Démontrer que la diagonale d’un carré est incommensurable à son côté, prouver qu’il y a une infinité de nombres premiers, construire au compas un pentagone régulier, tous ces beaux problèmes mathématiques de l’antiquité, ainsi qu’une infinité d’autres, ont reçu à l’époque d’Euclide et d’Archimède des solutions si simples et si élégantes, qu’elles enthousiasment encore aujourd’hui l’adolescent éclairé. Mais que dira-t-on d’un élève qui les regarde avec mépris, sous prétexte qu’il s’agit de questions trop vieillottes pour notre époque de haute technologie ? Que c’est un sot ! Ce jugement vaut pour ces amateurs d’apologétique chrétienne qui, n’estimant un livre qu’à la condition qu’il ait été écrit en américain par des docteurs à PhD, dédaignent toute la littérature évangélique française produite depuis la Réforme.
Adolphe Monod a dit du Traité de la vérité de la religion chrétienne que nous rééditons : « Il n’existe pas au monde une démonstration plus victorieuse que celle qu’un Abbadie ou un Chalmers a fournie de l’Évangile. » Deux siècles avant lui Madame de Sévigné, au demeurant bonne catholique, ne tarissait pas d’éloges sur l’ouvrage : « Je ne crois pas que l’on ait parlé de la Religion comme cet homme-là. » Son cousin, le comte Bussy de Rabutin, écrivait : « Jusqu’ici je n’ai point été touché de tous les autres livres qui parlent de Dieu, et j’en vois bien aujourd’hui la raison : c’est que la source m’en paraissait douteuse ; mais la voyant claire et nette dans le livre d’Abbadie, il me fait valoir tout ce que je n’estimais pas. Encore une fois, c’est un livre admirable ; il me peint tout ce qu’il me dit, et en un mot, il force ma raison à ne pas douter de ce qui lui paraît incroyable. » Forts de ces appréciations si positives et si autorisées, que répondre aux accusations d’obsolescence, lancées par ceux qui n’ont d’ailleurs jamais lu Abbadie ?
Il y a des choses, comme le théorème de Pythagore qui ne vieillissent pas. Certes la théologie ne fait pas partie des sciences, elle est incapable de rien prouver au sens mathématique, cependant la plupart de ses arguments ne peuvent pas plus changer au cours du temps que la géométrie d’Euclide, tout simplement parce que Dieu, la Bible, l’homme et le monde restent essentiellement les mêmes. Ce qui change au cours des siècles ce sont les préoccupations intellectuelles du public ; dans ce domaine le Traité a effectivement vieilli : bon nombre de phrases paraissent complètement déconnectées de notre conception du monde matériel. Abbadie est mort la même année que Newton, autrement dit il n’a pas été en mesure de s’assimiler le développement extraordinaire de la physique mathématique initié à cette époque, et qui a ensuite si complètement influencé la pensée moderne. Les raisonnements de l’auteur dans les premiers chapitres, à propos de la matière et du mouvement, nous heurtent par leur confusion brumeuse caractéristique des philosophes de l’antiquité et des scolastiques du moyen-âge. Pourtant si on veut bien ne pas s’arrêter à ce premier obstacle, on s’apercevra que dans le fond le point fondamental d’Abbadie demeure valide : à savoir que la matière ne produit pas la pensée, que l’esprit et le corps sont essentiellement distincts, quand bien même dans notre condition biologique présente, Dieu a asservi notre pensée au cerveau. Que nous apporte à cet égard le fait de savoir qu’une particule est mieux décrite par une fonction d’onde, que par une petite roue à crochets, telles que les imaginaient les Grecs ? Rien ! Quel moindre progrès sur l’origine et la compréhension de la conscience peut-il résulter de l’avènement de l’intelligence artificielle ? Aucun ! Aussi performant soit-il, un robot algorithmique ne sera jamais fondamentalement différent des automates à ressorts qu’Abbadie connaissait déjà.
Par contre, dans tout ce qui se base sur les Écritures et l’histoire de l’Église, le Traité n’a pas pris une ride ; en réfléchissant à ce qui fait sa force, on comprend pourquoi il fut accueilli avec autant de bienveillance du côté catholique que du côté protestant : c’est parce qu’il réaffirme le principe limpide et inaliénable que le christianisme tout entier est basé sur les miracles opérés par Dieu ; ôtez le surnaturel biblique et il n’y a plus de christianisme. Or catholiques et protestants sont d’accord là-dessus, ils ne différent que sur des points de doctrines. A la fin du XVIIIe siècle, et durant tout le XIXe, le protestantisme libéral s’est efforcé de ruiner la foi au miraculeux ; il prétendait, avec malignité et hauteur, que l’Évangile doit pouvoir se tirer exclusivement du fond de l’âme humaine, de ses aspirations, de ses besoins, de ses potentialités. Au XXIe siècle l’orthodoxie évangélique semble définitivement placée au-dessus de la tentation de nier le miracle dans la vie du Sauveur et des débuts de l’Église ; c’est sur la question des origines de l’humanité, et généralement sur tout le miraculeux de l’Ancien Testament, qu’elle court le danger de céder aux intimidations et aux sirènes d’une doxa matérialiste orgueilleuse. Autre sujet d’inquiétude, la recrudescence de peste scolastique en provenance d’outre-Atlantique menace une jeune génération, particulièrement sensible aux virus du verbe creux et de la gloriole académique : à son besoin d’admiration et d’héroïsme sont proposés des modèles intellectuels dont toute la science consiste à avoir beaucoup lu de livres en anglais, et à savoir imiter l’amphigouri philosophique qu’ils y ont puisé. Abbadie constitue un excellent remède à cette épidémie ; lui-même vrai philosophe, il réclame une séparation nette et consciente entre la théologie et la philosophie ; il montre que les plus grands malheurs et les schismes de l’Église sont venus de la vaine curiosité, et de la prétention insensée à discourir et à imposer des distinctions dans des questions qui nous échappent complètement.
Au fond, le secret des livres qui ne vieillissent pas, ou qui vieillissent bien, se trouve dans la part d’ADN biblique qu’ils contiennent, dans leur parenté, leur conformité à la seule écriture éternellement jeune, parce que parole inspirée de Dieu. Il semble que le Traité de la vérité de la religion chrétienne d’Abbadie, ait hérité plusieurs gènes de ce livre-là.
Phoenix, le 15 novembre 2017