Le moment où paraît ce volume exige quelques mots d’introduction.
Un jour, qui termine une grande époque dans l’histoire des temps modernes, doit être bientôt rappelé au souvenir des chrétiens protestants. Les registres du consistoire de Genève de l’an 1564, portent sous le nom de Calvin ces simples mots :
Allé à Dieu le Sabmedy 27 de May entre huit et neuf heures du soir.
L’auteur de ce volume, appelé par l’Alliance évangélique, à prononcer un discours sur la Réformation et le Réformateur de Genève, dans les conférences de chrétiens de tout pays, tenues à Genève en septembre 1861, remarqua dans le cours de son travail préparatoire cette date importante, et proposa à l’assemblée qu’à l’occasion du troisième anniversaire séculaire de la mort du réformateur, Genève, et les Eglises réformées en général, rendissent grâce publiquement à Dieu de ce qu’il avait suscité Jean Calvin, au seizième siècle, pour travailler à la réforme de l’Eglise, en rétablissant la Parole divine comme autorité souveraine, et la grâce comme cause unique du salut. Les membres des conférences, au nombre d’environ deux mille, adoptèrent à main levée cette résolutiona.
a – Conférences de Genève en 1861, I, p. 390 et 391.
Les chrétiens protestants s’apprêtant à célébrer cet anniversaire, l’auteur a désiré contribuer aussi selon son pouvoir à faire revivre le souvenir du grand docteur. Presque au même moment où se formait la pensée de cette fête protestante, il se proposait de raconter dans un ouvrage spécial la Réformation en Europe, au temps de Calvin. Ayant publié les deux premiers volumes, il y a un peu plus d’une année, il a tenu à en faire paraître un nouveau avant le 27 mai, et il le présente maintenant au public. Qu’il occupe une humble place, au milieu des souvenirs destinés à rappeler l’œuvre du Seigneur…
Le jésuitisme persécuteur du dix-septième siècle et l’incrédulité superficielle du dix-huitième, ont calomnié le grand réformateur de l’Occident. Les temps ont changé, et le dix-neuvième siècle commence à lui rendre justice. Ses œuvres, même inédites, sont recherchées et publiées ; sa vie, son caractère, sa théologie, son influence, sont l’objet de nombreuses études, qui portent en général un caractère de vérité ; et même des peintres distingués ont trouvé dans sa vie le sujet de leurs plus belles toiles.
Nous n’avons pas pour lui une aveugle admiration. Nous savons qu’il avait quelquefois la répartie vive. Nous reconnaissons que prenant part à la faute de son siècle, ou plutôt de dix siècles, il a cru que ce qui porte atteinte au respect dû à Dieu, doit être puni par le pouvoir civil, aussi bien que ce qui cause quelque dommage à l’honneur ou à la vie des hommes. Nous déplorons cette erreur. Mais comment étudier avec discernement les lettres et autres écrits du réformateur et les récits de ses contemporains, sans reconnaître en lui non-seulement une des intelligences les plus belles, une des âmes les plus élevées, un des cœurs les plus affectueux, enfin, un des chrétiens les plus vrais, l’un de ces hommes rares, qui se consacrent sans réserve au devoir ? Un savant éminent que l’Ecosse pleure encore, le docteur Cunningham, successeur de Chalmers, a dit dans un écrit publié peu avant sa mort : « Calvin est l’homme qui, après saint Paul, a fait le plus de bien à l’humanité. »
Sans doute, il aura toujours des ennemis. Un journal très estimé et très répandu de l’Allemagne, parlant d’un libelle (c’est l’expression qu’il emploie, Schmœhschrift) publié il y a quelque temps contre Calvin, se demandait « de quel camp cet écrit sortait ? S’il venait du romanisme jésuite, ou du libertinisme athée ? » C’est bien de là, en effet, que sortent principalement les ennemis du réformateur ; mais nous aimons à reconnaître que, sans appartenir ni à l’une ni à l’autre de ces écoles, on peut encore lui être hostile.
Au reste, ne nous inquiétons pas beaucoup de ces attaques ; le maître de Calvin a dit : « S’ils font ces choses au bois vert, que feront-ils au bois secb ? »
b – Luc 23.31.
L’auteur du présent volume pense que le meilleur moyen de rendre justice à sa mémoire, c’est de le faire connaître. On rencontrera dans cet ouvrage plusieurs faits, plusieurs paroles de ce grand homme, qui ne se trouvent pas dans d’autres histoires. Si un écrivain avait le bonheur de présenter au public allemand un trait inconnu de la vie de Luther, l’Allemagne en serait préoccupée. Serons-nous plus indifférents à la vie de notre grand réformateur ? Sans doute il y a des actions plus frappantes dans la vie de ce Luther, qui s’empare si facilement de notre cœur ; mais on peut se demander s’il n’y a pas dans celle de Calvin des traits, qui sont au moins plus rares dans celle du docteur de Wittemberg, la manière par exemple dont partout où se trouve le jeune docteur de Noyon (à Angoulême, à Poitiers, etc.), il est bientôt entouré d’hommes notables qu’il gagne à la vérité.
Cependant, ce livre n’est pas l’histoire de Calvin, l’auteur veut le rappeler à quelques lecteurs. Le titre le dit au reste suffisamment, Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin. C’est la seconde série d’un ouvrage dont l’Histoire de la Réformation au seizième siècle a été la première. La réformation des peuples occidentaux, dont Calvin a été l’âme, ayant un caractère particulier, nous avons cru devoir lui consacrer un ouvrage spécial ; mais nous ne nous bornerons pas à raconter les faits de la Réformation auxquels Calvin a pris une part directe. Une partie du quatrième volume exposera la Réformation de l’Angleterre, en partant de la chute de Wolsey. Nous nous proposons même de continuer à retracer les principaux traits de la Réformation de l’Allemagne. C’est ce que nous avons déjà fait dans les deux premiers volumes de cet ouvrage, où l’Alliance de Smalkalde, la paix de Nuremberg, l’émancipation du Wurtemberg, et d’autres événements analogues, ont trouvé leur placec. C’est l’ensemble de la Réformation que l’auteur veut retracer.
c – Voir 2.21, 2.22, 2.26, 2.31, 2.33.
Après avoir parlé de la France et de Calvin, l’auteur raconte dans le présent volume des faits qui se rapportent à la Suisse romande, aux vallées vaudoises du Piémont, et enfin à Genève.
Il ne croit pas devoir passer sous silence quelques reproches que ses deux premiers volumes lui ont attirés. « C’est une étrange idée, ont dit quelques-uns, que de nous occuper tant de Genève ! N’est-ce pas faire trop d’honneur à une petite ville de quelques milliers d’âmes ? L’histoire demande de grands peuples et de puissants personnages. Nous en rencontrons au moins autour de Luther… ; mais dans Genève, nous ne voyons que d’humbles syndics et de chétifs citoyens ! »
Il faut le reconnaître. Oui, dans cette partie de notre histoire, il s’agit d’une petite ville et d’un petit peuple… ; et dans cet âge démocratique, quelques-uns ne veulent que des électeurs et des rois. Nous sera-t-il permis de répondre que ce qui est petit, quant à l’apparence extérieure, est quelquefois important quant à l’influence morale. C’est une vérité que rappellent souvent nos Écritures sacrées : Les navires, quoiqu’ils soient si grands, disent-elles, sont menés partout çà et là avec un petit gouvernaild.
d – Jacques 3.4.
Cette portion de nos récits a deux parties ; l’une est consacrée à un homme, Calvin ; l’autre à une ville, Genève. Ces deux existences ont l’air, aux yeux de plusieurs, de se dérouler, chacune à part, comme si elles ne devaient jamais se rencontrer. Mais il y a dès le commencement entre elles le plus intime rapport ; elles sont destinées à s’unir. Énergiques, l’une et l’autre, quoique sans éclat, leur alliance doit multiplier un jour leur force. Quand Calvin et Genève seront un, beaucoup d’hommes et de peuples subiront leur influence puissante et salutaire. C’est un mariage qui aura une nombreuse et active postérité. Quoi qu’en disent les amis des grandeurs mondaines, cette union, quand elle se fit, fut un événement plus important pour l’humanité, que celle qui portait un poète de Louis XIV à s’écrier dans une circonstance célèbre :
Les Bourbons, ces enfants des dieux,
Unissent leurs tiges fécondes !…
L’idée que l’on vient d’exprimer ne sera pas généralement acceptée. La petitesse de la scène s’opposera à ce que le second ouvrage intéresse autant que le premier. Et pourtant, il s’est trouvé des juges qui ont senti l’attrait, même l’importance de l’histoire de Genève. Nous sera-t-il permis d’en donner quelques exemples ?
« Si l’on se rappelle combien est étroit le champ qui nous est offert, dit la Revue de Londres, une petite ville, la variété des caractères qui s’y présentent a bien droit de nous étonner. La goutte de rosée est assez grande pour réfléchir le ciel et la terre, et une cité soigneusement étudiée nous offre l’image d’un empire. Incidents et surprises, actions héroïques et persécutions courageusement endurées, actions basses et tyranniques, tout s’y trouve, tout s’y presse. » Des critiques ont même placé les faits de ce second ouvrage au-dessus de ceux du premier. L’histoire du temps dans lequel ces événements se passent, dit le New York Observer, est caractérisée par une sublimité, un intérêt et une grandeur romantique qui ne s’attachent à aucune partie du grand mouvement de l’Allemagne au temps de Luther. » Il s’est trouvé tel journaliste qui, tout en se laissant aller à un mouvement d’humeur contre Calvin, a proclamé la grandeur de son œuvre dans Genève. « Cet ouvrage, dit le Républicain (États-Unis), est l’histoire de la Réformation au temps de Calvin, avec Genève pour centre, et le sévère réformateur pour le Mahomet de cette moderne La Mecque. »
L’importance de l’histoire de Genève pour la liberté a été surtout sentie par des critiques anglais. « Ce livre, dit le Morning Herald, nous présente le tableau de Genève ; ses luttes pour l’indépendance ; la grande bataille pour la liberté de pensée et la liberté de conscience, qui commençait alors, et dans laquelle Genève prit dès le commencement une part vitale. Le christianisme, comme l’auteur le montre, devait être un pouvoir de liberté ; Rome en le corrompant en fit un pouvoir de despotisme, Calvin en le renouvelant, le ramena à ses premières œuvres. » Nous ne nous arrêterons ni au Freeman de Londres, selon lequel « les faits racontés éveilleront les sympathies de tous les Anglais ; » ni à la Revue du samedi (Saturday Review) qui se réjouit de voir « mis en lumière les champions genevois de la liberté. » Nous n’ajouterons qu’une citation :
« Genève, dit le Patriote, est une des plus petites et des plus héroïques cités de l’Europe. Si l’on avait voulu prédire à l’avance son histoire, elle eût paru incroyable. Genève a défié non-seulement le duc de Savoie et le pape, mais l’empereur Charles-Quint, et il a bravé son rival non moins puissant, François Ier. Malgré tous, cette ville a conquis premièrement ses libertés politiques, puis ses libertés religieuses, et cela non-seulement pour elle- même, mais pour tout le nord de l’Europe. Plus d’une fois Genève a été les Thermopyles du protestantisme et de la liberté, courageusement défendues par une petite troupe de héros, qui n’était guère plus nombreuse, si on la compare à ceux qui voulaient la détruire, que ne l’étaient, en présence des Perses, les trois cents hommes de Léonidas. »
Mais si l’avis de quelques-uns a été favorable à la petite ville, les critiques des autres n’en existent pas moins ; et comme il sera encore question de Genève dans ce volume, et s’il plaît à Dieu dans d’autres, l’auteur désire s’expliquer sur ces objections.
La faute, s’il y en a, est avant tout à l’historien. Le talent de l’un des grands maîtres de l’histoire eût prévenu tout reproche ; mais l’ouvrier a nui à l’œuvre. Toutefois la génération actuelle serait-elle tellement blasée, que ce qui est grand et beau en soi, n’eût plus d’intérêt pour elle, et qu’il fallût tous les raffinements de style pour ranimer ses goûts émoussés ?
Il s’agit d’une république, et ceci est une autre cause qui a pu compromettre nos récits. Quelques-uns se sont imaginé que l’auteur en parlant de liberté, désignait uniquement les formes républicaines, et cela a pu leur déplaire. Il y a ici un malentendu. L’auteur a toujours eu en vue cette liberté constitutionnelle qui renferme toutes les libertés modernes, et non telle ou telle forme. Il croit même que la forme monarchique est la plus favorable à la liberté pour une grande nation. Il lui est arrivé de voir, l’une à côté de l’autre, une république sans liberté, et une monarchie où tous étaient libres.
Toutefois la froideur de quelques-uns pour les annales d’un petit peuple vient surtout d’une autre cause. Il y a au fond deux histoires ; l’une qui est extérieure et fait grand fracas, mais dont les conséquences n’ont pas de durée ; l’autre qui est intime, qui n’a qu’une humble apparence, comme le grain qui germe ; et qui pourtant comme lui, porte des fruits très précieux. Or ce qui plaît à une partie notable du public, ce sont surtout les récits où figurent de gros bataillons. Ce qui nous touche nous, au contraire, c’est le mouvement des âmes, les caractères forts, les élans enthousiastes, le petit état de cœurs humbles et tranquilles, les saintes affections, les principes vivifiants, la foi qui remporte des victoires, la vie divine qui régénère les peuples — le monde moral, en un mot. Le monde matériel, les forces physiques et sensibles, les parcs d’artillerie et les superbes escadrons n’ont à nos yeux qu’un intérêt secondaire. De nombreux canons, il est vrai, donnent plus de fumée ; mais à ces puissances extérieures, qui emportent les têtes, nous préférons les puissances intimes qui élèvent les âmes, les enflamment pour la vérité, pour la liberté, pour Dieu, et les font naître pour la vie éternelle. Si c’est dans le sein d’un petit peuple, que ces forces intérieures se développent, elles n’ont pour nous que plus d’attrait.
Quelques pays s’intéressent à Genève à cause du bien qu’ils en ont reçu. Théodore de Bèze, apostrophant Calvin après sa mort disait : « Les Églises éparses en nombre infini par tout le monde confessent t’être grandement obligées ; mais c’est à toi spécialement, à ta doctrine, à ton zèle, que la France et l’Écosse sont redevables du rétablissement du royaume de Christ au milieu d’elles. » A la France et à l’Écosse, il faut, sans doute ajouter la Hollande.
Nous pouvons dire que, dans le protestantisme français, l’histoire des luttes de Genève a été bien reçue. Mais il n’en a pas été tout à fait de même en France dans ce qu’on appelle le grand public. Nous le comprenons. Il paraît chaque année trop d’ouvrages remarquables, qui passeront à la postérité, pour que les gens du monde s’occupent de nos pauvres œuvres… inchoata ac rudia.
Il ne faut pas croire pourtant que les Français ne se soucient nullement des luttes héroïques, qu’un peuple peut livrer pour maintenir ses franchises et conquérir son indépendance. Longtemps ils ont été indifférents à de telles scènes ; mais les choses ont changé. Il s’est formé en France une troupe d’élite, à la tête de laquelle se trouvent des noms illustres, qui comprend la vraie liberté, et qui s’est donné pour tâche de l’établir dans le cœur et dans les mœurs de ce peuple.
Pourtant des obstacles s’opposent à ce que l’histoire de Genève soit généralement appréciée. Cette ville a lutté corps à corps pendant deux siècles contre la puissance des jésuites et de Rome. De là des préjugés, des haines, essentiellement ultramontaines sans doute, mais que partagent quelquefois des libéraux, élevés au milieu du catholicisme.
Il est d’ailleurs des esprits indépendants, pleins des aspirations les plus nobles, auxquels le catholicisme romain, — nous parlons de celui qui est à la fois superstitieux et persécuteur, — a fait et fait beaucoup de mal. Une lacune, il faut le reconnaître, se trouve souvent chez les plus généreux coryphées du libéralisme actuel. Il leur manque l’un des deux termes nécessaires au développement et à la prospérité des sociétés modernes. Ils aiment la liberté, mais ils n’ont pas la foi. Les superstitions traditionnelles que l’Église romaine étale, son opposition aux grands principes de la civilisation moderne, dégoûtent ces esprits généreux ; et, confondant le christianisme lui-même avec le catholicisme qui les repousse, ils se détournent des vérités évangéliques et du Livre des livres. Et cependant, que les principes chrétiens sont maintenant nécessaires !
Un homme éminent a traité en France, il y a environ un an, de la Mission des écrivains, et a montré que leur devoir est de s’adresser à la génération actuelle, d’une manière propre à faire comprendre et aimer la vérité et la liberté. Nous parlons de M. de Rémusat. Oui, dirons-nous avec lui, la littérature n’est pas uniquement du ressort du goût ; quand elle a plu, tout n’est pas dit. Aimer la vérité jusqu’à se dévouer pour elle, tel est le premier devoir de l’esprit. On peut dire que tout ouvrage qui égare, énerve ou distrait l’amour de la vérité et de la vraie liberté, est un livre dangereux. Or, il y a deux tendances surtout qui menacent ces biens si précieux. D’un côté, les progrès du scepticisme ; c’est par eux que s’est peu à peu produite cette faiblesse des intelligences, cette froideur des âmes, cette dissolution fatale de la moralité, qui entraînent les disgrâces de la liberté. Et puis d’un côté tout opposé, un autre danger se présente ; c’est ce zèle religieux qui est sans connaissance et s’allie avec une dédaigneuse hostilité envers tous les principes de la liberté ; c’est cette ferveur dévote qui plaide les droits de Dieu, mais avec mépris pour ceux de l’homme. « Les nations les plus chrétiennes ont donné au monde l’exemple de la liberté, s’écrie M. de Rémusat. Sont-ce des athées qui ont fondé la république de Hollande et le gouvernement des États-Unise ? » Nous ajouterons : Sont-ce des athées, ceux qui, avant la Hollande et les États-Unis, ont fondé, organisé, maintenu la ville libre et évangélique de Genève, dont le réformateur et législateur, Calvin, est reconnu par l’Amérique et les Pays-Bas, comme leur réformateur et leur maître ?
e – Revue des Deux-Mondes de janvier 1863.
On ne s’étonnera pas que nous ayons pour les écrits de l’auteur que nous citons une juste préférence, tout à fait indépendante de l’article qu’il consacra il y a quelques années, dans la Revue des Deux-Mondes, à notre Histoire de la Réformation du seizième siècle ; nous saisissons toutefois cette occasion de lui témoigner notre reconnaissance pour la haute impartialité avec laquelle il y apprécia la Réformation. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit maintenant : nous attachons une grande importance aux nobles conseils qu’il donne aux écrivains.
Persuadé, comme M. de Rémusat, que pour retremper la génération moderne, il faut présenter l’exemple de grands dévouements et de sacrifices héroïques, j’ai essayé de le faire. Je crois que la mort de Berthelier ou de Lévrier, et d’autres récits que cette histoire présente, pourraient redonner de la force à des âmes affaiblies. Je n’oublie pas que la France n’est pas pour moi une terre étrangère ; je suis de la troupe des réfugiés, contraints à abandonner le pays où reposaient les cendres de leurs pères, parce que leurs maîtres ne voulaient leur permettre ni l’Évangile, ni la liberté. Il nous souvient de ces contrées ; et nous aimerions à leur témoigner notre inaltérable affection, en contribuant à leur faire connaître l’indicible beauté de cette liberté et de cet Évangile, pour le maintien desquels nous avons dû leur dire jadis un long adieu.
Mais pourquoi la France prêterait-elle l’oreille à des récits qui lui arrivent de pays lointains, n’est-elle pas assez riche elle-même ? Nous, Français d’autrefois, chassés par les Valois et les Bourbons, quel droit avons-nous à être écoutés par les Français d’à présent ? Nous ne sommes que des bannis. La délicatesse des Athéniens modernes ne se soucie plus de notre langage. Les pays où la persécution nous a jetés, ne sont peut-être à leurs yeux que des… loca nocte silentia late… des lieux silencieux, obscurs, pleins de déserts glacés et d’effroyables abîmes… Il serait étrange qu’une voix rude, venant de ces contrées sauvages, pût être bienvenue au milieu des assemblées éloquentes et des concerts harmonieux de la brillante, bruyante et immense métropole… Væ victis !
Abandonnerai-je donc mes récits ? Me bornerai-je dorénavant à mettre en scène des princes, des rois, des ministres d’État, des cardinaux, des bataillons, des traités, des empires ? Non, je ne le ferai pas. Je parlerai sans doute de François Ier et de Charles-Quint, d’Anne de Boleyn et d’Henri VIII, et d’autres grands personnages ; mais je resterai fidèle aux petits peuples et aux petites choses. C’est une cité chétive, je l’avoue, que celle dont je raconte les luttes, mais c’est elle qui, pendant deux siècles, a tenu tête à Rome, jusqu’à ce qu’elle eût remis la tâche dont elle s’était chargée, dans les mains de plus puissantes nations, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Amérique. Que les hommes libéraux, qui jouissent le plus à cette heure du fruit de ses rudes combats, la méprisent… A la bonne heure… Moi je n’en ai pas le courage. Je me rappelle les fugitifs qu’elle a reçus…, l’asile qu’y ont trouvé, qu’y trouvent encore leurs enfants…, et je viens lui payer ma dette. Oh ! si seulement elle voulait comprendre qu’elle ne peut subsister avec honneur dans l’avenir, que si en aimant la liberté, elle aime avant tout l’Evangile !
Encore quelques mots sur les principes qui nous dirigent en écrivant cette histoire. Ce qu’il faut selon nous étudier en toutes choses, ce sont surtout les commencements. La formation des êtres, l’origine des phases successives de l’humanité, sont à nos yeux d’une importance et d’un intérêt qui dépassent de beaucoup l’exposition de ce que ces choses sont devenues plus tard. L’époque créatrice du christianisme, où nous contemplons Christ et ses apôtres, est selon nous beaucoup plus admirable que celles qui lui ont dès lors succédé. Et de même, la Réformation, qui est la création du monde évangélique dans les temps modernes, a pour nous plus d’attrait que le protestantisme qui vint après elle. Nous aimons à saisir la vie dans son principe. Quand l’œuvre est faite, ses summa momenta sont passés. Dès les premières lignes du premier volume de notre premier ouvrage, nous avons dit que nous suivrions cette règle. On ne nous reprochera pas de lui demeurer fidèle.
On nous a objecté que notre histoire est trop détaillée. Nous pourrions répondre qu’il n’est pas bon de laisser un fait dans le vague ; qu’il faut l’étudier et le décrire. Les circonstances des événements peuvent seules en donner une connaissance exacte, et leur imprimer le sceau de la réalité. L’auteur pourrait même alléguer ici un témoignage que personne ne récusera. Il se rappelle qu’étant à Paris, chez M. Guizot, au moment où le premier volume de son Histoire de la Réformation venait de paraître, — il y a trente ans environ,— cet écrivain éminent lui dit : « Donnez-nous les détails, le reste, nous le savons. » Nous ne pensons pas que beaucoup de nos lecteurs croient en savoir plus que lui.
Une autre conviction a aussi quelque influence sur le caractère de notre récit. Il nous semble que l’étude de l’inconnu a un attrait particulier. Genève, et ses luttes pour la liberté et l’Evangile, sont une terra incognita, sauf pour ses citoyens et quelques savants. Quand des historiens racontent des temps soit anciens, soit modernes, par exemple, la révolution des Pays-Bas, celle de l’Angleterre, ou celle de la France, ils ne peuvent dire qu’un peu mieux ce que d’autres ont déjà raconté. Peut-être y a-t-il quelque avantage à exploiter une terre vierge ; à apporter de nouveaux faits à ce trésor, qui doit être la sagesse des peuples. L’auteur ne méconnaît pas pourtant ce qu’il peut y avoir de vrai dans quelques remarques critiques qui ont été faites, — et tout en maintenant les principes qu’il a établis, il tâchera d’en profiter.
Il avait espéré publier à la fois, cette année, son troisième et son quatrième volume. Ayant dû passer à Nice l’hiver de 1862 à 1863, avec défense de travailler, il n’en publie qu’un maintenant ; mais le suivant, s’il plaît à Dieu, ne se fera pas trop attendre.
En revenant de Nice, il a passé par le Piémont, soit pour assister dans les vallées vaudoises à un synode, qui lui a rappelé celui dont il est question dans ce volume ; soit aussi pour faire des recherches à Turin dans les Archives générales du royaume. Les collections précieuses qu’elles renferment lui ont été libéralement ouvertes, et il a pu recueillir et faire transcrire quelques documents précieux, jusqu’à cette heure ignorés, dont, comme on le verra, il a fait immédiatement usage.
La Graveline, Eaux-Vives, Genève, mars 1864.