient, comme il disait, les saintes audaces de la loi : elles consistaient d’abord, « à aller aussi loin que nous conduisent les Écritures, à aller résolument jusqu’au bout de la vérité, et à ne pas craindre d’affirmer tout ce qu’affirme et enseigne la Bible. Les Écritures renferment tout un monde de vérités, aussi vaste et aussi réel que celui de la nature, et dans lequel il reste encore bien des trésors enfouis, qu’il faut mettre au jour et rendre accessibles à tous. » Ensuite, la hardiesse qu’il réclamait devait se montrer à « n’avoir point honte de l’Évangile, à proclamer hautement toutes les folies qui sont la sagesse et la puissance de Dieu. Si l’Évangile est vrai, il l’est partout et toujours. S’il est la lumière, il doit éclairer tout ce qu’il touche ; il doit être la vérité en métaphysique, comme en morale et en religion. N’ayons donc pas a peur d’aborder tous les problèmes à la lumière de l’Évangile. Ne reculons pas devant les questions qui se posent devant nous…w » La parole la plus hardie peut-être qu’il ait écrite, dans cet ordre de préoccupations, a été jetée comme en passant dans un article de critique bibliographique : « Il est temps de secouer ces restes de paganisme qui déparent notre théologie. Il est temps de nous faire une psychologie et une métaphysique chrétiennes et de mettre les principes de notre philosophie d’accord avec les données de notre foi et avec les découvertes de la sciencex. » Il disait cela à propos du dualisme que le spiritualisme classique institue entre la chair et l’esprit. Il l’aurait pu dire aussi, et il l’a peut-être pensé, au sujet de la notion de Dieu, dans la dogmatique courante. Il est à regretter qu’il n’ait pas lui-même entrepris d’appliquer ce programme, plus audacieux qu’il ne semble : il y avait de quoi bouleverser, — non pas la foi des simples, — mais la théologie des docteurs.
w – Cf. Revue théol, 1873 ; Un nouvel essai d’apologétique, p. 221 ; 1878, La doctrine de la Trinité dans les Saintes Écritures, p. 28-29.
x – Revue théol., 1873, p. 229.
Je parle de la hardiesse de ce croyant. N’en était-ce pas une, et bien grande, que cette thèse sur Leibniz, qui l’amenait à porter en Sorbonne, au centre du spiritualisme français, ses appréciations sévères sur l’insuffisance et la stérilité de cette noble école, et cette belle et courageuse exposition de l’optimisme chrétien où il ne cache rien des doctrines qui pouvaient le plus heurter ses auditeurs et ses juges ? Ce débonnaire, à la voix faible, à l’attitude modeste et presque effacée, ne craignait rien quand il s’agissait de la vérité. Je pourrais bien signaler à ce point de vue ses travaux sur Schleiermacher, dont il s’occupa à plusieurs reprises : il y eut, de sa part, un certain courage à s’attaquer à ce puissant initiateur de la théologie moderne, dont la vraie pensée n’est pas toujours aisément saisissable, et à conserver, vis-à-vis de ses admirateurs comme de ses détracteurs, l’indépendance de ses éloges tour à tour et de ses critiques. Ces grands noms le mettaient en face des grandes questions, mais il savait aller directement à celles-ci, et il ne choisissait pas d’ordinaire les plus faciles ou les moins redoutables. N’étant encore qu’étudiant, il s’en prenait pour son coup d’essai au sujet capital de l’Expiation ; plus tard, il se plongeait dans l’étude du problème assez compliqué de la diversité et de l’unité de l’enseignement apostolique ; enfin il a osé aborder le mystère de la Trinité.
J’ai eu un moment l’idée, pour achever cette caractéristique théologique de Bonifas, de résumer le contenu de chacun de ces travaux ; mais c’eût été prolonger démesurément cette notice déjà plus longue que je n’aurais voulu. Je me contenterai d’indiquer les parties de la doctrine chrétienne sur lesquelles Bonifas a exprimé des vues personnelles ou des prédilections particulières.
Un des points, nous l’avons dit, qui lui tenaient le plus à cœur, c’était la liberté. Il faut lire les dernières pages de son étude sur Leibniz pour voir à quel degré il y croyait, et estimait qu’il fallait y croire. Selon lui, c’était l’honneur de l’homme de l’avoir reçue, et l’honneur de Dieu de l’avoir donnée. Cause de la chute, elle devait être la cause du relèvement : le triomphe de la Rédemption consistait à la restaurer et à la rendre capable de subir victorieusement une nouvelle et décisive épreuve. Elle donnait l’explication de bien des désordres dans ce monde, œuvre d’un Dieu bon et tout-puissant : « La liberté, voilà le mot de l’énigme universelle, » s’écriait-il, mais il ajoutait aussitôt : « Voilà le grand mystère de qui dépendent tous les autresy ». Car, partout où elle apparaît, la liberté apporte, avec de nobles privilèges, de redoutables difficultés.
y – Revue théol, 1875, p. 231.
Bonifas ne semble pas s’être inquiété des embarras que rencontre dans le déterminisme scientifique contemporain l’affirmation du libre arbitre, il s’est montré plutôt préoccupé des conditions métaphysiques de la liberté. Pour que la créature fût libre, il fallait que le créateur le fût d’abord lui-même. Mais, comment admettre dans l’Être parfait et nécessaire la liberté qui semble être la faiblesse autant que le privilège de l’imperfection, et qui constitue la contingence même ? Comment supposer en un Dieu, qui est tout en acte, une faculté qui est toute en puissance ? Et, d’autre part, comment s’expliquer qu’un Dieu sage et bon ait couru les risques terribles de la création d’un être qui, étant libre, peut se précipiter dans une révolte et une misère éternelles ? Bonifas pensait résoudre ces difficultés, comme bon nombre de métaphysiciens chrétiens, par la Trinité. Dans le mystère de l’éternelle unité des trois personnes, Dieu possédait l’infinie satisfaction de son être ; toutes les perfections divines étaient en acte, et rien n’obligeait la divinité à sortir d’elle-même, pour se donner en créant un objet d’activité et d’amour. De plus, Dieu pouvait courir la grande aventure de la liberté, étant assuré de posséder par devers lui, dans la personne du Fils, le moyen d’en réparer tous les désastres. Bonifas s’était proposé de traiter, dans une série d’articles, cette grave matière. La mort l’a enlevé, avant qu’il eût pu écrire autre chose qu’un premier article, renfermant l’enseignement scripturaire sur la question. Il n’est pas à croire qu’il eût abouti à rédiger une formule précise. Telle n’était assurément pas son espérance. Il ne poussait pas jusque-là sa hardiesse. « Il faut savoir s’arrêter, pensait-il, se taire et adorer en silence sans chercher à comprendre et à exprimer ce qui ne saurait être saisi par l’intelligence et rendu par le langage humain. » Il ne comprenait pas qu’on pût avoir la prétention « de trouver la formule scientifique exacte de choses qui défient et dépassent toutes les formules. » S’il avait pu achever ses articles, il se serait probablement borné à « décrire le mystère, en énumérant les éléments essentiels qui le constituent ». Il aurait insisté sur la subordination du Fils au Père, et du Saint-Esprit au Fils, et il aurait certainement dissipé quelques-unes des difficultés engendrées par la formule de Nicée.
S’il adorait en Jésus-Christ le Verbe éternel fait chair, il affirmait avec énergie la réelle et parfaite humanité du Sauveur, non moins nécessaire que sa divinité. La doctrine de la kénose lui paraissait offrir l’avantage de permettre au théologien évangélique d’accepter à la lettre tous les témoignages rendus par les Écritures à l’humanité de Jésus-Christ, et de reconnaître dans sa vie tous les traits d’un développement humain normal, sans rien retrancher de sa divinité.
« Et cette obéissance, Jésus a dû l’apprendre, selon la significative expression d’un écrivain sacré ; ce qui veut dire que Jésus n’a pu obéir que par la lutte et par la victoire. Il a connu les sanglants combats de la liberté et les terribles assauts de la tentation. Il a livré bataille à Satan et ce n’était point une fantasmagorie vaine. L’épreuve a été redoutable au désert ; et elle s’est renouvelée, plus redoutable encore peut-être, dans le jardin de Gethsemané. — Jésus a donc été le second Adam, semblable au premier en toutes chosesz. »
z – La doctrine de la Rédemption, p. 115.
A-t-il réussi à dessiner avec netteté tous les contours de cette hardie doctrine, à en écarter les conclusions dangereuses pour la divinité ou pour l’humanité de Jésus Christ, à dissiper enfin les étonnements et les scandales qu’elle soulève chez plusieurs ? Nos lecteurs pourront en juger en parcourant les pages consacrées dans le présent ouvrage, à l’exposition et à la défense de cette conception.
Après la personne du Rédempteur, son œuvre. Bonifias s’est exprimé plus d’une fois sur la doctrine de l’expiation de nos péchés par Jésus-Christ ; il n’a nulle part, que je sache, exposé d’une manière complète sa conception : c’est toujours par fragments, et à l’occasion des doctrines qu’il jugeait, qu’il a dit sa propre pensée. Voici, d’après lui, les éléments nécessaires de cette doctrine.
S’il n’acceptait pas qu’on « érigeât en personnages réels et vivants, engageant entre eux une lutte étrange et se faisant de mutuelles concessions » la justice et l’amour en Dieu, s’il affirmait avec décision que « l’initiative de la Rédemption appartient à l’amour de Dieu », « premier et dernier mot de toutes les œuvres divines, » il n’en maintenait pas moins que « Dieu ne pouvait employer pour sauver les hommes qu’un moyen qui fut d’accord avec les exigences de sa sainteté, et qui condamnât le péché en faisant grâce au pécheura. »
a – Etude sur l’Expiation, p. 8, 20-22.
Ce moyen, c’est l’obéissance active et l’obéissance passive de Jésus-Christ. Pour expliquer comment cette double obéissance nous est imputée ou devient nôtre, il indique, sans la développer et la pousser à fond, la solidarité intime et vivante qui existe entre nous et Christ, de même qu’entre nous et Adam, « comme nous avons désobéi en Adam, nous avons obéi en Jésus-Christ ». « Il y a là une substitution morale, organique et vivante, » « tout ce qui est à lui est à nous, comme tout ce qui est à nous est à lui. Son obéissance est la nôtre, comme notre loi est la sienne. »
Jésus-Christ a donc voulu faire siennes les suites de notre péché et donner satisfaction à la loi par sa mort aussi bien que par son obéissance. « Jésus a connu l’abandon et la colère de Dieu, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus profond et de plus amer dans le châtiment mérité par le péché. » « Il y a donc dans la souffrance et la mort de Christ, un châtiment, une sanction donnée à la loi, et un jugement prononcé contre le péché dont Jésus s’est volontairement chargé. » Non qu’il ait pu se sentir un seul instant coupable, mais « c’est cet abandon de Dieu uni à la claire conscience de ne pas l’avoir mérité, qui a rendu pour Jésus cette heure ténébreuse souverainement amère et terrible. » Non, encore qu’il ait souffert sur la croix une peine égale à celle qu’avait mérité le genre humain. Il n’y a pas équivalence numérique, comme l’enseignait Anselme, mais il y a « identité morale » et non identité matérielle ; ce n’est pas un tantum, mais un taleb.
b – Réd. d. Schleiermacher, p. 115-124 ; Et. sur Expiation, p. 90.
Bonifas s’était attaché d’une façon singulière à la mystérieuse doctrine de la descente de Jésus aux enfers. Il la voyait enseignée par Pierre (1 Pierre 3.19 ; 4.6), supposée dans plus d’un autre passage scripturaire, postulée par l’amour et la justice de Dieu, enfin « nécessaire à la construction du système chrétienc ». Il aimait à montrer comment cette intervention du Sauveur dans le royaume des morts fournissait un moyen de répondre, sans sortir des données de la révélation, à quelques-unes des questions qui troublent parfois le chrétien. Que deviennent les âmes qui ont quitté, qui quittent chaque jour le monde sans que Christ leur ait été annoncé ? Tout espoir est-il perdu pour elles ? Non, « la descente de Jésus aux enfers rend un éclatant témoignage à l’universalité du salut. Elle nous apprend que le bienfait de l’Évangile s’étend à toutes les générations humaines, à celles qui ont précédé la venue du Sauveur comme à celles qui l’ont suivie, toutes sont ou seront mises en demeure d’accepter ou de rejeter le salut qui leur est offert en Jésus-Christd ». Il se ferait donc, à ce compte, de l’autre côté de la tombe, une œuvre d’évangélisation et de conversion égale si ce n’est supérieure à celle qui se fait sur la terre. Et c’est ce qui expliquerait sans doute pourquoi Dieu nous reprend si souvent des ouvriers jeunes et forts, quelquefois les plus forts, ceux que nous aurions le plus besoin de conserver en ces temps difficiles et obscurs : c’est qu’il veut les employer ailleurs.
c – Revue théol., 1873, p. 229.
d – Unité de l’enseign, apost., p. 63.
Il y avait une autre doctrine, sur laquelle il revenait avec d’autant plus d’insistance qu’elle lui paraissait trop oubliée aujourd’hui. Il aurait voulu qu’elle occupât chez les chrétiens de nos jours une aussi grande place que chez les chrétiens des premiers temps : je veux parler de la doctrine de la seconde venue du Seigneur. Dans son rapport sur la valeur religieuse des doctrines chrétiennes, c’est l’une de celles qu’il signale et dont il s’attache à faire ressortir l’influence sur la vie du croyant. Dégagée de tout matérialisme grossier en contradiction avec l’esprit de l’Évangile et de toute attente fiévreuse et malsaine engendrant la paresse spirituelle, la pensée « du retour du Seigneur doit être pour nous un encouragement et une joie, en même temps qu’un aiguillon salutaire ». Il n’a garde de négliger parmi ces heureux effets ce qui faisait pour de Wette lui-même l’intérêt religieux de cette espérance : la certitude que cette terre, théâtre des triomphes du péché et des souffrances du Sauveur, verrait un jour l’établissement glorieux du Royaume de Dieu par Jésus-Christ lui-même et réaliserait finalement la destinée pour laquelle elle avait été créée. « Gardons-nous donc de la prendre en dégoût ; aimons-la, au contraire, comme le lieu choisi par le Seigneur pour y établir un jour son trône, et efforçons-nous de hâter la venue de ce jour. Travailler à avancer le règne de Dieu sur la terre, c’est travailler à une œuvre dont le succès est certaine. » Il ne se sentait d’ailleurs aucun goût pour les recherches apocalyptiques et n’a jamais, que je sache, dépensé beaucoup d’efforts pour préciser ni la nature, ni la suite, ni la date des événements des derniers temps. « Il ne faut, disait-il, aborder ces questions qu’avec beaucoup de prudence. »
e – Val. des doctr, relig, p. 25-27 ; Unité de l’enseignement, etc., p. 261-266.
Il ne s’est pas montré favorable à la doctrine de l’immortalité conditionnelle qui commençait à faire du bruit parmi nousf, ni à celle du rétablissement universelg Enfin, il ne s’est pas prononcé sur une hypothèse qui perçait déjà dans notre monde philosophique et n’a cessé depuis de s’étendre même parmi des théologiens : je veux parler de l’évolution. Elle devait lui inspirer peu d’attrait ; elle se présentait alors comme destinée à supplanter Dieu. Mais si on lui avait montré, comme on essaie de le faire à cette heure de divers côtés, une évolution laissant subsister la création et la liberté, le péché et la rédemption, on peut être assuré qu’il n’eût pas songé à résister à l’invasion de cette idée.
f – Christianisme au XIXe siècle, 20 sept. 1872. Cf. Étude sur la théodicée de Leibniz, p. 213-214.
g – Unité de l’enseignement apostolique, p. 129-130.
Je négligerais un des caractères les plus marqués de l’esprit de Bonifas, si je ne parlais pas de la grande place qu’occupait dans sa pensée l’Église. Je ne sais pas s’il s’est formé un système sur la matière ; en tout cas, je n’en ai trouvé nulle part l’exposé ou seulement la trace. Mais on voit bien que l’Église n’est pas pour lui une association fortuite de croyants ; qu’elle est une institution divine, un élément essentiel et capital dans l’œuvre de Dieu, une sorte de personne morale et collective, concentrée en Christ, son chef et son époux. Identifiait-il cette Église idéale avec l’Église actuelle, présente et visible sur la terre ? Il parlait, il écrivait quelquefois comme s’il avait fait cette confusion ; mais il en était, on peut croire, bien éloigné en réalité ; s’il s’exprimait de la sorte, c’est que, pour lui, l’Église se manifestait dans les églises et par les églises, et leur conférait de la sorte une importance et une dignité que Bonifas sentait très vivement. De là vient l’importance qu’il attribuait aux sacrements, surtout à la sainte Cène : il se rapprochait des vues luthériennes, en s’appropriant, plus qu’on ne fait d’ordinaire parmi nous, les vues de Calvin ; selon lui, les églises réformées s’étaient à tort laissé entraîner à diminuer peu à peu la signification et l’action mystique de ce sacrement, et il se réjouissait quand il pensait constater au milieu de nous les marques d’un retour aux anciennes conceptions qui lui semblaient plus conformes à la pensée de Jésus-Christ et à celle de saint Paulh.
h – Revue théol., 1877, p. 393.
Voilà, en abrégé, les traits de la physionomie théologique de Bonifas ; comme on vient de le voir, il unissait en lui bien des contrastes : à un esprit de conservation, un esprit d’innovation et de progrès ; au respect du mystère, la hardiesse de le sonder ; à une foi absolue en l’autorité de l’Écriture qui l’affranchissait de toute autorité humaine, une foi non moins absolue dans le droit et la nécessité de la critique, de la science, de la philosophie et de la théologie ; à l’affirmation de la liberté, celle de la servitude du péché, et de l’action souveraine de la grâce, etc. Je ne dirai pas qu’il avait réduit en synthèse ces éléments opposés, et fondu en unité ces antinomies. L’unité était plutôt dans sa vie et dans son caractère, que dans sa doctrine. Mais, la réunion vivante de ces tendances contraires faisait de son esprit un des plus pondérés que j’ai connus.
Une seule chose en lui n’était pas pondérée, c’était le besoin qu’il avait de vivre toujours plus en Dieu et pour Dieu. Cette aspiration dominait, pénétrait toute sa théologie. Il n’y avait rien, dans ses recherches laborieuses, ou il y avait très peu de la curiosité intellectuelle qui en inspire et en soutient tant d’autres. Aussi avouait-il sans peine qu’il n’était pas un érudit. C’étaient les idées qui l’attiraient plus que le détail des faits et des textes, et, dans les idées, ce qui l’émouvait, c’était ce qu’elles contenaient de favorable ou de contraire à la vérité qui sauve. Il n’était assurément pas insensible à la grandeur des systèmes ou à la puissance d’invention qu’y faisait voir le génie des docteurs ; mais, après les avoir admirés, il leur demandait toujours, pour prononcer la sentence définitive, s’ils avaient fidèlement traduit le fait rédempteur ; s’ils avaient, rendu plus ou moins facile l’adaptation de ce fait divin aux besoins de l’âme humaine. A ce point de vue, ce penseur, aux vues si hautes et aux investigations métaphysiques si hardies, se montrait singulièrement pratique et utilitaire.
La foi était son point de départ et sa lumière. Il avait pour devise, lui aussi : credo ut intelligam, ce qu’il traduisait volontiers, en modifiant un peu ; vivre pour comprendrei. Et même l’intelligence n’était pas sa fin suprême comme semblerait l’indiquer cette formule : il ne voulait mieux comprendre que pour mieux croire et mieux faire croire.
i – Le principe théologique de Schleiermacher, Rev., théol., 1870, p. 257.
Il ne manquait pas une occasion de répéter aux étudiants que la première condition et le plus sûr moyen de connaître les choses de Dieu, c’était de les aimer et d’en vivre ; qu’il fallait étudier à genoux, se tenir dans ses recherches en correspondance continue avec l’Esprit de Dieu. Il leur donnait là-dessus à la fois l’exemple et le précepte. Nul ne travaillait plus que lui, nul ne priait plus que lui. Sa vie réglée et méthodique lui donnait du temps pour tout.
Cela nous explique la profondeur de son influence. Il agissait sur les étudiants par son caractère plus encore que par son enseignement. Certes, le professeur avait en lui des vertus rares. Je ne saurais mieux faire que de répéter ici le témoignage que je lui ai rendu, dans une douloureuse occasionj.
j – Allocutions prononcées aux funérailles de François Bonifas. p. 13.
« L’élévation et l’étendue de ses vues, la sûreté et la loyauté de sa science, l’intelligence supérieure avec laquelle il comprenait les systèmes, les exposait et les jugeait, la clarté lumineuse avec laquelle il montrait l’enchaînement des faits et la logique des idées dans l’histoire, sa parole toujours facile et élégante, aisément animée et parfois émue jusqu’à l’éloquence ; enfin, tout un rare ensemble de qualités soit de fond, soit de forme, faisaient de lui un professeur qu’on n’était jamais las d’entendre, et qu’on n’entendait jamais sans un grand profit à la fois intellectuel et religieux. Et tous ces beaux dons étaient ornés, selon le mot d’un apôtre, d’une modestie pleine de simplicité et d’attrait. »
Toujours accueillant pour les étudiants, toujours disposé à entrer dans leurs préoccupations, toujours préoccupé de leur avancement spirituel en même temps que de leurs progrès en savoir ; les attirant par son affection, par la simplicité et la ferveur de sa foi, par la confiance avec laquelle il acceptait l’expression de leurs sentiments et leur faisait part de ses propres expériences ; très ferme et très net dans ses convictions, toujours prêt à les défendre et à montrer l’erreur des opinions contraires, mais jamais impatienté d’en entendre la franche exposition ; il gagna bientôt, tout jeune qu’il était, une véritable autorité sur les étudiants.
On publie ici celui de ses cours qui fut le plus goûté de ses auditeurs. Bonifas avait la plume facile et naturellement élégante. Il écrivait volontiers ses leçons avant de les dire, rédaction rapide qu’une improvisation animée développait et complétait. S’il avait vécu, cette histoire des dogmes aurait singulièrement gagné à être préparée par lui-même, comme il en avait le projet, en vue de l’impressionk. Aucun des écrits qui ont paru depuis dans ce domaine ne lui serait demeuré inconnu, et l’ouvrage eût été au courant des nouveaux résultats plus qu’il ne l’est sur certains points, éclairés depuis par de nouvelles découvertes et de nouveaux travaux. Le fond fût resté le même dans ses traits généraux et essentiels. Tel qu’elle est, cette histoire n’a point vieilli pour nous, et comble heureusement une lacune. Il faut remercier M. Bianquis d’avoir apporté tant de soin et de persévérance à enrichir notre littérature théologique d’un si précieux travail.
k – Bonifas se proposait aussi de publier un jour son Histoire de la théologie allemande au XIXe siècle, dont le succès était grand, et qui pourrait être si utile.
Charles Bois.