L’esprit dit expressément, qu’aux derniers temps quelques-uns se révolteront de la foi, s’adonnant aux esprits séducteurs et aux doctrines des démons.
Vous donc, mes bien-aimés, puisque vous en êtes déjà avertis, prenez garde, qu’étant emportés avec les autres par la séduction des méchants, vous ne veniez à déchoir de votre fermeté.
aQui n’a entendu parler du St.-Simonisme ? Qui n’a même dans l’occasion lancé légèrement un petit coup de bec à ses sectateurs ? Je conçois parfaitement cette légèreté ; mais je ne puis la partager. Il y a, à mon sens, quelque chose de si étonnant, de si grave dans cette apparition d’une doctrine religieuse et mystique, presque au sortir du 18e siècle, et au sein de cette France si sceptique et si railleuse, qu’il est presque impossible, pour peu qu’on s’en soit réellement occupé, de ne pas remporter de cette étude une impression sérieuse. « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende. » s’écriait dernièrement un journal allemand, à la suite de l’exposition qu’il venait de faire du St.-Simonisme. Oui certes, quand cette doctrine devrait périr là où elle est née, quand elle ne devrait exercer aucune influence sur le sort présent et futur de l’humanité, je dis que nous au moins, nous devrions être assez sages pour en tirer pour nous-mêmes de profondes conséquences morales. Jésus-Christ reprochait aux Juifs de savoir fort bien dire en voyant une nuée se lever du côté de l’Occident, il viendra de la pluie, et en voyant le vent souffler du côté du Midi, il fera chaud ; eh bien, ajoutait-il, comment vous, qui savez si bien discerner les apparences du Ciel, ne discernez-vous point ce temps-ci ? (Luc 12.55-56) Certainement, si nous ne tenions aucun compte et si nous ne nous occupions point du St.-Simonisme, nous serions aussi sans intelligence à l’égard des signes du temps présent. Tout phénomène a sa cause et une cause proportionnée au phénomène lui-même, au moins dans l’ordre moral. Eh bien, si l’apparition d’une nouvelle religion parfaitement liée et ordonnée dans toutes ses parties, est un phénomène et peut-être le phénomène le plus frappant que puisse présenter l’histoire du cœur et de l’esprit humain, à quelle grave méditation l’examen du St.-Si-monisme ne peut-il et ne doit-il pas donner lieu ! Oui certes ; que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ! Oui, sous ce rapport déjà, je ne crois point inutile de donner à mes compatriotes une idée de ce système, et mettant de côté les craintes que la faiblesse de mon travail et le peu de besoin qu’on semble en éprouver, pourraient me faire concevoir sur son utilité, je le livre avec confiance au public en raison des bons fruits et des utiles réflexions dont il peut devenir l’occasion, je ne dis pas la source. La source de tout don parfait est plus haute que l’homme et ses faibles travaux.
a – Brochure parue en 1831. F. Godet avait alors 19 ans…
Mais je dois le dire cependant, j’ai eu encore un but plus direct en m’occupant de ce travail. La doctrine St.-Simonienne fait d’étranges progrès : elle compte déjà, dit-on, plusieurs milliers de sectateurs en France et en Belgique. Qui sait si elle ne viendra point jusqu’à nous ? Et qui sait si alors ceux qui maintenant s’en moquent dédaigneusement, ne seraient point les premiers à se laisser entraîner par les points de vue séduisants qu’elle présente, et la brillante éloquence de ses propagateurs ? On s’étonnera peut-être de cet excès de prévoyance ; car maintenant les mesures préventives ne sont pas à la mode ; peut-être même quelques personnes, en lisant le titre de ce travail, se seront-elles demandées, qui donc chez nous est St.-Simonien, de même qu’en voyant réparer un pont, on est d’abord tenté de demander qui est donc tombé dans la rivière. Pour moi, je n’ai pas cru devoir attendre que le danger fût là, et sous ce rapport encore, je l’avoue franchement, je ne crois point inutile d’appeler maintenant sur cette doctrine l’attention et les réflexions de mes compatriotes, afin que si elle arrive aussi parmi nous avec ses beaux dehors et son faux éclat, on soit prêt à la démasquer et à la recevoir comme il convient.
Dans tous les cas puisse cette faible semence, fécondée par la bienfaisante influence des rayons du soleil de justice, produire quelques bons fruits de connaissance et d’instruction, et ce qui vaudra mieux encore, de vie et de foi en notre sainte religion. Ce travail sera divisé en 4 parties principales :
- Exposition du St.-Simonisme et des antécédents historiques sur lesquels il s’appuie.
- Réfutation de ces antécédents.
- Réfutation particulière des attaques contre le christianisme.
- Réfutation du St.-Simonisme en lui-même.
Voici ce systèmeb tel qu’il m’a été possible de le coordonner.
Les hommes marchent à une association universelle, dans laquelle tous les privilèges de la naissance, quels qu’ils soient, seront abolis, et surtout le droit d’héritage, qui perpétue d’un côté l’oisiveté des riches, et de l’autre le labeur des pauvres sans rétribution suffisante. Dans la nouvelle association, chacun sera appelé à travailler, et sera nécessairement rangé dans une des trois classes de travailleurs, les industriels, les savants et les artistesc.
b – On sait que ce système tire son nom de celui de son fondateur, Saint-Simon, neveu du fameux duc de ce nom. St.-Simon est mort en 1825 dans la misère la plus affreuse, et après une vie fort équivoque suivant le bruit public, décidément infâme et crapuleuse, si l’on en croit le Véridique du canton de Fribourg. Voyez N° 83, le 12 Juillet.
c – Ces derniers sont en général les hommes chez qui la sympathie l’emporte sur les facultés corporelles (industriels) et les facultés intellectuelles (savants). Je crois qu’ils ont maintenant pris le nom de prêtres.
Telle est la destinée de l’humanité, comme le prouvent les pas qu’elle n’a cessé de faire dans ce sens. En effet, le premier état a été l’association des individus en familles. Chaque famille formait une association en guerre, en antagonisme avec les autres familles. C’était l’état, de patriarchie. Dans cet état on immolait et on mangeait sans piété les vaincus pour s’emparer de leurs richesses. Sous le rapport religieux, l’humanité en était aussi à son premier pas. Elle était fétichiste, c’est-à-dire que chaque être individuellement, une pierre, un morceau de bois, un astre, un animal, était regardé et adoré comme Dieu.
Bientôt plusieurs familles s’associent pour former une cité, puis une nation. L’État succède à la patriarchie, la patrie à la famille ; la guerre n’étant plus que de nation à nation, devient moins fréquente et moins cruelle. Au lieu d’égorger, de manger les prisonniers, on en fait des esclaves, dont on se sert pour la culture des pays vaincus que l’on colonise. En même temps que les mœurs s’adoucissent, les sympathies s’élargissent : l’individu ne se sacrifie plus à sa famille seulement, mais à la patrie. En même temps les idées sur la divinité éprouvent un perfectionnement analogue. Ce n’est plus tel ou tel objet particulier qu’on regarde comme Dieu ; on abstrait, on tire de plusieurs objets ce qu’ils ont de commun, comme la beauté, la valeur, la sagesse, etc., et on fait des dieux de ces abstractions morales personnalisées, comme Vénus, Mars, Minerve, etc. L’humanité est polythéiste. Ainsi l’association, la politique, les mœurs, les idées religieuses, tout s’est perfectionné, élargi. Les peuples sont organisés sous une foi commune, le polythéisme. Dans cette époque tout tend à un même but et marche dans un même esprit : industrie, science, beaux-arts, tout réfléchit le polythéisme. C’est ce que les St.-Simoniens appellent une époque organique. C’est la première.
Mais avec Socrate commence une ère d’examen, de philosophie, de critique. La foi au polythéisme est ébranlée, et après trois siècles de doutes, de combats, de luttes, qui constituent une époque critique, la philosophie rend enfin au polythéisme le coup dont celui-ci l’avait frappée dans la personne de Socrate. Elle le fait crouler sous ses coups, mais elle croule avec lui, car elle rencontré tout à coup le germe d’une foi nouvelle, qui va réunir une nouvelle association et reconstituer ainsi une nouvelle époque organique.
Un Juif obscur révèle à l’humanité une croyance, une religion, une conception de Dieu nouvelle. Dégageant le monothéisme de Moïse et de ses ancêtres de ce qu’il avait de grossier et de sensible, il prêche à l’humanité un Dieu un et pur esprit, et pour correspondre à cette immense généralisation des idées religieuses, il organise une nouvelle association plus vaste et plus large, une association de nations, l’église. Le moyen-âge est la pure réalisation de l’association et de la religion chrétienne. Les moines et les ermites avec leurs cilices et leurs macérations : sont les vrais adorateurs du Christ qui, ayant révélé un Dieu pur esprit et ennemi de la chair, a dû prêcher une morale de contemplation et de mortification charnelle. La société politique éprouve un changement analogue. L’exploitation de l’homme par l’homme diminue encore. Non seulement on ne massacre et ne mange plus les prisonniers, mais d’esclaves ils deviennent serfs, ce qui est bien plus avantageux, puisque 1o ils ne peuvent plus être vendus comme des bêtes de somme ; ils sont attachés à la glèbe ; 2o ils font déjà pertes et profits à part. C’est la seconde époque organique, l’association chrétienne.
Mais le moyen âge touche à sa fin : le 16e siècle arrive, et avec lui les premières attaques de l’époque critique qui commence. Le protestantisme met en vigueur l’esprit d’examen ; la philosophie s’en empare, et de son côté frappe à coups redoublés sur le catholicisme, ou, ce qui revient au même, sur le christianisme, qui, depuis trois siècles, ne fait que se traîner dans une longue et pénible agonie. Au lieu, d’une foi commune, partout le scepticisme ; au lieu du dévouement, partout l’égoïsme qui est le scepticisme du cœur, et qui est le cachet des grandes déroutes au moral comme au physique. Les beaux-arts, qui ne vivent que de foi et de sympathie, que deviennent-ils au milieu de cette sécheresse universelle ? La poésie n’a plus que des cordes d’amertume ou de désespoir, l’amère satire ou la plaintive élégie, Byron ou Lamartine. L’industrie n’est qu’un affreux champ de bataille, où tout le monde crie : sauve qui peut ! chacun pour soi ! et pour achever, les sciences qui devraient toutes se tendre la main et marcher sous une foi commune, sont désunies, sans aucun ensemble, et s’entravent les unes les autres plutôt que de s’entr’aider. Tout est désorganisé. Le libéralisme, la philosophie, les révolutions qui ont traîné sur toutes les idoles du passé leur terrible niveau, après tant d’essais et de tentatives d’organisation, n’ont fait que montrer de plus en plus que s’ils étaient forts pour détruire, ils étaient impuissants à produire… Comme si l’humanité pouvait rester debout sur des ruines ! Comme si elle n’avait pas besoin d’ordre, de foi et d’amour ! Comme si à l’époque critique ne devait pas succéder l’époque organique ! Amener et réaliser cette époque, telle est la mission des St.-Simoniens. En effet :
De même que des conceptions de plus en plus complètes de la divinité se sont succédées dans le monde, et que l’humanité a passé tour à tour du fétichisme au polythéisme, du polythéisme au monothéisme (juif et chrétien), toutes ces conceptions partielles vont enfin faire place à la vraie et complète idée de Dieu. Le Dieu des chrétiens est un Dieu pur esprit, de sa nature exclusif et anathématisant la chair. Le Dieu des St.-Simoniens n’est point un pur esprit. « Car un pur esprit ressemble fort au néant. Dieu, c’est ce qui se sent être dans tout ce qui est, ce qui se sent vivre dans tout ce qui vit. Cette vie qui anime l’immensité, c’est Dieu. En lui l’esprit et la matière viennent harmonieusement se confondre pour former l’unité infinie qui embrasse tous les êtres existantsd. » Tel est le vrai Dieu, le Dieu St.-Simonien.
d – Globe, lundi, 4 avril 1831.
De même que l’exploitation de l’homme par l’homme a toujours été en diminuant, et qu’aux prisonniers et vainqueurs anthropophages ont tour à tour succédé les esclaves et les maîtres, les serfs et les seigneurs, et à ceux-ci la division actuelle des hommes en oisifs et en travailleurs ; à toutes ces sociétés fautives va succéder la vraie société de l’avenir, où tous les hommes seront également appelés à travailler, et après avoir été dotés selon leur capacité, seront rétribués selon leurs oeuvres. La société St.-Simonienne ne sera plus une réunion d’hommes désunis d’intérêts, et parmi lesquels les uns seront exploitants et les autres exploités. Ce sera une société d’hommes vraiment associés pour travailler à la seule exploitation légitime et vraiment utile, l’exploitation du globe. Telle sera la vraie société, la société St.-Simonienne.
De même que se sont succédées des associations de plus en plus larges des individus en familles, des familles en nations, de quelques nations en une seule église, l’église chrétienne ; à celle-ci désormais insuffisante, va succéder l’association universelle de toutes les nations, et comme la guerre a toujours été en diminuant, elle cessera tout-à-fait au sein de la nouvelle organisation. Telle sera l’association définitive, l’association St.-Simonienne.
Sur cette association présidera le pape (le pape St.-Simonien s’entend), populairement élu (à ce que je crois), ayant sous lui les trois sections de l’industrie, des sciences, des beaux-arts, et ceux-ci ayant sous eux des inférieurs qui s’aimeront tous comme des pères aiment leurs enfants, et comme des enfants aiment leurs pères. Aux chefs du collège St.-Simonien seront confiés les instruments de travail, savoir les capitaux et les fonds de terre. Ils les distribueront à chacun suivant sa capacité et sa vocation, et seront appelés à veiller à ce qu’aucune branche ne souffre d’encombrement ni de disette, et à ce que l’équilibre ne soit jamais rompu entre la production et la consommation, comme cela arrive si souvent dans la société actuelle, où les faillites les plus affreuses se renouvellent sans cesse, faute d’une bonne organisation et d’une centralisation générale des instruments de travail. On ne verra plus de ces contraintes exercées sur les jeunes gens pour les forcer à prendre cet état plutôt que tel autre, par un effet de vieux préjugés et de combinaisons de famille ; car tous les états seront également nobles et honorables ; chaque individu, après avoir reçu une éducation générale par laquelle on lui inculquera l’esprit de la société St.-Simonienne, n’aura qu’à se déterminer sa vocation pour telle ou telle branche du travail, dans laquelle il sera instruit au moyen de maîtres et d’établissements spéciaux. L’éducation sera centralisée comme la direction des instruments de travail. Surtout on ne fera plus de vente ; ni d’achat de femme sous le nom de mariage. Celle qu’on choisira, on la choisir par sympathie ; car il n’y aura plus de fortunes et de richesses héréditaires, et les femmes comme les hommes vivront de leur travail, et par conséquent aussi auront les mêmes droits politiques que les hommes. Ainsi sera achevée l’émancipation de la femme, commencée par le christianismee.
e – Voilà la pure doctrine St.-Simonienne sur ce sujet ; toutes les horreurs dont on les a accusés ne sont que des calomnies. Il en est de même de leur prétendue communauté de biens qui n’existe certainement que dans la tête des gens qui ne savent pas distinguer la communauté d’avec la centralisation.
Au moyen d’une pareille organisation, les recherches scientifiques n’étant plus faites que dans un même esprit ; « les sciences marcheront avec ensemble vers leur plus rapide développement ; l’industrie, régularisée dans l’intérêt de tous, ne présentera plus l’affreux spectacle d’une arène, et les beaux-arts, animés encore une fois d’une douce sympathie, nous révéleront les sentiments d’enthousiasme d’une vie commune, dont la douce influence se fera sentir sur les joies les plus secrètes de la vie privéef. »
f – Exposition de la doctrine St.-Simonienne, 1re année, pag. 104.
Ce sera la troisième et dernière époque organique, où l’humanité, définitivement organisée pour la paix universelle, s’avancera avec harmonie vers sa destination, qui est de pouvoir, de connaître et d’aimer toujours davantage.
Voilà, sauf erreur, le résumé de cette doctrine ; nous allons en faire un rapide examen, en commençant, comme je l’ai annoncé, par les antécédents historiques, et plus particulièrement par le prétendu développement des idées de l’humanité sur la divinité.
g« L’humanité a d’abord été fétichiste », disent les St.-Simoniens. Voilà pour commencer une pure hypothèse, et si je ne me trompe, plus que cela. En effet, remontons dans l’antiquité aussi haut que nous le pourrons. Avant Rome nous avons la Grèce, avant la Grèce nous avons l’Orient, et avant l’Orient je déclare pour mon compte que je ne connais rien. Prenons donc cet Orient, dont le nom même nous indique qu’il a toujours été regardé comme le berceau des lumières, au moral comme au physique. L’Orient est-il réellement fétichiste ? Je laisse de côté l’Egypte, dont le symbolisme et les mystères nous cachent la pensée réelle. Je laisse de coté la Judée, dont ne s’arrangeraient pas sans doute les St.-Simoniens ; j’interroge l’Inde, et pour ne pas me livrer à des hypothèses, j’ouvre un des seuls ouvrages de philosophie indienne bien authentiques, à moi connus : le Baghavad-Gita, fragment d’un immense épopée national. Dans ce poème, Dieu s’est fait homme en la personne de Chrisna, pour accompagner à la guerre un jeune Indou. Après bien des conversations sur les choses humaines, il se révèle enfin dans toute sa gloire au jeune guerrier : « Je suis, lui dit-il, l’auteur de la nature ; toutes choses dépendent de moi, comme les perles du cordon dans lequel elles sont enlacées. Je suis la vapeur dans l’eau, la lumière dans le soleil, le son dans l’air, l’éclat dans la flamme, la vie dans les animaux, la semence éternelle de toute la nature, la sagesse du sage, la puissance du puissant, etc. Enfin, qu’est-il besoin d’accumuler tant de preuves de ma puissance ? Un seul atome émané de moi a produit l’univers, et je suis encore moi tout entier.… ! »
g – Dans tout l’examen qui va suivre, je m’attacherai beaucoup plus au coté moral et religieux du St.-Simonisme qu’à son côté politique. Quant à celui-ci, je laisse à d’autres le soin de le réfuter et pour cause.
L’on voit par là que Chrisna, c’est-à-dire Dieu, est tout absolument. Je ne le suivrai pas dans son énumération naturellement un peu longue ; mais maintenant je crois pouvoir tirer quelques conclusions.
Je demande d’abord quelle différence il est possible de découvrir entre ce système indien et la doctrine St.-Simonienne, et pour tout homme tant soit peu habitué au langage de ces derniers, je lui demande, s’il ne s’y serait pas trompé et si les expressions mêmes ne sont pas exactement semblables. Or, ou c’est là du fétichisme ou ce n’en est pas. Si c’en est, les St.-Simoniens sont donc aussi fétichistes, et par conséquent reculent de leur propre aveu bien en arrière de ce christianisme qu’ils prétendent être la religion du passé ; et si ce n’en est pas, voilà la loi de l’histoire posée par les St.-Simoniens, renversée dès le premier choch.
h – Ils diront sans doute que le Baghavad-Gita n’est pas fort ancien. Mais qui ne connaît l’immobilité des opinions indiennes ? Qui ne connaît d’ailleurs, je dis presque l’éternel panthéisme indien ? De sorte que j’ai bien moins cité ce passage comme une preuve que comme un exemple. Enfin, si cette réponse ne satisfaisait pas, une chose au moins resterait aussi évidente que la lumière du jour, c’est que l’opinion St.-Simonienne sur Dieu n’est pas nouvelle, tant s’en faut. Et qu’on, y pense bien, ceci est une grave objection dans un système ou la perfectibilité des idées en général, et plus particulièrement des idées sur la divinité, est posée d’une manière aussi absolue que dans celui-là.
Non, l’humanité n’a point commencé par être fétichiste. Laissons de côté l’admirable récit que fait Moïse des premiers pas et des premières chutes de l’esprit humain, et ne consultons que la raison et le bon sens. Dès le commencement, l’homme a dû se sentir faible et misérable, et dès-lors il est nécessairement remonté au Dieu infini et tout-puissant (théisme). Mais étant en même temps accablé par le climat et la nature orientale, il a bientôt identifié, confondu cette nature accablante avec cet être infini, dont sa raison lui parlait sans cesse, et peu à peu son théisme s’est changé en panthéisme (tout est Dieu), ou, pour mettre de côté les termes philosophiques et parler en langage ordinaire, en athéisme (il n’y a pas de Dieu). Car nier un Dieu existant personnellement et distinctement du monde, c’est nier un Dieu ayant conscience, intelligence, volonté, liberté propre c’est substituer le destin aveugle à la sage providence, la nature fatale et morte au Dieu vivant et libre de l’humanité ; c’est dépouiller Dieu de toutes les perfections qui font qu’il est Dieu. C’est être athée, et pour le dire en même temps, c’est être aussi St.-Simonien. C’est reculer de plus de 18 siècles en arrière de cette civilisation, à la tête de laquelle on prétend marcheri.
i – Qu’on dépouille en effet de ses formes spécieuses et brillantes la théorie des St.-Simoniens sur Dieu, et l’on verra au premier coup d’œil qu’elle n’est qu’un grossier matérialisme.
Ainsi donc l’humanité a d’abord été théiste, c’est-à-dire a admis un Dieu esprit et personne, existant hors de la nature. Puis elle tomba bientôt dans le panthéisme, et de là par une chute insensible dans le fétichisme. Car, après avoir regardé les astres, les pierres, les animaux comme autant de manifestations de Dieu, on en vient facilement à regarder chacun de ces individus comme Dieu à lui tout seul ; et c’est là le fétichisme. Théisme, panthéisme, fétichisme (auquel on pourrait ajouter, comme peu différent, le polythéisme), telle est donc la ligne courbe et fausse qu’ont suivie les idées des hommes sur la divinité. Bien loin donc que le fétichisme soit la base des conceptions religieuses, il n’en est qu’une grossière et informe corruption ; et ici (il m’est permis de le dire maintenant) les données de la raison sont parfaitement d’accord avec les livres de Moïse, dont les St.-Simoniens savent fort bien admettre l’authenticité quand cela leur convient.
A la première époque religieuse, supposée fétichiste les St.-Simoniens font correspondre l’état politique de patriarchie et d’anthropophagie, où les familles s’entredétruisent et s’entredévorent les unes les autres. Ou je me trompe fort, ou c’est encore là une pure hypothèse, pour ne rien dire de plus. Je sais fort bien qu’on ne peut avancer le consentement de tous les peuples comme une preuve irréfragable. Mais cependant, quand il s’agit d’une chose de fait, elle est ou moins une forte présomption. Or, je demande si, bien loin de regarder les temps primitifs comme des temps de guerre et de désolation universelle, tous les peuples ne placent pas l’âge d’or dans ces temps où les hommes réunis en famille paissaient tranquillement leurs troupeaux et labouraient en paix leurs fertiles campagnes. Je conçois que pour les St.-Simoniens, qui placent l’âge d’or dans l’avenir, il leur importe de l’effacer du passé. Mais une prétention de système ne détruit pas le cri de l’humanité, ce cri de regret échappé à tous les peuples, ce triste souvenir de la pâle mais heureuse antiquité, qui les poursuit sans cesse, et d’après lequel nous devons croire qu’originairement l’homme ne fut pas plus antropophage que fétichiste. L’anthropophagie est une corruption du premier état social, comme le fétichisme est une corruption des premières idées religieuses. A mesure que celles-ci s’altérèrent et dégénérèrent du pur théisme au panthéisme, et du panthéisme au fétichisme et au polythéisme, les rapports moraux qui en découlent immédiatement s’altérèrent aussi, et l’état social de paix, d’amour et de liberté fît place aux haines, aux guerres, au despotisme et à toutes sortes de corruption.
Quand donc les St.-Simoniens supposent que le polythéisme, ramenant une foi commune, reconstitua l’ordre au sein de la société et fonda une époque organique, ils avancent là un fait qui me paraît absolument faux. Bien loin de faire ; marcher l’humanité vers la vérité et vers la paix, le polythéisme perpétua au contraire l’erreur et le désordre sur la terre. Comment la guerre n’aurait-elle pas régné parmi les hommes ? Le polythéisme l’organisait parmi les Dieux. L’ordre et la paix ne régnait et ne pouvait régner alors que dans un seul état, parce que dans un seul, état les rapports de l’homme à Dieu, et par conséquent des hommes entr’eux s’étaient conservés purs. C’était l’Etat juif. Lui seul perpétue la vraie croyance en un Dieu un et pur esprit, et la vraie morale de fraternité des premiers âges. Tout ce qui est en dehors de cette ligne, est sorti de la droite ligne de civilisation, jusqu’à ce qu’il y rentre par la vaste extension du judaïsme arrivé à sa perfection, le christianisme. Qu’on ne vienne donc jamais nous parler de fétichisme, de polythéisme et d’antropophagie, comme de degrés dans l’échelle de la civilisation. Le Dieu mystérieux et caché des juifs, le Dieu clairement personnalisé des chrétiens, voilà la ligne droite et non interrompue, qui conduit des premiers âges à nous. Tout le reste n’est qu’un long circuit d’erreurs et de ténèbres en dehors de cette ligne ; mais qui, d’après des promesses certaines, tend à y rentrer peu à peu et à s’y absorber un jour entièrement.
Je regarde donc la description des prétendus progrès de l’humanité, présentée par les St.-Simoniens, comme une espèce de roman fait à plaisir, un beau matin, dans un cabinet de travail et sans tenir le moins du monde compte des faits qu’on prétend classer. Ils arrangent toute l’histoire du monde, comme cela leur convient, dressent une longue échelle de ses progrès, de manière à faire arriver au bout leur système, et revêtant ces rêves de couleurs séduisantes, il faut l’avouer, ils présentent avec une hardiesse qui impose, ces lois générales, qui, comme tout ce qui est simple, plaisent tant à l’esprit, mais ne peuvent pour l’ordinaire soutenir un examen un peu approfondi.
Mais laissons tous ces antécédents et arrivons, tant bien que mal, au christianisme par l’échelle St.-Simonienne. Eh bien, je dis que même détaché de son origine divine et des antécédents qui le rattachent par le judaïsme aux patriarches, par ceux-ci aux premiers hommes et de là à Dieu, le christianisme en et par lui-même est encore bien au-dessus de toutes les attaques du St.-Simonisme.
La première et la plus répétée des attaques adressées au christianisme par les St.-Simoniens, est celle-ci : le christianisme est tombé, et après ce jugement prononcé d’un ton très ferme et très tranchant, tout est fini ; on aura beau leur faire voir que l’opinion de Paris n’est pas l’opinion de la France, que l’opinion de la l’Europe n’est pris l’opinion de l’Europe ; la parole de mépris est sortie de leurs lèvres, et voilà tout d’un coup le procès fait à une religion qui depuis dix-huit siècles ne cesse de se développer et de s’étendre ! Cependant, il faut l’avouer, il y a quelque chose de vrai dans ce que disent les St.-Simoniens, et si l’on change la proposition en celle-ci : le catholicisme est tombé à Paris, je serai prêt à l’admettre. Mais, disent les St.-Simoniens, Paris mène la France, la France mène l’Europe, et si vous admettez que le catholicisme est tombé à Paris, c’est dire qu’il est tombé en Europe. Eh bien, je l’admettrais encore que cela ne prouverait rien contre le christianisme ; car le christianisme ne vit-il donc que dans le catholicisme ? Oui, répondent encore les St.-Simoniens, puisque le christianisme, ne vivant que d’autorité et ne pouvant soutenir un examen un peu approfondi, le protestantisme, qui amène l’esprit d’examen, le tuera infailliblement. La question se change donc maintenant en celle-ci : Le christianisme a-t-il à craindre l’examen ? Les St.-Simoniens répondent sans hésiter : oui ; car :
- Il est incomplet et n’embrasse pas tous les modes de l’activité humaine.
- Ses dogmes sont désormais surannés et inadmissibles pour des esprits éclairés.
- L’association chrétienne, se bornant à l’Église et n’abolissant pas l’inégalité des conditions, est fautive et incomplète.
Examinons rapidement ces trois attaques, auxquelles m’ont paru se réduire toutes les critiques des St.-Simoniens.
I. Voici la première plus développée : « Comme le Dieu des chrétiens n’embrasse pas tout, n’étant qu’un pur esprit qui, de sa nature, hait et anathématise la chair, de même la morale chrétienne mutile l’homme, qui est à la fois matière et esprit, « corps et âme, en lui ordonnant de négliger son corps pour ne s’occuper que de son âme. Elle exclut ainsi une des trois branches nécessaires de l’activité humaine, le travail matériel, l’industrie. Or, une telle morale est trop incomplète et déraisonnable pour pouvoir désormais se soutenir, il n’est plus possible de prêcher aux hommes une vie ascétique et contemplative, ni de leur ordonner de se dépouiller de tous leurs biens, de se vêtir de bure, et de se couvrir la tête de cendres, et d’aller s’enterrer vivants dans un désert, au milieu des rochers arides et des bêtes fauves. »
Il y a dans cette manière de présenter la morale chrétienne bien de la mauvaise foi ou bien de l’ignorance. Non, le vrai christianisme ne prêche point le monachisme ou l’ascétisme ; non, il ne réprouve point l’industrie, l’activité matérielle, mais il la sanctifie. Il ne prétend point s’emparer despotiquement de l’homme pour en faire soit un industriel, soit un prêtre, soit un savant ; car il est avant tout une loi de liberté ; mais il Brindille tout d’un, coup tous les rapports possibles dans lesquels l’homme pourra se trouver, en renouvelant son cœur, en y faisant succéder l’humilité et l’amour à l’orgueil et à l’égoïsme, et après cela il lui dit : « vas, travaille maintenant dans la profession où tu as été appelé ; mais en t’occupant des choses temporelles, ne néglige point les éternelles ; et après avoir fait ce que tu pourras, décharge-toi sur Dieu de tous tes soucis, et ainsi use de ce monde comme n’en usant point. »
Voilà le langage que le vrai christianisme adresse à l’industriel, comme au reste à tout homme quel qu’il soit, tenant ainsi parfaitement compte des intérêts de son corps, quoique les subordonnant hautement à ceux de son âme ; car le vrai christianisme ne donne jamais dans aucune exagération. Maintenant il me serait facile de renvoyer aux St.-Simoniens l’accusation opposée, de leur prouver qu’eux à leur tour ne tiennent guère compte que des intérêts matériels, et de leur demander si, au cas même que le christianisme donnât dans l’exagération spiritualiste qu’ils lui reprochent, tous les esprits un peu nobles et bien pensants ne devraient pas la préférer sans hésiter à leur morale terrestre et matérialiste. Mais passons là-dessus, d’autant plus que ce n’est pas ici le lieu, et arrivons à la seconde objection.
II. « Les dogmes du christianisme sont surannés, disent-ils, et bons pour la philosophie de la scholastique. Mais comment prêcher maintenant à des esprits éclairés un Dieu, fait homme, un Dieu mourant pour les péchés des hommes ! » Hélas ! de nos jours encore la croix, est donc un scandale aux Juifs et une folie aux Grecs !
Je ne veux ni je puis entrer ici dans une discussion théologique. Je me bornerai à citer un fait très expressif, à ce qu’il me semble.
Après l’analyse la plus parfaite qui ait encore été faite de l’esprit humain en dehors de la religion, et une étude approfondie de l’histoire, les deux plus illustres philosophes actuels de l’Allemagne, Hegel et Schelling, sont arrivés droit à la nécessité du christianisme tel qu’il a été prêché, il y a dix-huit cents ans, par douze pauvres pêcheurs. C’est du moins la prétention de ces philosophes. Cette prétention est-elle ou n’est-elle pas fondée ? Je n’entreprendrai pas de le décider ; et d’ailleurs peu nous importe, la conséquence est la même ; c’est que bien loin que le christianisme soit en arrière de la philosophie, c’est au contraire la philosophie qui éprouve le besoin de réclamer l’appui de la religion. Il est vrai qu’il faut pour cela une autre philosophie que celle des St.-Simoniens, du 18e siècle français. Qu’on ne vienne donc plus nous dire que le christianisme est en arrière des lumières de la raison. Depuis dix-huit siècles il lui montre la route, il la lui montrera encore longtemps, et bien des systèmes passeront encore jusqu’à ce que la raison, consentant enfin à se laisser régénérer et éclairer par lui, produise le vrai système qui mettra au jour toute la profondeur de tous les dogmes chrétiens, et constituera ainsi l’alliance, l’identité si longtemps cherchée de la religion et de la philosophie. Alors on comprendra, on saura ce que devinait le plus profond des philosophes anglais, quand il disait que : le christianisme est la plus profonde philosophie.
III. « Mais, insiste-t-on, le christianisme a eu sa réalisation dans le moyen âge. Il a eu toute la latitude possible pour produire tous les bons effets qu’il pouvait produire. Aussi a-t-il aboli l’esclavage, formé une association plus grande que toutes celles qui avaient existé jusqu’alors. S’il n’a pu faire davantage, nous ne lui en savons pas mauvais gré ; mais maintenant qu’il a fait ce qu’il pouvait faire, et qu’il est toutefois reconnu que ces effets et cette association qu’il a produits sont incomplets, qu’il cède au moins la place sans se faire tirer l’oreille. »
« Le christianisme a fait tout ce qu’il pouvait faire, et son association est incomplète ! » et c’est en France qu’on ose prononcer ces paroles ! Mais pour qu’on puisse juger de ce que peut faire le christianisme, il faut que les hommes veuillent bien se soumettre à son empire ; autrement vous ne sortez pas du préjugé. Vous me citez le moyen âge ; mais ces prêtres orgueilleux, ces moines hypocrites et corrompus, ces papes licencieux et violents, ces seigneurs cruels, sanguinaires, sans frein dans leurs passions, sont-ce donc là de vrais disciples de celui dont toute la vie est dans ces trois mots : humilité, pureté, amour ! Ce changement de l’esclavage en servage, que vous regardez comme la seule conquête que le christianisme pût faire en faveur de la civilisation, ne voyez-vous pas que le vrai christianisme le laisse bien loin derrière lui, par cette fraternité de tous les hommes qu’il proclame comme le premier de ses dogmes. Non, ni en politique, ni en morale, ni d’aucune manière que ce soit, le moyen âge ne peut être regardé comme la réalisation de la vraie association, de la vraie société chrétienne. Elle n’a existé qu’une fois cette société, c’était dans cet âge d’or du christianisme, où la multitude de ceux qui avaient cru, n’étaient qu’un cœur et qu’une âme. C’était vraiment là la communion des saints, la société chrétienne. Ah, sans doute, si vous aviez été témoins d’un tel spectacle, tout en vous écriant : voilà ce que le christianisme peut faire ! vous n’eussiez pas ajouté : qu’il cède la place ! Mais peu à peu les hommes s’arrachèrent à cette influence (car le christianisme laisse avant tout l’homme libre) ; ils retombèrent dans les divisions, les haines, et hormis un petit nombre d’âmes humbles et charitables, qui sont le seul chaînon de la vraie société chrétienne depuis les premiers siècles jusqu’à la réformation, tout le reste du monde retomba dans les ténèbres de l’égoïsme et de l’orgueil. En attendant le christianisme n’en fit pas moins le bonheur de ce petit nombre de personnes qui se soumirent à lui car le christianisme a encore ceci d’excellent, qu’il peut faire le bonheur de l’individu au milieu de quelle société que ce soit, tandis que le St.-Simonisme peut laisser l’individu criminel, et malheureux au milieu, de la plus parfaite organisation sociale. Tel était le misérable état de la société, lorsque, il y a trois siècles, les réformateurs parurent ; ils rétablirent le christianisme dans sa pureté primitive, firent goûter à un plus grand nombre d’âmes les charmes de la vraie vie chrétienne, et nous léguèrent ce précieux dépôt à conserver et à répandre. Le christianisme vit donc encore, et il s’en faut qu’il ait fait tout ce qu’il pouvait faire. Bien loin que la réforme ait porté à l’arbre le coup de mort, elle a ramené la sève dans ce tronc malade ; il s’est relevé, il a refleuri, ses fruits de paix et de bonheur ont été savourés par un plus grand nombre de personnes régénérées, et il étend déjà ses bienfaisants rameaux sur les peuplades les plus sauvages, jusqu’à ce que, malgré les efforts de ses insensés adversaires, toute la terre se repose à son ombre vénérée. Car, quoi qu’en disent les St.-Simoniens, l’association chrétienne est universelle. La charité qu’elle propage, la propage à son tour. Les peuples sauvages qui en ont goûté les fruits, veulent les faire goûter à ceux qu’ils ont appris à aimer comme leurs frères, et ce mouvement ne peut s’arrêter que quand les peuples des deux bouts du monde auront été serrés des mêmes liens. Mais si cette association est universelle, ce n’est point à la manière St.-Simonienne ; car le christianisme ne fait jamais d’utopie. Il comprend qu’une association matérielle de tous les peuples du monde est impossible. La communion chrétienne est donc une communion spirituelle ; et quelle communion ! Une communion telle que, quoique éloignés par les mers et les continents, les vrais chrétiens s’aiment sans se connaître, font les mêmes prières les uns pour les autres, sans s’être jamais vus, sont tous animés des mêmes volontés, des mêmes désirs, courent tous au même but, n’ont plus qu’un seul et même esprit. Et c’est cette association qu’on accuse d’être incomplète et exclusive ! Ah, si l’amour chrétien est si inférieur à l’amour St.-Simonien, que les St.-Simoniens trouvent donc parmi eux des hommes capables de renoncer à toutes les commodités de la vie, à toutes leurs affections, pour aller s’enterrer à jamais parmi les sauvages, se faire peut-être massacrer par eux ou dépérir sous un climat meurtrier. Ils ont, il est vrai, des missionnaires ; mais je rougirais vraiment de la seule idée du parallèlej.
j – Chaque missionnaire St.-Simonien en France et en Belgique reçoit, dit-on, 6 000 francs par an ; le pape en raison de sa sympathie plus vive encore, s’en attribue 12 000.
Qu’on ne vienne donc plus nous dire que le christianisme est en arrière de la civilisation actuelle, et que par conséquent l’examen le tuera. Hélas ! c’est la société qui n’est que trop en arrière de lui et en politique, et en philosophie, et en morale, et il faudra bien du temps encore avant qu’on voie réalisée la vraie association chrétienne. Le christianisme a fait tout ce qu’il pouvait faire ! Eh bien, je dis que quand cela serait, quand il devrait réellement céder la place, ce ne serait point le St.-Simonisme qui pourrait jamais prétendre à lui succéder ; car pour qu’un système puisse se réaliser et organiser une association, il faut qu’il renferme deux espèces de possibilités :
I. Une possibilité morale, c’est-à-dire qu’il devra satisfaire à toutes les conditions morales exigibles ; en d’autres termes, répondre à tous les besoins moraux réels de l’humanité ; car sans cela un seul besoin réel non satisfait ne cessera de s’agiter et de renouveler ses attaques, jusqu’à ce que le système qui l’a négligé, fasse place à un autre plus complet.
II. Une possibilité physique, c’est-à-dire que son exécution ne contrarie aucune des lois naturelles et physiques qui régissent ce monde.
Or, le St.-Simonisme ne me paraît pouvoir satisfaire à aucune de ces deux espèces de possibilités. C’est la dernière chose que nous ayons à examiner.
Je commence par poser nettement en principe, que non seulement il est un besoin négligé par les St-Simoniens (ce qui suffirait déjà pour prouver la fausseté et le peu de durée de leur système), mais même que tous les besoins essentiels du cœur humain y sont entièrement mis de côté et foulés aux pieds.
C’est ce que nous allons examiner par rapport aux principaux de ces besoins moraux ; savoir : celui d’une expiation, d’une régénération, d’un perfectionnement moral et de l’’immortalité, auxquels nous ajouterons le sentiment de l’amour paternel et filial.
Certes, s’il est un besoin qui se soit manifesté dans tous les temps et dans tous les lieux, c’est certainement celui d’une expiation ; que de fois n’a-t-on pas cité les sacrifices barbares de tous les peuples du monde sans exception (avant J.-C.), comme la terrible expression de ce besoin indestructible et universel qu’a l’homme de se réconcilier avec l’Être suprême dont il dépend ! C’est là une preuve de fait sans réplique, et le raisonnement qui doit nous amener au même résultat, n’est pas difficile à faire ; car ou l’homme est mauvais, ou il est bon ; s’il est mauvais, le besoin d’expiation est évident ; si, au contraire, il est originairement bon, comme il n’y a qu’à jeter les yeux sur la société pour se convaincre qu’il fait également le mal, il n’en a pas moins besoin d’expiation. Bien plus, comme dans le premier cas la nature humaine a été reconnue mauvaise, et comme dans le second il est évident que la volonté au moins a été détériorée, il faut de toute nécessité reconnaître qu’à l’expiation doit se joindre comme complément une régénération intérieure qui fasse tarir la source même du mal ; car sans cela, les mêmes fautes recommençant sans cesse, l’expiation devrait se renouveler tout aussi souvent, et nous ne pourrions jamais jouir de notre réconciliation. (Hébreux 10.1-10 ; surtout 2.) Expiation et régénération, voilà donc deux besoins réels, universels et nécessaires, qui, confusément sentis, sont la source de toute religion, et qui, nettement posés et mis au jour, font la base du christianisme. Le sacrifice de Christ est la satisfaction du premier le don du St. -Esprit, qui fait succéder à l’orgueil et à l’égoïsme, l’humilité et l’amour, est l’accomplissement du second ; et ce n’est qu’après que l’individu a été ainsi régénéré, qu’il peut être admis dans la vraie société chrétienne, l’église, la communion des saints.
Voilà comment chacun des dogmes du christianisme satisfait un des besoins de l’humanité ; de même qu’un médecin habile, après avoir sondé les plaies, sait appliquer à chacune le remède efficace. Maintenant que fait le St.-Simonisme ? Il n’agit pas tout-à-fait aussi doucement.
La maladie, c’était la rebellion de l’homme fini, misérable, pécheur, dévoilé dans tout le polythéisme, contre le Dieu infini, saint et juste, posé dans le judaïsme. Or, il n’y a que deux moyens de faire cesser l’inimitié entre un inférieur et son supérieur irrité ; ou par une expiation (c’est là ce que fait le christianisme), ou par la destruction d’un des deux ennemis en présence. C’est à quoi sont réduits les St.-Simoniens ; car la principale affaire est de ne pas retomber dans le christianisme. Maintenant qui fera-t-on disparaître, l’homme pécheur ou le Dieu saint ? Le moindre regard jeté sur le monde, le moindre retour fait sur sa conscience, démontre trop clairement l’existence de l’homme pécheur pour qu’on ose s’attaquer à lui. C’est donc sur Dieu, en désespoir de cause, que tomberont les coups. On invente un Dieu qui n’est que la vie de la nature, un Dieu sans volonté, sans conscience, par conséquent sans justice, sans sainteté, un Dieu qui n’est point Dieu ; on se fait athée ; et après avoir ainsi coupé le nœud gordien ; on espère n’avoir plus à entendre parler d’expiation ni de régénération.
Mais non, même sur l’étroit terrain de l’athéisme St.-Simonien, je n’abandonne point la partie, et je soutiens que l’homme seul, vis-à-vis de lui-même, comme être moral se doit à lui-même et à sa conscience une expiation de ses fautes et de ses souillures, qu’il ne saurait se cacher. Maintenant tuera-t-il lui-même tout ce qui lui reste de dignité, en soutenant que la conscience, la loi morale, la vertu ne sont que de vains mots ? Cela est possible. Qui ne peut fermer les yeux, à la lumière du jour ? Et sous ce rapport, comme sous tant d’autres, les St.-Simoniens ne feraient que se montrer les dignes successeurs des philosophes du 18e siècle. Mais cependant, s’ils se refusent absolument à la nécessité de toute expiation, je demanderai de quel droit, après s’être ainsi soustraits à la peine, ils puniront eux-mêmes dans leur nouvelle société les meurtriers, les voleurs… etc. ? Ils répondront, sans doute, qu’on n’y verra rien de semblable ; tous les hommes n’y vivront-ils pas d’amour ? :— Mais cet amour là, d’où viendrait-il ? — De la sympathie naturelle, répondra-t-on peut-être. — Mais si la sympathie est chose si naturelle, comment se fait-il que depuis 6 000 ans que les hommes se développent librement, cette sympathie innée ne se soit point encore développée ? Et si le christianisme, avec ses dogmes d’humilité et d’amour, ne peut détruire au sein de la société l’orgueil et l’égoïsme, comment peut-on tenter de nous faire croire que l’homme n’aura qu’à entrer dans la société St.-Simonienne pour être tout-à-coup inondé de cet amour et de cette sympathie, et cela au sortir même de ce monde dont les St.-Simoniens savent si bien peindre la sécheresse et l’égoïsme !
« Mais une éducation bien dirigée nous aidera à parvenir à ce résultat, répondent-ils. Les enfants placés de bonne heure dans des établissements publics où leurs précepteurs ne leur parleront que d’amour, ne les traiteront qu’avec amour, se formeront bientôt aussi à une vie d’amour. » — Mais je demanderai d’abord où et comment ces précepteurs eux-mêmes se seront ainsi remplis de patience et d’amour. C’est reculer la question ; ou plutôt c’est faire un cercle vicieux ; car vouloir régénérer l’homme par l’homme, c’est, si j’ose me servir de cette comparaison, essayer de se lever soi-même par les cheveux. — Mais, diront les St.-Simoniens, chacun trouvant son intérêt à cet accord, à cet amour universel, on vaincra son égoïsme à force de raison, et on finira par devenir vraiment des êtres aimants. — Maintenant aussi, répondrai-je d’abord, on trouverait son intérêt à s’aimer, et cependant on ne s’aime pas. Mais d’ailleurs, que sera un tel amour à supposer qu’il existe ? Hélas ! comme tout amour purement humain, et comme vous l’avouez vous-mêmes du vôtre, de l’intérêt plus ou moins bien entendu, de l’égoïsme plus ou moins raffiné, un calcul plus ou moins bien fait ! Quel amour ! quelle base ! quel lien pour l’immense édifice de l’association universelle ! ! Qu’il se glisse une petite faute dans le calcul, qu’un intérêt plus prochain vienne faire oublier pour un instant l’intérêt vrai mais éloigné (tentation fréquente et bien dangereuse, surtout quand on n’a plus de loi morale fixe), et voilà l’amour universel rompu, le charme détruit. L’égoïsme et l’orgueil, qu’on n’a pas su bannir, dont on a même fait la base de la société, reprennent aussitôt le dessus, et ramènent l’antagonisme et la guerre au sein de la paix universelle. Voilà, j’insiste particulièrement là-dessus, voilà ce qui tuera le St.-Simonisme, à supposer qu’il arrive jamais à une vraie existence. Alors on sentira quel danger il y a à laisser pénétrer des germes d’inimitié au sein de la société qu’on veut régénérer, et on sera forcé d’admirer la sagesse du christianisme, qui commence par la régénération de l’individu, dont la régénération de la société n’est plus alors que la suite nécessairek.
k – Ce reproche pourrait s’adresser à bien d’autres qu’aux St.-Simoniens.
Mais, que dis-je ? Est-ce sérieusement que les St.-Simoniens parlent d’amour et de régénération ? Non seulement ils ne cherchent pas à l’enflammer ; mais on dirait presque qu’ils ont pris d’avance la résolution de l’étouffer dans le petit nombre de cas où il semblerait naturel au cœur de l’homme, je veux parler de l’ amour paternel et filial. Quelle est la pensée la plus chère des pères et des mères, celle qui les soulage dans leurs travaux ? N’est-ce pas l’espoir de laisser à leurs enfants, après eux, une honnête aisance ? Eh bien, non ! Ce sentiment est trop tendre pour trouver grâce aux yeux des St.-Simoniens. Pères et mères, la centralisation des capitaux exige qu’après, votre mort vos biens retournent à la masse commune, afin de servir à la dotation de chacun suivant sa capacité ! Mais, au moins, vous allez veiller à la culture intellectuelle de vos enfants, et déposer dans leurs jeunes cœurs les germes de la morale et de l’instruction.… ? Non, encore. La nécessité d’une tendance harmonique exige qu’ils soient confiés à des instituteurs étrangers qu’on vous force de supposer parfaits, quoique votre cœur vous dise qu’il n’en est point de comparables à des parents éclairés et affectionnés ! Ah ! sans doute, vous sentez que n’ayant ainsi plus rien de commun avec vos enfants, ils vont vous devenir tout-à-fait étrangers, qu’un frein puissant va leur être ôté, qu’une des cordes de votre cœur et de leur cœur va se briser… Mais il faut céder ; St.-Simon, ou plutôt ses soi-disant successeurs en ont décidé autrement ! Et c’est dans une pareille société qu’on ose encore parler d’amour et de sympathie ! N’est-ce pas bien plutôt l’organisation même de l’égoïsme ! Ne semble-t-il pas vraiment qu’on ait arrangé tout cela pour ces parents qui, après avoir donné le jour à leurs enfants, ne désirent rien tant que de n’en entendre plus parler, et d’être débarrassés des embarras qu’ils leur causent ! Faut-il d’ailleurs s’étonner de rien dans ce système ! Tout y est sec il suffit qu’un sentiment noble germe dans le cœur humain, pour qu’on se hâte aussitôt de le fouler aux pieds. Ce désir du perfectionnement moral qu’éprouvent toutes les âmes non dégradées, et que le christianisme seconde et dirige si admirablement, qu’en font-ils ? « Vertu ! Renoncement ! » Cela n’est qu’une mortification charnelle, bonne foi des temps passés ! On est maintenant revenu de toutes ces illusions chrétiennes. Travailler à se rendre meilleur ! Peine inutile. Dans la nouvelle société, nous travaillons pour être rétribués en or, en argent, et en honneur, suivant nos œuvres car il nous faut à nous du solide et du palpable ! » Que dire à cela ? Toujours la même chose, orgueil, cupidité, égoïsme.
Car pour l’immortalité, on en parle, il est vrai ; on fait même à ce sujet de fort belles phrases. Mais sérieusement, à quoi bon ? Chacun n’est-il pas déjà ici-bas doté selon sa capacité, rétribué selon ses œuvres ? Que dis-je même ? Est-elle possible dans ce système, l’immortalité ? Dans le christianisme, où Dieu est posé comme un être distinct du monde, je conçois Dieu comme un centre de refuge, comme un asile, si j’ose ainsi dire, pour les âmes qui quittent le monde. Mais dans le St.-Simonisme, où Dieu n’est pas autre chose que la vie de la nature, ce qui se sent vivre dans tout ce qui vit, où ira donc l’âme en quittant ce monde ? Elle rentrera au sein de ce qui se sent vivre dans tout ce qui vit, et comme une faible goutte va se perdre dans un vaste amas d’eau, elle ira s’abîmer au sein de cet océan de l’existence infinie, sans volonté, sans intelligence, sans personnalité, sans conscience. C’est la mort, c’est le néant ! ou si, pauvre particule détachée encore une fois de ce nouveau Léthé, elle revient animer quelque corps particulier, ce ne sera plus réellement la même âme ; car elle aura perdu toute personnalité, tout souvenir : c’est la métempsychose ! Non, ce n’est point là cette immortalité que désire notre âme ! Quelle différence avec cette immortalité chrétienne où la communion d’un Dieu de lumière, de vérité et d’amour est posée comme but à chaque individu ! Ah ! alors je conçois qu’un apôtre s’écrie : Je m’avance vers les choses qui sont devant moi sans regarder vers celles qui sont derrière moi. Mais dans le St.-Simonisme, je recule d’effroi devant cette idée terrible de l’existence pure, de l’existence en soi dans laquelle il faut aller m’anéantir ! Je retourne sans cesse mes yeux désespérés vers cette société que je pleure d’autant plus qu’elle est plus parfaite ; je compte avec terreur chaque minute, qui brise un des chaînons qui m’attachent à cette société et à moi-même, et je me console peu en pensant que la destinée de l’humanité est de pouvoir, de connaître et d’aimer toujours davantage, si moi, après y avoir travaillé de tout mon pouvoir, je dois rester sans destination individuelle, et me perdre à jamais dans l’existence infinie.
Ah ! qu’en finissant ce long développement, il me soit permis de rendre encore une fois hommage à la divine sagesse du christianisme. Lui aussi pose un certain but à la société, la civilisation graduelle ; mais il ne confond point ce but collectif avec le but individuel de chaque homme, le perfectionnement moral. Au contraire, dans le St.-Simonisme, le but de l’individu se trouvant confondu avec celui de la société, quand l’individu est appelé à quitter cette société, il reste lui-même sans destination ultérieure, et n’a plus en effet qu’à aller se perdre dans un néant éternel. — Oh ! ni l’on avait au moins la bonne foi dans un système d’athéisme, de matérialisme et d’égoïsme ; de ne parler ni de Dieu, ni d’amour, ni d’immortalité ! Mais alors, il est vrai, on ne ferait guère de prosélytes ou si l’on en faisait, ce ne serait pas tout-à-fait des prosélytes dans le genre de ceux que l’on désire.
Après avoir si longuement montré comment le St.-Simonisme méconnaît tous les besoins nécessaires et éternels du cœur humain, tels que ceux d’une expiation, d’une régénération, du perfectionnement moral, d’une expression non interrompue de l’amour paternel et filial, et de l’immortalité (auxquels j’eusse pu ajouter le sentiment de la liberté, et de la distinction essentielle du bien et du mal, si je n’eusse craint que ces nouvelles questions ne me menassent trop loin, et ne m’engageassent dans une discussion peut-être un peu trop abstraite), je pense avoir prouvé suffisamment l’impossibilité morale du St.-Simonisme, dans le sens que j’ai plus haut donné à ces mots.
Arrivons maintenant à sa possibilité physique. Je ne serai pas long sur cet article.
Est-il besoin de prouver que, quand tous les peuples de la terre, Hottentots, Cafres, Allemands, Espagnols, Anglais, Chinois, se seraient faits St.-Simoniens, ils ne sauraient être régis par un seul gouvernement ? Et quand enfin ils y auraient consenti, comment procéder à l’élection du pape d’un bout du monde à l’autre, et cela avec réflexion et connaissance de cause ? Comment recueillir les voix, (à moins qu’il ne se renouvelle un collège de cardinaux)l ? Et quand toutes ces difficultés seraient aplanies, quand d’une manière ou d’autre une élection réfléchie et faite en connaissance de cause m’assurerait de la moralité du pape, qui me garantirait son infaillibilité ; infaillibilité bien plus nécessaire encore au pape St.-Simonien, qu’au pape catholique. Car il ne s’agit de rien moins pour lui que de conserver l’équilibre entre la production et la consommation du monde, et, cela pour toutes les branches imaginables d’industrie ! Qu’on songe aux embarras épouvantables qu’une seule petite faute amènerait nécessairement ! Et que dis-je ? Ce n’est encore là qu’une partie de son travail : la direction des sciences et des beaux-arts n’exige-t-elle pas aussi une bonne part d’infaillibilité ? Et cependant supposons possibles toutes ces impossibilités… Voici que le pape meurt ; on procède à une nouvelle élection, et le monde n’est pas unanime pour le choix du nouveau pape ! Que faire ? Qui cédera ? Hélas ! la paix et l’association universelle ne courent-elles pas grand risque de devenir la désunion et la guerre universelle ? Mais on ne finirait pas si l’on voulait énumérer toutes les objections que présente un pareil projet ; et plus on y réfléchit, plus on le trouve au moins aussi absurde physiquement, qu’incomplet et inadmissible moralement.
l – Depuis que j’ai écrit ces lignes, j’ai appris que le premier chef de l’association St.-Simonienne avait lui-même désigné ses successeurs (car il paraît qu’il y en a 2 maintenant). Je ne sais si ce nouveau mode de succession n’existe encore que de fait ou s’il a été adopté en droit dans la constitution St.-Simonienne. Dans le second cas, il s’élèverait ici une question politique bien grave, et que je ne suis ni en état ni en mesure de discuter maintenant. Je dirai seulement qu’au premier coup-d’œil, les St.-Simoniens, par une telle disposition, me sembleraient risquer extraordinairement de rentrer dans ces privilèges de famille dont ils voudraient sortir à toute force.
Et cependant il est possible que le St.-Simonisme fasse des progrès (surtout dans les pays catholiques, la raison en est toute simple). Plusieurs circonstances, dans ce cas, m’expliqueraient un tel succès.
1° Après la crise de scepticisme qui a déchiré l’Europe, renaît enfin le besoin de croire. Le St.-Simonisme pourra servir quelque temps d’aliment à ce besoin ; car on sait que les hommes pressés d’une longue faim, se précipitent sans trop de discernement sur tout ce qui se présente, bon ou mauvais.
2° J’avoue, au risque de dévoiler complètement mon ignorance en fait d’économie politique, que quelques-unes de leurs idées sur ce sujet, m’ont séduit, et je ne serais pas étonné qu’elles en séduisissent d’autres aussi ignorants que moi.
3° J’ajoute sans hésiter, comme une chance de succès dans l’état actuel de l’Europe et surtout de la France, l’abri commode que ce système prête à l’immoralité.
4° De même aussi, l’effet qu’il produira immanquablement sur les classes inférieures, s’il y pénètre jamais.
5° Enfin, la vraie éloquence de quelques-uns de ses sectateurs.
Par toutes ces raisons, le St.-Simonisme, dis-je, obtiendra peut-être quelques succès ; puis, l’orgueil et l’égoïsme qu’il a admis dans son sein, le mineront peu à peu ; les divisions éclaterontm, et comme tout ce qui est de l’homme, il périra. « Alors, comme le dit Horace, toute la troupe des oiseaux venant à revendiquer leurs plumes, dépouilleront le pauvre geai de ses couleurs empruntées, » le christianisme redemandera son amour et sa fraternité universelle, le 18o siècle sa morale sensualiste, l’Inde son panthéisme, le catholicisme son pape et ses cardinaux, et que restera-t-il du St.-Simonisme ? Peut-être ces quelques idées d’économie politique dont j’ai parlé plus haut ; et outre cela… ? Sans doute le but que proclament avec tant de pompe les St.-Simoniens, l’amélioration, physique, intellectuelle et morale des classes inférieures serait pour eux un haut titre de gloire et de reconnaissance ; mais si un but n’appartient réellement qu’à celui qui peut et qui veut vraiment le réaliser, lui aussi n’appartient-il pas déjà au christianisme ? n’est-il pas la suite de la charité chrétienne ? La civilisation de tant de peuplades barbares n’a-t-elle pas prouvé que le christianisme possédait seul les vrais moyens de le réaliser ? Sans doute le christianisme ne prétend pas donner aux classes inférieures, en abolissant les droits les plus naturels, les richesses et les jouissances terrestres ; car, outre qu’il y est assez indifférent, il sait que le docteur céleste qui connaissait mieux les hommes et la nature que St.-Simon, a prononcé : que nous aurions toujours des pauvres avec nous. Mais ce qu’il leur donnera, et ce qui améliorera infiniment mieux leur situation, sous tous les rapports, c’est un amour ardent pour Dieu, une vive charité pour tous les hommes, l’amour du travail, et par suite le contentement de l’esprit, souverain bien, bonheur de ce monde.
m – Depuis le moment où j’ai écrit ces lignes, j’ai appris que cela avait déjà commencé ; il doit s’être déjà formé une secte de St.-Simoniens, qui se nomment : Disciples de la science nouvelle, et se déclarent les plus furieux ennemis de la doctrine St-Simonienne proprement dite, du moins de toute sa partie religieuse.
Voilà les dispositions qui les perfectionneront et amélioreront réellement leur situation, et cela s’applique à tous les hommes quels qu’ils soient, riches ou pauvres, grands ou petits. Avec de telles dispositions, l’expérience l’a prouvé, le prouve et le prouvera encore, ils seront toujours assez bons et assez heureux sous quelque gouvernement qu’ils vivent, tandis que sans elles la plus sublime organisation serait établie sur la terre, un ange de lumière descendrait du Ciel pour la gouverner, que les hommes n’en seraient ni meilleurs, ni plus heureux. La source du mal est alors plus profonde ; elle habite dans le cœur même ; et comme le dit l’Ecriture, qui a toujours tout dit, c’est du cœur que procèdent les sources de la vie.
Voilà quelques réflexions que m’a suggérées cette doctrine. N’ayant pas prétendu en faire une réfutation systématique, on ne doit pas s’étonner que j’en aie presque entièrement laissé de côté la partie politique. Sous ce rapport, le vrai est trop intimement mêlé au faux, et la lumière des vrais principes est encore trop vacillante pour que j’eusse osé entreprendre une telle analyse. Mais malgré cette lacune, mon but sera certainement atteint si quelques personnes achèvent cette lecture avec une foi plus ferme à ce christianisme, dont on ne prononce le nom qu’avec respect, une admiration plus profonde pour ses doctrines et sa morale célestes, dont la perfection ne ressort bien que quand on les compare à d’autres doctrines et à d’autres morales, parce que l’esprit humain est aussi un tableau où l’ombre seule fait bien ressortir la lumière, ainsi que mille petits traits, auxquels sans elle on n’eût peut-être pas pris garde.
Puisse donc ce petit travail avoir contribué pour sa petite portion à l’avancement du grand œuvre contre lequel ne sauraient prévaloir les portes de l’enfer, et dont tous les vrais chrétiens implorent ardemment l’accomplissement, par cette grande prière, cette prière des prières : ô Dieu, ton règne vienne ! Amen !
Je comptait finir ici mon travail ; mais je crois qu’il pourra être intéressant pour les lecteurs d’avoir quelques développements sur deux points particuliers sur lesquels la crainte d’interrompre la suite des idées m’a forcé de passer légèrement, savoir la vie de St.-Simon, et les moyens transitoires par lesquels les St.-Simoniens espèrent amener l’abolition de l’héritage. Je vais donc ajouter, en forme de notes, de courts développements sur ces deux points.
St.-Simon naquit en 1760. Ses disciples prétendent qu’il pressentit de bonne heure la grande mission à laquelle le Ciel l’appelait. Car dès l’âge de 17 ans, il se faisait réveiller chaque matin de bonne heure par un domestique, qui avait reçu l’ordre de lui crier : Levez-vous, Mr le comte, vous avez de grandes choses à faire. En effet, il part bientôt pour la guerre d’Amérique avec cette foule de jeunes nobles français, au milieu desquels se distinguaient Ségur et Lafayette. Dégoûté du métier de soldat, il rentre bientôt en France et se met à philosopher sur l’espèce humaine. Cependant 1789 arrive : il émigre ; mais il ne tarde pas à rentrer dans sa patrie, et là, s’associant au fameux comte de Rumford, il consume une grande partie de sa fortune dans des entreprises d’industrie philanthropique. Bientôt se voyant presque ruiné, il imagine l’association universelle, et s’efforce de toute manière d’y convertir Buonaparte, les Bourbons, les Alliés. Mais tous se montrent rebelles et obstinés, comme dit le Globe. Alors il inonde Paris de brochures ; et achevant de dissiper les débris de sa fortune, il ne tarde pas à se trouver réduit à la mendicité. De plus, il se voit (suivant le Véridique) abandonné de sa femme, qu’il a offensée par une conduite plus que suspecte. C’est alors qu’il se livre à la vie la plus dégoûtante, vie qu’une plume obscène oserait seule décrire, « résolu, comme dit le Globe, dans son impudeur sublime, d’accroître même à ce prix sa vaste expérience de l’humanité. Mais bientôt (c’est un de ses disciples qui parle) il est abreuvé d’amertumes. Comme Moïse, il se plaint à Dieu de ne pouvoir résister à tant de maux. Après 34 ans d’efforts, il a cessé d’espérer : comme Moïse, il demande la mort : il la veut, il la cherche ; sa main s’est armée contre lui-même, la foudre a sillonné son front… Mais son temps n’était pas venu ; bientôt le prophète s’élève, l’homme divin se manifeste, et le nouveau christianisme est annoncé au monde. » En d’autres termes, dégoûté bientôt de ses infâmes plaisirs, repoussé de la société dont il n’est plus digne, la vie lui devient à charge ; il veut se suicider ; mais par hasard ou par peur, il ne se blesse point mortellement, et il est condamné à achever sa vie déshonoré et défiguré. Il recommence alors à faire des ouvrages et à prêcher, et meurt enfin au bout de quelques années (en 1825), laissant des dettes pour tout héritage, un seul disciple pour toute école. Ce disciple nommé, je crois, Olinde Rodrigue, ne tarde pas à en faire d’autres. On fonde le journal l’Organisateur, afin de répandre la doctrine nouvelle ; et depuis lors, cette secte politico-religieuse n’a cessé de s’augmenter à tel point, qu’outre l’établissement central fondé à Paris, elle compte maintenant des missions et des établissements d’enseignement particuliers dans presque toutes les grandes villes de France ; elle s’étend même jusqu’en Belgique ; et à ce qu’il paraît, se prêche déjà en Italie. — Les St.-Simoniens attendent surtout avec impatience le moment où l’Allemagne, la Prusse surtout, et l’Angleterre seront converties à leur doctrine ; car alors toutes les branches de l’activité humaine auront leurs représentants dans leur société, l’Angleterre représentant l’industrie, l’Allemagne la science, et la France qui semble destinée à marcher toujours à la tête des nations, devant fournir ces hommes à sympathie vive, que la supériorité de leur sensibilité désigne pour prêtres et chefs de la société nouvelle.
Par lesquels les St-Simoniens espèrent amener l’abolition de l’héritage.
Les St.-Simoniens sentent bien la difficulté d’un pareil projet. Aussi n’espèrent-ils point le réaliser tout d’un coup, et voici quelques-uns des moyens transitoires qu’ils proposent pour arriver peu à peu à cette abolition.
1° Diminution et abolition graduelle des successions en ligne collatérale.
On sait qu’on appelle héritiers collatéraux, ceux qui ne se trouvent point dans la ligne directe de père et de fils. Or en France, qu’un homme meure sans testament, ses parents jusqu’au douzième degré en ligne collatérale ont droit à son héritage ; et s’il ne reste plus de parents en-deçà du douzième degré, l’héritage va au trésor public. En restreignant peu à peu ces degrés et abolissant enfin tout-à-fait l’héritage en ligne collatérale, on conçoit que ce serait déjà un grand pas de fait vers l’abolition absolue de l’héritage et la centralisation des capitaux à laquelle tendent les St.-Simoniens.
2° Augmentation des droits de succession. Si on augmente, en effet, les droits que doit payer au trésor public tout héritier pour retirer son héritage, on conçoit qu’une telle mesure tend à faire devenir toujours davantage ce trésor public, centre des capitaux.
3° Organisation du crédit par banques. Ceci est fort profond et demanderait de grands développements ; je me contenterai de dire que les St.-Simoniens voudraient qu’il s’organisât un système de banques pour toutes les branches d’industrie, afin d’aider les industriels qui manquent de moyens de travail et d’établissement. Ces banques, au lieu d’être au profit des oisifs, comme elles le sont maintenant, seraient comme on voit tout au profit des travailleurs. L’organisation St.-Simonienne parfaite se réduirait même à la formation de deux grandes banques, l’une pour la science, l’autre pour l’industrie, ayant chacune sous elle des banques de plus en plus particulières pour chaque division et subdivision de la science et de l’industrie, de manière à former, pour ainsi dire, une hiérarchie de banques, fournissant chacune aux besoins de toutes les branches, même les plus petites, de ces deux modes positifs de l’activité humaine.
4° Mobilisation de la propriété foncière. Ceci demanderait de longs développements. Cependant on voit au premier coup-d’œil qu’en facilitant la vente et l’achat des immeubles, et en les assimilant sous ce rapport à tout autre objet de commerce, on empêcherait leur énorme accumulation entre les mains de quelques particuliers, qu’on porterait un coup mortel à l’aristocratie foncière, et qu’on favoriserait une plus égale distribution de cette branche importante des instruments de travail entre les mains des travailleurs.
Ces moyens sont peut-être une des parties les plus ingénieuses du système politique St.-Simonien. Je regrette de ne pouvoir, par plusieurs raisons, les développer davantage ; mais je crois en avoir au moins donné une idée. Et quant à ceux qui désireraient étudier davantage cette partie, ils en trouveront facilement les moyens.