Si l'on mesure la valeur d'un historien au nombre et à l'importance des informations dont on lui est redevable, il est peu d'historiens qui puissent être comparés à Flavius Josèphe. Son ouvrage le plus considérable — les Antiquités judaïques — n'est, dans la première moitié, qu'un abrégé de la Bible à l'usage des lecteurs païens, abrégé rendu fade à notre goût par l'abus d'une rhétorique banale, le manque de naïveté, sinon de foi, l'absence de sentiment poétique ; mais on y remarque avec intérêt les tendances rationalistes d'une exégèse qui s'oppose curieusement à l'exégèse allégorique, presque contemporaine, de Philon ; de plus, l'insertion discrète de traits légendaires, étrangers à l'Écriture et empruntés à la tradition orale, nous montre comme le début d'un genre littéraire qui devait prendre un si riche développement dans la partie haggadique du Talmud et dans le Midrasch. Les dix derniers livres de cet ouvrage constituent, surtout à partir de l'époque des rois hasmonéen, un document historique de premier ordre. A défaut de sources juives, qui manquaient pour cette période, Josèphe a soigneusement dépouillé tous les historiens grecs et romains qui pouvaient lui fournir, même en passant, des données sur les faits et gestes du peuple juif ; comme ces historiens sont perdus, son ouvrage comble ainsi une lacune qui serait autrement irréparable. Dans l'histoire d'Hérode, où Josèphe suit de très près les mémoires de Nicolas de Damas, secrétaire de ce roi, dans celle des soixante-dix années suivantes, sur lesquelles il a pu recueillir des renseignements de la bouche des contemporains, les Antiquités acquièrent presque la valeur d'un document original. Elles intéressent au plus degré non seulement l'histoire juive, mais l'histoire romaine et celle du christianisme naissant, quoique Josèphe y fasse à peine une allusion fugitive ; sans lui, comme on l'a dit, le milieu historique où le christianisme a pris naissance — ce qu'on appelle en Allemagne la Zeitgeschichte de Jésus — serait impossible à reconstituer.
Son second grand ouvrage, le premier par ordre de date, est la Guerre judaïque, l'histoire de la formidable insurrection de 66 à 70 après J.-C. où succomba définitivement l'indépendance de sa patrie. Il y raconte presque jour par jour les événements auxquels il fut mêlé lui-même, tantôt comme acteur, tantôt comme spectateur. Si l'on peut quelquefois suspecter son impartialité, s'il exagère volontiers les chiffres, si, par une prudence naturelle mais excessive, il a systématiquement rabaissé les « patriotes » qui l'avaient compromis et exalté ses bienfaiteurs, Vespasien et Titus, on ne peut mettre en doute ni la compétence du narrateur, ni la véracité générale de la narration. Or, ce récit, qui se recommande aux spécialistes par l'abondance et la précision des détails relatifs aux opérations militaires[1], est en même temps le tableau, émouvant par sa froideur même, d'une des plus tragiques catastrophes nationales que l'histoire ait enregistrées. Ce journal de l'agonie d'un peuple, c'est quelque chose comme le second livre de l'Énéide, sorti, non de l'imagination d'un poète, mais des souvenirs d'un témoin bien informé. Plus d'un qui a relu ces pages pendant l'Année terrible, au milieu des angoisses du siège de Paris et de la Commune de 1871, y a retrouvé comme une image anticipée des hommes et des choses d'alors, avec cette atmosphère « fièvre obsidionale » qui engendra tant d'héroïques dévouements et d'aberrations criminelles.
[1] Un extrait de la Guerre, sous le titre de Siège de Jérusalem, figure dans la Bibliothèque de l'armée française (Paris. Hachette, 1872).
L'Autobiographie forme comme un complément de la Guerre judaïque. Ce sont les mémoires piquants d'un général d'insurrection malgré lui, auquel peut s'appliquer le mot éternellement vrai de la comédie : « Je suis leur chef, il faut que je les suive. » Seulement Josèphe ne les a pas suivis jusqu'an bout.
Le quatrième et dernier ouvrage de Josèphe, la Défense du judaïsme connue sous le titre impropre de Contre Apion, n'est pas le moins précieux. L'auteur, arrivé à la pleine maturité de son talent, s'y révèle polémiste ingénieux, apologiste souvent éloquent, Il nous initie aux procédés de discussion des judéophobes d'il y a dix-huit siècles, si semblables à ceux des antisémites d'aujourd'hui. Enfin, dans son zèle de prouver l'antiquité du peuple juif par le témoignage des auteurs païens eux-mêmes, il reproduit de longs extraits, infiniment curieux des historiens grecs qui avaient encore en à leur disposition les annales sacerdotales de l'Égypte, de la Chaldée et de Tyr. Josèphe a ainsi préservé de la destruction quelques pages de l'histoire de ces vieilles monarchies, engloutie dans le naufrage de la littérature alexandrine ; c'est un service qui lui mérite la reconnaissance durable des orientalistes, comme par ses autres ouvrages il s'est acquis celle des historiens de la Judée, de Rome et du christianisme.
L'auteur de ces quatre livres ne fut, malgré ses prétentions, ni un grand écrivain ni un grand caractère ; mais il reste un des spécimens les plus curieux de la civilisation judéo-grecque, dont le type accompli est Philon ; il offre aussi un merveilleux exemple de la souplesse du génie israélite et de ses puissantes facultés d'assimilation. Son œuvre, qui ne paraît pas avoir atteint auprès des païens son but apologétique, méritait de survivre. Négligée par les Juifs, qui ne s'intéressaient pas à l'histoire et voyaient dans l'auteur un demi-renégat, c'est à l'Église chrétienne qu'elle doit d'être parvenue jusqu'à nous. Les Pères de l'Église citent fréquemment Josèphe et l'interpolent quelquefois ; les clercs du moyen âge le lisaient, sinon dans le texte original, du moins dans la traduction latine exécutée par ordre de Cassiodore et dans un abrégé grec des Antiquités qui paraît dater du Xème siècle. L'annaliste du peuple élu, le « Tite-Live grec », comme l'appelait saint Jérôme. Mais si bien l'historien par excellence que sa renommée finit par retentir jusque chez ses anciens coreligionnaires : au Xème siècle une chronique légendaire de l'histoire israélite jusqu'à Titus se recommande de son nom : C'est le Josippon, rédigé en hébreu par un Juif d'Italie. Avec la Renaissance on revint au texte intégral et de nombreuses traductions le popularisèrent dans toutes les langues modernes.
Il fut un temps où toute famille un peu lettrée possédait sur les rayons de son armoire à livres, à côté d'une Bible, un gros Josèphe in-folio, agrémenté de nombreuses vignettes où se déroulait toute l'histoire du peuple saint depuis l'expulsion d'Adam et d'Ève jusqu'à l'incendie du Temple par les soldats de Titus. De nos jours, sauf les savants, on lit beaucoup moins Josèphe ; la substance de ses écrits a passé dans des ouvrages modernes facilement accessibles, la source est négligée et c'est un tort. Il serait trop long de rechercher toutes les causes de ce discrédit, mais l'une des plus importantes en notre pays c'est assurément l'absence d'une traduction française satisfaisante. Sans parler des informes tentatives du XVe et du XVIe siècles[2], il existe dans notre langue deux versions complètes de Josèphe. L'une, celle d'Arnauld d'Andigny (1667-9), a dû au nom de son auteur et à un certain charme janséniste de style la faveur de nombreuses réimpressions[3] ; ce n'est pourtant qu'une « belle infidèle », beaucoup plus infidèle que belle. L'autre, celle du Père Louis-Joachim Gillet (1756-7), est un peu plus exacte, mais beaucoup moins lisible. Il nous a semblé que le moment était venu d'offrir au public français une traduction nouvelle, qui fût vraiment l'équivalent du texte original. L'entreprise vient il son heure, au moment où ce texte, fort défiguré par les copistes, a été sensiblement amélioré par le grand travail critique de Niese (Berlin, 1887 suiv.). C'est son édition qui, naturellement, a servi de base à notre traduction ; ce sont ses paragraphes, à numérotage continu, si commode pour les citations, qui figurent dans nos manchettes. Toutefois nous ne nous sommes pas astreint à une reproduction servile du texte de Niese ; lui-même, par l'abondant apparat critique placé au bas de ses pages, nous a souvent fourni les éléments d'une leçon préférable à celle qu'il a insérée dans le texte ; d'autres fois nous avons suivi l'édition plus récente de Naber (Leipzig, 1888 suiv.), qui offre un choix judicieux de variantes ; dans des cas très rares nous avons eu recours à des conjectures personnelles.
[2] Traduction complète, par Antoine de La Faye (Paris, 1507). Traductions des Antiquités par Guillaume Michel (1539), François Bourgoing (Lyon, 1562), Jean Le Frère de Laval (1569), Gilbert Genebrard (1578, souvent réimprimée) ; de la guerre par des anonymes (Paris, Vérard, 1492, el Leber, 1530), par Herberay des Essars (1553).
[3] Au nombre desquelles il faut compter la réimpression de Buchon (Panthéon littéraire, 1836) et la belle édition illustrée, avec notes variorum, par Quatremère et l'abbé Glaire (Paris, Maurice, 1846, in-folio) ; l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale ne comprend que les trois premiers livres des Antiquités ; a-t-il paru davantage ?
Une traduction complète de Josèphe est une œuvre difficile et de longue haleine. L'auteur, qui apprit le grec tard et assez imparfaitement, écrit d'un style pénible ; sa phrase, longue et lourde, chargée d'incises, de redites, d'ornements vulgaires, souvent peu claire et mal construite, n'est pas toujours aisée à comprendre et est toujours malaisée à rendre. Que de fois un traducteur consciencieux doit sacrifier l'élégance à la fidélité ! Nous nous sommes efforcé du moins de n'y jamais sacrifier la clarté. La tâche, décourageante pour un seul, a été partagée entre plusieurs jeunes savants qui nous ont apporté le concours de leur talent et de leurs connaissances spéciales. Chacun d'eux est responsable du volume qu'il a signé et des notes qu'il y a jointes ; toutefois celui qui écrit ces lignes s'est réservé la direction et la révision générale du travail, et a marqué de ses initiales quelques notes dont il accepte la responsabilité exclusive. Les notes, — celles des traducteurs aussi bien que du réviseur, ont été rédigées avec sobriété ; elles ont pour but de lever ou de signaler certaines difficultés d'interprétation, de l'approcher des passages parallèles, mais surtout d'indiquer, chemin faisant, dans la mesure du possible, les sources premières de l'information de Josèphe. C'est la première fois que l'historien juif reçoit ces éclaircissements indispensables ; car les commentaires de l'édition d'Havercamp sont en général plus prolixes qu'instructifs ; on peut leur appliquer ce mot du philologue Boeckh, qui convient à tant de commentaires de ce genre : sie ühergehen nicht viel, nur das schwierige, « ils n'omettent pas grand'chose, seulement ce qui est difficile. »
Notre traduction est calculée pour une étendue de sept volumes, correspondant à peu près à celle de l'édition de Niese. Les Antiquités en réclameront quatre, la Guerre judaïque (à laquelle nous rattachons, pour des raisons de fond l'Autobiographie), deux ; le septième sera consacré au Contre Apion, aux débris des historiens judéo-grecs antérieurs à Josèphe, à un index général et peut-être il une étude d'ensemble sur l'œuvre et la vie de Josèphe. La tâche, attaquée de plusieurs côtés à la fois, est déjà très avancée. Si quelques tâtonnements inévitables ont retardé l'apparition du premier volume, les autres se succéderont à des intervalles rapprochés, sans que nous croyions devoir nous astreindre à un ordre rigoureux. Puisse la faveur du public répondre à notre effort et le récompenser ! Puisse Josèphe redevenir, sinon un livre de chevet, du moins un ouvrage de fond, ayant sa place marquée dans toutes les bibliothèques sérieuses !
Saint-Germain, 10 septembre 1900.
THÉODORE REINACH.