Histoire de la Réformation du seizième siècle

Préface

Ce n’est pas l’histoire d’un parti que je me propose d’écrire, c’est celle de l’une des plus grandes révolutions qui se soient opérées dans l’humanité, celle d’une impulsion puissante donnée, il y a trois siècles, au monde, et dont l’influence s’aperçoit encore partout de nos jours. L’histoire de la Réformation est autre chose que l’histoire du protestantisme. Dans la première, tout porte la marque d’une régénération de l’humanité, d’une transformation religieuse et sociale qui émane de Dieu. Dans la seconde, on voit trop souvent une dégénération notable des principes primitifs, le jeu des partis, l’esprit de secte, l’empreinte de petites individualités. L’histoire du protestantisme pourrait n’intéresser que les protestants. L’histoire de la Réformation est pour tous les chrétiens, ou plutôt pour tous les hommes.

L’historien peut choisir dans le champ qui s’offre à ses travaux ; il peut décrire les grands événements qui changent la face d’un peuple ou la face du monde : ou bien il peut raconter ce cours tranquille et progressif ou d’une nation, ou de l’Église, ou de l’humanité, qui succède d’ordinaire à de puissantes mutations sociales. Ces deux champs de l’histoire sont d’une haute importance. Mais l’intérêt a paru se porter de préférence sur ces époques qui, sous le nom de révolutions, enfantent un peuple ou la société tout entière à une nouvelle ère et à une nouvelle vie.

C’est une telle transformation qu’avec de très petites forces j’essaye de décrire, espérant que la beauté du sujet suppléera à mon insuffisance. Le nom de révolution que je lui donne est discrédité de nos jours auprès de plusieurs, qui le confondent presque avec révolte. C’est à tort. Une révolution est un changement qui s’opère dans les choses du monde. C’est quelque chose de nouveau qui se déroule (revolvo) du sein de l’humanité ; et même ce mot, avant la fin du dernier siècle, a été pris plus souvent en un bon qu’en un mauvais sens : une heureuse, a-t-on dit, une merveilleuse révolution. La Réformation étant le rétablissement des principes du christianisme primitif, est le contraire d’une révolte. Elle a été un mouvement régénérateur pour ce qui devait revivre, mais conservateur pour ce qui doit toujours subsister. Le christianisme et la Réformation, tout en établissant le grand principe de l’égalité des âmes devant Dieu, tout en renversant les usurpations d’un sacerdoce superbe qui prétendait s’établir entre le Créateur et sa créature, posent comme principe primitif de l’ordre social, qu’il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et crient à tous les hommes : « Aimez tous vos frères ; craignez Dieu ; honorez le roi. »

La Réformation se distingue éminemment des révolutions de l’antiquité, et de la plupart de celles des temps modernes. Dans celles-ci, c’est de changements politiques qu’il est question, c’est d’établir ou de renverser la domination d’un seul ou celle de plusieurs. L’amour de la vérité, de la sainteté, de l’éternité, fut le ressort simple et puissant qui opéra celle que nous avons à décrire. Elle signale une marche progressive dans l’humanité. En effet, si l’homme, au lieu de ne rechercher que des intérêts matériels, temporels, terrestres, se propose un but plus élevé, et recherche des biens immatériels et immortels, il avance, il progresse. La Réformation est l’un des plus beaux jours de cette marche glorieuse. Elle est un gage que la lutte nouvelle qui maintenant s’accomplit, se terminera, pour la vérité, par un triomphe plus pur, plus spirituel et plus magnifique encore.

Le christianisme et la Réformation sont les deux plus grandes révolutions de l’histoire. Elles ne s’opérèrent pas seulement chez un peuple, comme les divers mouvements politiques que l’histoire nous raconte, mais chez plusieurs peuples, et leurs effets doivent se faire ressentir jusqu’au bout du monde.

Le christianisme et la Réformation sont la même révolution, mais opérée à des époques et au milieu de circonstances différentes. Elles sont dissemblables dans des traits secondaires ; elles sont une dans les lignes premières et principales. L’une est une répétition de l’autre. L’une finit le monde ancien, l’autre commença le monde nouveau ; entre elles est l’âge moyen. L’une est la mère de l’autre, et si la fille, à quelques égards, porte des marques d’infériorité, elle a d’un autre côté des caractères qui lui sont tout à fait propres.

La promptitude de son action est l’un de ces caractères. Les grandes révolutions qui ont amené la chute d’une monarchie, le changement de tout un système politique, ou qui ont lancé l’esprit humain dans une nouvelle carrière de développements, ont été lentement, graduellement préparées ; l’ancien pouvoir a été longtemps miné, et l’on en a vu les principaux appuis peu à peu disparaître. Il en fut même ainsi lors de l’introduction du christianisme. Mais la Réformation semble au premier coup d’œil nous présenter un autre aspect. L’Église de Rome paraît sous Léon X dans toute sa force et sa gloire. Un moine parle, et dans la moitié de l’Europe, cette puissance et cette gloire s’écroulent. Cette révolution rappelle les paroles par lesquelles le Fils de Dieu annonce son second avènement : « Comme l’éclair sort de l’Orient et se fait voir jusqu’à l’Occident, il en sera de même de l’avènement du Fils de l’homme. »

Cette promptitude est inexplicable pour ceux qui ne voient dans ce grand événement qu’une réforme, qui en font simplement un acte de critique, lequel consista à faire un choix parmi les doctrines, à laisser les unes, à garder les autres, et à coordonner celles qu’on avait retenues, de manière à en faire un ensemble nouveau.

Comment tout un peuple, comment plusieurs peuples eussent-ils fait si promptement un si pénible travail ? Comment cet examen critique eût-il allumé ce feu de l’enthousiasme, qui est nécessaire à de grandes et surtout à de promptes révolutions ? Mais la Réformation fut tout autre chose ; et c’est ce que son histoire montrera. Elle fut une nouvelle effusion de cette vie que le christianisme a apportée au monde. Elle fut le triomphe de la plus grande des doctrines, de celle qui anime ceux qui l’embrassent, de l’enthousiasme le plus pur et le plus puissant, la doctrine de la foi, la doctrine de la grâce. Si la Réformation eût été ce que s’imaginent de nos jours beaucoup de catholiques et beaucoup de protestants ; si elle eût été ce système négatif d’une raison négative, qui rejette enfantinement ce qui lui déplaît, et méconnaît les grandes idées et les grandes vérités du christianisme universel, elle n’eût jamais dépassé les limites étroites d’une académie, d’un cloître, d’une cellule. Mais elle n’eut aucun rapport avec ce que la plupart entendent par protestantisme. Loin d’être un corps amaigri, épuisé, elle se leva comme un homme plein de puissance et de feu.

Deux considérations expliquent la promptitude et l’étendue de cette révolution. L’une doit être cherchée en Dieu, et l’autre parmi les hommes. L’impulsion fut donnée par une main invisible et puissante, et le changement qui s’accomplit fut une œuvre de Dieu. Voilà la conclusion à laquelle est nécessairement amené un observateur impartial, attentif, et qui ne s’arrête pas à la superficie. Mais il reste à l’historien un autre travail, car Dieu agit par des causes secondes. Plusieurs circonstances souvent inaperçues préparèrent peu à peu les hommes à la grande transformation du seizième siècle, en sorte que l’esprit humain était mûr quand l’heure de son émancipation sonna.

La tâche de l’historien est de réunir ces deux grands éléments dans le tableau qu’il présente. C’est ce qu’on a cherché à faire dans cette histoire. On nous comprendra facilement quand nous nous appliquerons à découvrir les causes secondes qui contribuèrent à amener la révolution que nous devons décrire. Plusieurs nous comprendront moins bien peut-être, et seront même tentés de nous taxer de superstition, quand nous attribuerons à Dieu l’accomplissement de cette œuvre. C’est cependant là l’idée qui nous est particulièrement chère. Cette histoire, ainsi que l’indique l’épigraphe que nous lui avons donnée, pose avant tout et en tête ce principe simple et fécond : Dieu dans l’histoire. Mais ce principe est généralement négligé et quelquefois contesté. Il nous paraît donc convenable d’exposer sur ce sujet notre manière de voir, et de justifier ainsi la méthode que nous avons suivie.

L’histoire ne saurait plus être de nos jours cette lettre morte des événements, que la plupart des historiens antérieurs se sont bornés à nous faire connaître. On a compris qu’il y a dans l’histoire, comme dans l’homme, deux éléments, la matière et l’esprit. Nos grands écrivains ne pouvant se résigner à produire simplement un récit matériel, qui ne serait qu’une chronique stérile, ont cherché un principe de vie, propre à animer les matériaux, des siècles passés.

Les uns ont emprunté à l’art ce principe ; ils ont cherché la naïveté, la vérité, le pittoresque de la description, et ont tâché de faire vivre, leur récit de la vie des événements mêmes.

D’autres ont demandé à la philosophie l’esprit qui devait féconder leurs travaux. Ils ont uni aux événements, des vues, des enseignements, des vérités politiques et philosophiques, et ont animé leurs récits du sens qu’ils en ont fait jaillir, et des idées qu’ils ont su y rattacher.

Ces deux procédés sont bons sans doute, et doivent être employés dans certaines limites. Mais il est une autre source à laquelle il faut avant tout demander l’intelligence, l’esprit et la vie des temps passés : c’est la religion. Il faut que l’histoire vive de la vie qui lui est propre, et cette vie, c’est Dieu. Dieu doit être reconnu, Dieu doit être proclamé dans l’histoire. L’histoire du monde doit être signalée comme les annales du gouvernement du roi souverain.

Je suis descendu dans la lice où m’appelaient les récits de nos historiens. J’y ai vu les actions des hommes et des peuples se développer avec énergie, s’entrechoquer avec violence ; j’ai entendu je ne sais quel cliquetis d’armes ; mais on ne m’a montré nulle part la figure majestueuse du juge qui préside au combat.

Et pourtant, il y a un principe de vie émanant de Dieu dans tous les mouvements des peuples. Dieu se trouve sur cette vaste scène où viennent successivement s’agiter les générations des hommes. Il y est, il est vrai, un Dieu invisible ; mais si la multitude profane passe devant lui, sans s’en soucier, parce qu’il se cache, les âmes profondes, les esprits qui ont besoin du principe même de leur existence, le cherchent avec d’autant plus d’ardeur, et ne sont satisfaits que lorsqu’ils se sont prosternés à ses pieds. Et leurs recherches sont magnifiquement récompensées. Car à des hauteurs où ils ont dû parvenir pour rencontrer Dieu, l’histoire du monde, au lieu de leur présenter, comme à la foule ignorante, un chaos confus, leur apparaît comme un temple majestueux auquel la main invisible de Dieu même travaille, et qui s’élève à sa gloire sur le roc de l’humanité.

Ne verrons-nous pas Dieu dans ces grandes apparitions, ces grands personnages, ces grands peuples, qui se lèvent, sortent tout à coup, pour ainsi dire, de la poudre de la terre, et donnent à l’humanité une impulsion, une forme, une destinée nouvelle ? Ne le verrons-nous pas dans ces héros qui jaillissent de la société, à des époques déterminées, qui déploient une activité et une puissance au-dessus des limites ordinaires de la puissance humaine, et autour desquels se groupent, sans hésiter, comme autour d’un pouvoir supérieur et mystérieux, les individus et les peuples ? Qui les a poussées dans l’espace du temps, ces comètes à l’apparence gigantesque, à la queue flamboyante, qui ne paraissent qu’à de longs intervalles, répandant sur la troupe superstitieuse des mortels, ou l’abondance et la joie, ou les fléaux et la terreur ? Qui, si ce n’est Dieu ? Alexandre cherche son origine dans les demeures de la Divinité. Et dans le siècle le plus irréligieux, il n’est pas de grande gloire qui ne s’efforce de se rattacher de quelque manière au ciel.

Et ces révolutions qui viennent précipiter des races de rois, ou même des peuples tout entiers dans la poussière, ces décombres immenses que l’on rencontre au milieu des sables, ces ruines majestueuses que présente le champ de l’humanité, ne crient-elles pas assez fort : Dieu dans l’histoire ? Gibbon assis au milieu des restes du Capitole, et en contemplant les décombres augustes, y reconnaît l’intervention d’un destin supérieur. Il la voit, il la sent ; en vain voudrait-il détourner les yeux : cette ombre d’une mystérieuse puissance reparaît derrière chaque ruine, et il conçoit l’idée d’en décrire l’influence, dans l’histoire de la désorganisation, de la décadence et de la corruption de ce pouvoir romain qui avait asservi les peuples. Cette main puissante qu’aperçut à travers les débris épars des monuments de Romulus, des reliefs de Marc-Aurèle, des bustes de Cicéron et de Virgile, des statues de César et d’Auguste, des trophées de Trajan, et des chevaux de Pompée, un homme d’un génie admirable, mais qui n’avait point fléchi le genou devant Jésus-Christ, ne la découvrirons-nous pas au milieu de toutes les ruines, et ne la reconnaîtrons-nous pas pour celle de notre Dieu ?

Chose étonnante ! des hommes élevés au milieu des grandes idées du christianisme traitent de superstition cette intervention de Dieu dans les choses humaines, et les païens eux-mêmes l’avaient reconnue !

Le nom que l’antiquité hellénique a donné au Dieu souverain, nous montre qu’elle avait reçu des révélations primitives de cette grande vérité d’un Dieu, principe de l’histoire et de la vie des peuples. Elle l’a appelé Zeusa, c’est-à-dire, celui qui donne la vie à tout ce qui vit, aux individus et aux nations. C’est à ses autels que les rois et les peuples viennent prêter leurs serments, et c’est de ses mystérieuses inspirations que Minos et d’autres législateurs prétendent avoir reçu leurs lois. Il y a plus ; cette grande vérité est figurée par l’un des plus beaux mythes de l’antiquité païenne. La mythologie elle-même pourrait enseigner les sages de nos jours : il nous semble que c’est un fait qu’il est permis de constater ; et peut-être en est-il qui opposeront moins de préjugés aux instructions du paganisme qu’à celles du christianisme lui-même. Ce Zeus, ce Dieu souverain, cet Esprit éternel, ce Principe de vie, est père de Clio, muse de l’histoire, qui a pour mère Mnémosyne ou la mémoire. L’histoire réunit ainsi, selon l’antiquité, une nature céleste et une nature terrestre. Elle est fille de Dieu et de l’homme. Mais, hélas ! la sagesse à courte vue de nos jours orgueilleux est loin de ces hauteurs de la sagesse païenne. On a ôté à l’histoire son divin père, et fille illégitime, aventurière hardie, elle s’en va çà et là dans le monde, sans trop savoir d’où elle vient ni d’où elle sort.

a – De ζάω, je vis.

Mais cette divinité de l’antiquité païenne n’est qu’un pâle reflet, une ombre incertaine de l’Eternel, de Jéhovah. Le vrai Dieu que les Hébreux adorent veut imprimer dans l’esprit de tous les peuples qu’il règne perpétuellement sur la terre : et à cet effet, il donne, si je puis ainsi dire, un corps à ce règne au milieu d’Israël. Une théocratie visible dut exister une fois sur la terre, pour rappeler sans cesse cette théocratie invisible qui à jamais gouvernera le monde.

Et quel éclat cette grande vérité : Dieu dans l’histoire, ne reçoit-elle pas sous l’économie chrétienne ! Qu’est-ce que Jésus-Christ si ce n’est Dieu dans l’histoire ? C’est la découverte de Jésus-Christ qui fit comprendre l’histoire au prince des historiens modernes, à Jean de Müller. « L’Évangile, dit-il, est l’accomplissement de toutes les espérances, le point de perfection de toute la philosophie, l’explication de toutes les révolutions, la clef de toutes les contradictions apparentes du monde physique et moral, la vie et l’immortalité. Depuis que je connais le Sauveur, tout est clair à mes yeux ; avec lui il n’est rien que je ne puisse résoudreb. »

b – Lettre à Charles Bonnet

Ainsi parle ce grand historien ; et en effet, n’est-ce pas la clef de la voûte, n’est-ce pas le nœud mystérieux qui lie ensemble toutes les choses de la terre et les rattache au ciel, que Dieu a paru dans la nature humaine ? Il y a une naissance de Dieu dans l’histoire du monde, et Dieu ne serait pas dans l’histoire ! Jésus-Christ est le véritable Dieu de l’histoire des hommes. La petitesse même de son apparence le démontre. Si l’homme veut élever sur la terre un ombrage, un abri, attendez les préparatifs, les matériaux, les échafauds, les ouvriers, les gravois, les fossés, les encombres… Mais Dieu, s’il veut le faire, prend la plus petite semence que l’enfant qui vient de naître eût enfermée dans sa faible main, il la dépose dans le sein de la terre, et par ce grain, imperceptible dans son commencement, il produit cet arbre immense sous lequel les familles des hommes peuvent trouver leur ombrage. Faire de grandes choses avec d’imperceptibles moyens, voilà la loi de Dieu.

Cette loi trouve en Jésus-Christ son plus magnifique accomplissement. Le christianisme, qui a pris maintenant possession des portes des peuples, qui règne ou qui plane à cette heure sur toutes les tribus de la terre, de l’orient au couchant, et que la philosophie incrédule elle-même est obligée de reconnaître comme la loi spirituelle et sociale de cet univers, le christianisme, ce qu’il y a de plus grand sous la voûte des cieux, que dis-je ? dans l’immensité infinie de la création, quel a été son commencement ?… Un enfant né dans la plus petite ville de la nation la plus méprisée de la terre, un enfant dont la mère n’a pas eu même ce qu’a la plus indigente, la plus misérable femme de l’une de nos cités, une chambre pour mettre au monde ; un enfant né dans une étable, et couché dans une crèche… O Dieu ! je te reconnais là et je t’adore !…

La Réformation a connu cette loi de Dieu et a eu la conscience qu’elle l’accomplissait. L’idée que Dieu est dans l’histoire fut souvent émise par les réformateurs. Nous la trouvons en particulier exprimée une fois par Luther, sous l’une de ces figures familières et bizarres, mais non sans quelque grandeur, dont il aimait à se servir pour être compris du peuple. « Le monde, » disait-il un jour dans une conversation de table avec ses amis, « le monde est un vaste et magnifique jeu de cartes, composé d’empereurs, de rois, de princes, etc. Le pape, pendant plusieurs siècles, a vaincu les empereurs, les princes et les rois. Ils ont plié et sont tombés sous lui. Alors notre Seigneur Dieu est venu. Il a donné les cartes : il a pris pour lui la plus petite (Luther), et avec elle il a battu le pape, ce vainqueur des rois de la terre… C’est l’as de Dieu. Il a renversé de dessus leurs trônes les puissants, et il a élevé les petits, dit Mariec. »

c – Discours de table, ou Colloquia.

L’époque dont je désire retracer l’histoire est importante pour le temps actuel. L’homme, quand il sent sa faiblesse, est généralement porté à chercher son secours dans les institutions qu’il voit debout autour de lui, ou dans des inventions hasardées de son imagination. L’histoire de la Réformation montre que l’on ne fait rien de nouveau avec des choses vieilles, et que si, selon la parole du Sauveur, il faut des vaisseaux neufs pour du vin nouveau, il faut aussi du vin nouveau pour des vaisseaux neufs. Elle adresse l’homme à Dieu qui opère tout dans l’histoire ; à cette Parole divine, toujours ancienne par l’éternité des vérités qu’elle renferme, toujours nouvelle par l’influence régénératrice qu’elle exerce, qui épura, il y a trois siècles, la société, qui rendit alors la foi en Dieu aux âmes que la superstition avait affaiblies, et qui, à toutes les époques de l’humanité, est la source d’où procède le salut.

Il est singulier de voir un grand nombre des hommes qu’agite à cette heure un besoin vague de croire à quelque chose de fixe, s’adresser maintenant au vieux catholicisme. En un sens, ce mouvement est naturel ; la religion est si peu connue, que l’on ne pense pas la trouver ailleurs que là où on la voit affichée en grandes lettres sur une enseigne que le temps a rendue respectable. Nous ne disons pas que tout catholicisme soit incapable de donner à l’homme ce dont il a besoin. Nous croyons qu’il faut distinguer soigneusement le catholicisme de la papauté. La papauté est, selon nous, un système erroné et destructeur ; mais nous sommes loin de confondre le catholicisme avec elle ! Que d’hommes respectables, que de vrais chrétiens n’a pas renfermés l’Église catholique ! Quels services immenses le catholicisme n’a-t-il pas rendus aux peuples actuels, au moment de leur formation, dans un temps où il était encore fortement imprégné d’Évangile, et où la papauté ne se dessinait encore au-dessus de lui que comme une ombre incertaine ! Mais nous n’en sommes plus à ces temps. On s’efforce de nos jours de rattacher le catholicisme à la papauté ; et si l’on présente des vérités catholiques chrétiennes, ce ne sont guère que des appâts dont on se sert pour attirer dans les filets de la hiérarchie ; il n’y a donc rien à attendre de ce côté-là. La papauté a-t-elle renoncé à une de ses pratiques, de ses doctrines, de ses prétentions ? Cette religion, qui n’a pu être supportée par d’autres siècles, ne le sera-t-elle pas bien moins encore par le nôtre ? Quelle régénération a-t-on jamais vu émaner de Rome ? Est-ce de la hiérarchie pontificale, toute remplie de passions terrestres, que peut provenir l’esprit de foi, de charité, d’espérance, qui seul nous sauvera ? Est-ce un système épuisé, qui n’a pas de vie pour lui-même, qui lutte partout avec la mort, et qui ne subsiste que par des secours pris en dehors de lui, qui pourra donner de la vie à d’autres, et animer la société chrétienne du souffle céleste dont elle a besoin ?

Ce vide du cœur et de l’esprit qui commence à agiter plusieurs de nos contemporains, en portera-t-il d’autres à s’adresser au nouveau protestantisme, qui en plusieurs lieux a succédé aux puissantes doctrines du temps des apôtres et des réformateurs ? Un grand vague de doctrine règne dans plusieurs de ces Églises réformées, dont les membres primitifs ont scellé de leur sang la foi précise et vivante qui les animait. Des hommes remarquables par leurs lumières, sensibles à tout ce que cette terre présente de beau, s’y trouvent emportés dans de singulières aberrations. Une foi générale à la divinité de l’Évangile est le seul étendard que l’on veuille maintenir. Mais qu’est-ce que cet Évangile ? C’est là la question essentielle : et pourtant ici l’on se tait, ou bien chacun parle à sa manière. Que sert de savoir qu’il y a au milieu des peuples un vase que Dieu a déposé pour les guérir, si l’on ne se soucie pas de son contenu, si l’on ne s’efforce pas de se l’approprier ? Ce système ne peut remplir le vide du temps actuel. Tandis que la foi des apôtres et des réformateurs se montre maintenant partout active et puissante pour la conversion du monde, ce système vague ne fait rien, n’éclaire rien, ne vivifie rien.

Mais ne soyons pas sans espérance. Le catholicisme romain ne confesse-t-il pas les grandes doctrines du christianisme, ce Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, Créateur, Sauveur et Sanctificateur, qui est la vérité ? Le protestantisme vague ne tient-il pas en main le Livre de vie qui est suffisant pour enseigner, pour convaincre, pour instruire selon la justice ? Et que d’âmes droites, nobles aux yeux des hommes, aimables aux yeux de Dieu, ne se trouvent pas parmi ceux qui sont soumis à ces deux systèmes ! Comment ne pas les aimer ? comment ne pas désirer ardemment leur complet affranchissement des éléments humains ? La charité est vaste ; elle embrasse les opinions les plus éloignées, pour les entraîner aux pieds de Jésus-Christ.

Déjà il est des signes qui montrent que ces deux opinions extrêmes sont en marche pour se rapprocher de Jésus-Christ, qui est le centre de la vérité. N’est-il pas quelques églises catholiques romaines où la lecture de la Bible est recommandée et pratiquée ? et quant au rationalisme protestant, que de pas il a déjà faits ! Il n’est point sorti de la Réformation, car l’histoire de cette grande révolution prouvera qu’elle fut une époque de foi ; mais ne peut-on pas espérer qu’il s’en rapproche ? La force de la vérité ne sortira-t-elle pas pour lui de la Parole de Dieu, et ne viendra-t-elle pas le transformer ? Déjà l’on voit souvent en lui un sentiment religieux, insuffisant sans doute, mais qui est un mouvement vers la saine doctrine, et qui peut faire espérer des progrès définitifs.

Mais le nouveau protestantisme, comme le vieux catholicisme, sont, en eux-mêmes, hors de question et hors de combat. Il faut autre chose pour rendre aux hommes de nos jours la puissance qui sauve. Il faut quelque chose qui ne soit pas de l’homme, mais qui vienne de Dieu. « Que l’on me donne, disait Archimède, un point hors du monde, et je l’enlèverai de ses pôles. » Le vrai christianisme est ce point hors du monde, qui déplace le cœur de l’homme du double pivot de l’égoïsme et de la sensualité, et qui déplacera un jour le monde tout entier de sa mauvaise voie, et le fera tourner sur un axe nouveau de justice et de paix.

Toutes les fois qu’il a été question de religion, il y a eu trois objets sur lesquels l’attention a été portée : Dieu, l’homme, le prêtre. Il ne peut y avoir que trois espèces de religion sur la terre, suivant que c’est Dieu, l’homme ou le prêtre qui en est l’auteur et le chef. J’appelle religion du prêtre, celle qui est inventée par le prêtre, pour la gloire du prêtre, et où une caste sacerdotale domine. J’appelle religion de l’homme, ces systèmes, ces opinions diverses que se fait la raison humaine, et qui, créés par l’homme malade, sont par conséquent privés de toute force pour le guérir. J’appelle religion de Dieu, la vérité telle que Dieu lui-même l’a donnée, et qui a pour but et pour effet la gloire de Dieu et le salut de l’homme.

Le hiérarchisme ou la religion du prêtre, le christianisme ou la religion de Dieu, le rationalisme ou la religion de l’homme, voilà les trois doctrines qui se partagent de nos jours la chrétienté. Il n’y a aucun salut ni pour l’homme, ni pour la société, soit dans le hiérarchisme, soit dans le rationalisme. Le christianisme seul donnera la vie au monde ; et malheureusement des trois systèmes dominants il n’est pas celui qui compte le plus de sectateurs.

Il en a cependant. Le christianisme opère son œuvre de régénération chez beaucoup de catholiques de l’Allemagne, et sans doute d’autres contrées encore. Il l’accomplit avec plus de pureté et de force, selon nous, parmi les chrétiens évangéliques de la Suisse, de la France, de la Grande-Bretagne, des États-Unis, etc. Dieu soit béni de ce que les régénérations individuelles ou sociales que l’Évangile produit ne sont plus de nos jours de ces raretés qu’il faut aller chercher dans d’antiques annales.

C’est l’histoire de la Réformation en général que je désire écrire. Je me propose de la suivre chez les divers peuples, de montrer que les mêmes vérités ont produit partout les mêmes effets, mais de signaler aussi les diversités qui proviennent du caractère différent des nations. Et d’abord, c’est surtout en Allemagne qu’on trouve le type primitif de la réforme ; c’est là qu’elle présente les développements les plus organiques ; c’est là principalement qu’elle porte le caractère d’une révolution qui n’est pas limitée à tel ou tel peuple, mais qui concerne le monde universel. La Réformation en Allemagne est l’histoire fondamentale de la réforme ; elle est la grande planète ; les autres réformations sont les planètes secondaires, qui tournent avec elle, éclairées du même soleil, coordonnées dans le même système, mais ayant une existence propre, répandant chacune un éclat différent, et possédant toujours leur beauté particulière. On peut appliquer aux réformations du seizième siècle, cette parole de saint Paul : « Autre est la gloire du soleil, et autre la gloire de la lune, et autre la gloire des étoiles ; et une étoile est différente d’une autre étoile en gloire. » (1Cor.15.41) La Réformation suisse s’opéra en même temps que la réforme allemande et indépendamment d’elle, et présenta, surtout plus tard, quelques-uns de ces grands traits qui se trouvent dans la Réformation germanique. La réforme d’Angleterre se recommande d’une manière toute particulière à notre attention par l’influence puissante que l’Église de ce royaume exerce maintenant sur le monde universel. Mais des souvenirs de famille et de refuge, la pensée de combats, de souffrances, d’exils soutenus pour la cause de la Réformation en France, prêtent pour moi à la réforme française un attrait particulier ; considérée en elle-même, et déjà dans la date de son origine, elle offre d’ailleurs des beautés qui lui sont propres.

Je crois que la Réformation est une œuvre de Dieu ; on a pu le voir. Cependant, j’espère être impartial en en retraçant l’histoire. Je pense avoir parlé des principaux acteurs catholiques romains de ce grand drame, de Léon X, d’Albert de Magdebourg, de Charles-Quint, du docteur Eck, par exemple, d’une manière plus favorable que ne l’ont fait la plupart des historiens. D’un autre côté, je n’ai point voulu cacher les défauts et les fautes des réformateurs.

Dès l’hiver de 1831 à 1832, j’ai fait des lectures publiques sur l’époque de la Réformation. Je publiai alors mon discours d’ouvertured. Ces cours ont servi de travail préparatoire à l’histoire que je livre maintenant au public.

d – Discours sur l’étude de l’histoire du christianisme, et son utilité pour l’époque actuelle. Paris, 1832, chez J..1. Risler.

Cette histoire a été puisée dans les sources avec lesquelles m’ont familiarisé un long séjour en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Suisse, et l’étude dans les langues originales des documents relatifs à l’histoire religieuse de la Grande-Bretagne et de quelques autres contrées encore. On trouve ces sources indiquées en notes dans le cours de l’ouvrage : il est donc inutile de les citer ici.

J’aurais désiré justifier par beaucoup de notes originales les diverses parties de mon récit : j’ai craint que, longues et fréquentes, elles n’interrompissent le cours de la narration d’une manière désagréable pour le lecteur. Je me suis donc borné à quelques passages qui me paraissaient propres à mieux l’initier à l’histoire que je raconte.

J’adresse cette histoire à ceux qui aiment à voir les choses passées simplement comme elles furent, et non à l’aide de ce verre magique du génie qui les colore, les agrandit, mais quelquefois aussi les diminue ou les altère. Ce n’est ni la philosophie du dix-huitième siècle, ni le romantisme du dix-neuvième, qui me fourniront mes jugements et mes couleurs ; j’écris l’histoire de la Réformation dans l’esprit de cette œuvre elle-même. Les principes, a-t-on dit, ne sont pas modestes. Leur nature est de dominer, et ils en revendiquent imperturbablement le bénéfice. Rencontrent-ils sur leur chemin d’autres principes qui veuillent leur contester l’empire, ils leur livrent bataille aussitôt. Un principe ne se repose que lorsqu’il a vaincu. Et il n’en peut être autrement, régner est sa vie ; s’il ne règne pas, il est mort. Ainsi, tout en déclarant que je ne puis ni ne veux rivaliser avec d’autres historiens de la Réformation, je fais ma réserve pour les principes sur lesquels cette histoire repose, et je maintiens inébranlablement leur supériorité.

Jusqu’à cette heure nous ne possédons pas, ce me semble, en français, une histoire de la mémorable époque qui va m’occuper. Rien n’annonçait qu’une telle lacune dût être remplie quand j’ai commencé cet ouvrage. Cette circonstance seule a pu me porter à l’entreprendre, et je l’allègue ici comme ma justification. La lacune existe encore ; et je demande à Celui duquel procède tout ce qui est bon, de faire que ce faible travail ne demeure pas stérile pour quelques-uns de ceux qui le liront.

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