Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

1.
Aperçu général de la théologie grecque du ve au viie siècle.

1.1 — Les écoles et les personnes.

On a déjà signalé, dans le volume précédent, les tendances divergentes, surtout en christologie, qui séparaient les deux écoles d’Antioche et d’Alexandrie. L’apollinarisme avait été comme un premier éclat de ce désaccord. Au ve siècle, ces divergences allaient s’accentuer et susciter, en s’exagérant, deux grandes hérésies, le nestorianisme et l’eutychianisme. Le premier, assez vite contenu et réduit à s’exiler en Perse, ne troubla pas trop, en somme, la paix de l’Église ; mais le second, installé au cœur de l’empire d’Orient et prépondérant dans des provinces entières, opposa aux décisions ecclésiastiques aussi bien qu’aux décrets des empereurs une résistance opiniâtre. Subtil dans ses formules, habile à reparaître sous un autre nom, il obligea, par la force de son organisation et malgré ses dissensions intérieures, le pouvoir à compter avec lui, et lui imposa plus d’une fois des ménagements nécessaires.

Ces luttes eurent pour théâtre l’Église grecque, et les protagonistes en furent des théologiens grecs. L’Église latine cependant et surtout celle de Rome y intervint assez souvent, tantôt sollicitée par les partis en présence, tantôt de sa propre initiative. Ce fut, la plupart du temps, par des sentences d’autorité plutôt que par des traités de polémique. Rome et l’occident avaient, sur les questions en litige, leur siège fait et leur langage à peu près fixé. Ces solutions leur paraissaient suffisantes, et l’on n’y goûtait guère la manie disputeuse et l’inquiète curiosité des grecs.

C’est pour cela que nous avons cru pouvoir mettre au compte de la théologie grecque tout ce qui regarde les luttes christologiques du ve au viie siècle. Ces luttes n’absorbèrent pas d’ailleurs tellement cette théologie qu’elle n’ait réalisé, sur d’autres points, des progrès appréciables. Nous aurons à en tracer plus tard un tableau d’ensemble.

Les deux noms qui viennent d’abord à l’esprit, comme représentatifs, au ve siècle, des deux écoles alexandrine et antiochienne dont j’ai parlé, sont naturellement ceux de saint Cyrille d’Alexandrie et de Théodoret. Saint Cyrille, évêque de 412 à 444, reste, avec Origène, le plus puissant théologien qu’ait possédé l’Église grecque, et avec saint Athanase, le docteur dont l’autorité fut la plus invoquée, dont l’autorité fut la plus décisive sur la définition de la doctrine chrétienne. Comme Athanase est l’homme du consubstantiel, Cyrille est celui de l’unité du Christ ; et il pousse jusqu’aux limites extrêmes où elle est compatible avec l’orthodoxie cette idée capitale. Ses adversaires attaqueront son langage et les monophysites en abuseront ; mais les conciles orthodoxes, sans l’adopter entièrement, s’efforceront de l’expliquer et de le justifier.

En face de saint Cyrille se montre Théodoret (évêque en 423, † vers 458). Caractère plus aimable que son adversaire, écrivain plus correct et plus élégant, exégète plus serré, il lui est inférieur en puissance d’intuition et en profondeur de sens théologique. Lui aussi est allé, dans une direction opposée à celle de saint Cyrille, jusqu’à l’extrême limite de l’orthodoxie, ou peut-être même y est-il revenu après l’avoir dépassée. Mais il n’a pas bénéficié de la même indulgence de la part des conciles, et sa mémoire, à qui ne regarde que la surface, en paraît diminuée. Ne vaut-il pas mieux croire cependant que la Providence l’avait suscité comme un utile contrepoids aux entraînements de son rival, comme une barrière aussi aux poussées hérétiques de ses propres amis.

Ce qui a nui en effet à Théodoret devant la postérité, c’est, pour une bonne part, quelques hommes que nous trouvons dans son entourage, et dont il a subi plus ou moins l’influence. Il avait eu pour maître, à l’école d’Antioche, Théodore de Mopsueste, et pour condisciple Nestorius. C’étaient les deux têtes de l’hérésie. A Nestorius il garda, jusque vers la fin de sa vie, une inviolable fidélité, et il ne se décida à se séparer de lui que sur l’injonction formelle du concile de Chalcédoine. Puis, à ses côtés, combattant contre Cyrille, on rencontre Paul d’Emèse, André de Samosate, qui resteront orthodoxes, mais aussi Alexandre d’Hiérapolis et Eutherius de Tyane qui verseront dans l’hérésie, et Ibas, le futur évêque d’Édesse (év. en 435, † 457), qui partagera sa condamnation au Ve concile général.

Les noms de Théodoret et de saint Cyrille ferment, en quelque sorte, la liste des grands écrivains de l’Église grecque : la veine littéraire est épuisée, et l’âge commence d’une théologie moins éloquente, mais plus subtile. Indépendamment du Pseudo-Aréopagite, dont les ouvrages font leur apparition autour de l’an 500, et de saint Ephrem d’Antioche (527-544), dont les livres sont presque entièrement perdus, le vie siècle produit un théologien de race, le moine Léonce de Byzance († v. 543), le plus rude adversaire de Sévère d’Antioche, le conseiller et le maître de Justinien, et qu’on a pu appeler le premier des scolastiques, parce qu’il introduit, un des premiers, dans ses ouvrages, la rigueur et la souplesse à la fois d’une dialectique savante. Esprit pénétrant autant qu’érudit, son rôle est de montrer l’harmonie foncière qui existe entre les décisions des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine. Le concile de 553 consacre, en grande partie, ses vues, mais sans empêcher, au viie siècle, le retour offensif du monophysisme sous le nom de monothélisme. Contre cette dernière hérésie, deux écrivains s’élèvent qui font encore bonne figure dans la théologie grecque et qui en sont alors, avec Anastase le Sinaïte († peu après 700) et avant saint Jean Damascène, les représentants les plus glorieux, saint Sophronius de Jérusalem († 638) et surtout saint Maxime le Confesseur († 662).

C’est en fonction de la doctrine christologique, on le voit, que s’est développée, du ve au viie siècle, toute cette littérature théologique grecque. Un seul auteur fait exception, le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Son attitude dans les questions débattues de son temps a été assez ambiguë pour que les monophysites puissent s’en prévaloir et les orthodoxes la défendre. Mais l’intérêt de ses livres est ailleurs. Il est dans la tentative faite par l’auteur, d’une part, pour introduire dans l’explication des croyances chrétiennes les enseignements et les procédés néoplatoniciens, ceux de Proclus y compris, — d’autre part pour donner un exposé rigoureux de la théologie mystique, et la souder étroitement à la théologie ecclésiastique, dont elle ne paraît être, dans son système, qu’une interprétation plus haute. Œuvre singulièrement puissante, malgré les obscurités et les puérilités qui la déparent, et qui a influencé dans une large mesure toute la théorie de la mystique chrétienne. Saint Maxime en fit le commentaire, et le moyen âge, qui ne douta pas que ces livres n’eussent l’Aréopagite pour auteur, les cita et les révéra presque à l’égal des textes sacrés. Par eux, le néoplatonisme se trouva, dans les traités de scolastique, avoir sa place à côté des spéculations d’Aristote, et ce n’est pas là une des moins curieuses conséquences de la pia fraus qui les avait d’abord introduits sous le nom du disciple de saint Paul.

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