Luther avait à peine commencé de signaler publiquement les erreurs dans lesquelles était tombée la chrétienté, quand il publia son Explication de l’Oraison Dominicale, qui date de 1517. C’est un écrit populaire, un vrai traité religieux, destiné à faire connaître à toutes les classes de la société la vérité méconnue, à leur rappeler les éléments du vrai christianisme, à leur ouvrir les yeux sur leurs illusions et leurs péchés, et à éclairer leur entendement par la pure lumière de l’Évangile. La polémique contre les erreurs propres à Rome y occupe une très petite place ; celle contre les erreurs pratiques des chrétiens de tous les siècles et de toutes les communions, en occupe, au contraire, une très grande. En même temps, on ne peut assez admirer quelle profonde connaissance du cœur humain et quelles richesses d’expériences spirituelles ce petit livre suppose chez son auteur. C’est un cours pratique de religion, écrit par un homme dont le cœur est tout entier dévoué à son Sauveur, et l’esprit nourri du pain de vie. On y trouve exposé, avec une singulière originalité, la sainteté de Dieu, la corruption de l’homme, la lutte des deux royaumes, la nécessité de la repentance et de la conversion, le pardon des péchés, les devoirs des fidèles, leurs diverses tentations, les secours que Dieu leur donne. Ce n’est point un ouvrage systématique, ce n’est pas non plus un ouvrage complet ; nombre de points de détails ne sont qu’indiqués, tandis que d’autres sont développés au long. Mais rien d’essentiel n’y manque, et tout y est bien à sa place. Aussi cet écrit a-t-il survécu à la génération pour laquelle Luther l’avait composé ; et non seulement il témoigne avec éclat de la profonde piété de ce réformateur à l’entrée de sa carrière, mais il réveille encore de nos jours, en Allemagne, les consciences endormies, et, réimprimé par les sociétés actuelles de traités religieux, il se met de nouveau à « courir le pays, » comme au temps de son apparitiona.
a – Cet écrit est déjà connu de nos lecteurs, par les extraits qu’en a donnés Merle d’Aubigné dans son Histoire de la Réformation, tom. I, 3.10.
Dès l’origine de notre société, M. Rauscher, alors pasteur à Saint-Dié, dans les Vosges, nous avait annoncé avoir en porte-feuille une traduction de cette Explication de l’Oraison Dominicale, à laquelle il n’avait pas encore mis la dernière main. Mais sa mort, si inattendue et si douloureuse pour tous ses amis, vint, après une année de ministère à Colmar, le surprendre brusquement au milieu de ses nombreux travaux. Nous lui devions la traduction des Cent Histoires et Anecdotes édifiantes ; nous lui devions surtout celle de la Vie de Vos, qu’on nous assure de toutes parts être lue avec un vif plaisir ; mais nous attendions encore l’Explication de Luther. Sa veuve et ses amis d’Alsace consentirent, sur notre demande, à nous confier ce manuscrit, et celui d’entre nous, M. Frédéric de Rougemont., qui avait été en relations plus particulières avec feu M. Rauscher, et à qui il avait remis avec confiance la dernière révision de ses précédents manuscrits, se chargea de la correction de ce dernier, qu’il a faite avec tous les ménagements qu’exigeait une œuvre posthume.
M. Rauscher avait fait sa traduction, à ce que nous avons conclu de son travail, non sur une édition originale, mais sur une réimpression moderne, de laquelle on avait élagué quelques passages de polémique contre Rome, pour ne laisser subsister que ce qui allait à l’édification des protestants actuels ; et son but, en entreprenant cet ouvrage, doit avoir été moins de reproduire avec une fidélité historique les expressions même de Luther, que de faire de cette Explication un écrit d’une intelligence facile et d’une lecture aisée pour le public français, auquel il voulait la faire connaître. En un mot, il a désiré, si nous ne nous trompons, édifier ses frères avec Luther plutôt que de leur offrir Luther avec toutes ses originalités ou ses bizarreries, avec son style nerveux jusques à la rudesse, et parfois si prompt que l’enchaînement des idées en devient obscur. M. Frédéric de Rougemont a rétabli, non dans le texte, mais dans des notes, les passages de polémique, qu’il a la plupart abrégés ; et dans les endroits même où la traduction développait le texte au point de lui en faire un instant regretter la concision, il a trouvé la paraphrase si parfaitement conforme au génie de Luther, qu’il l’a partout scrupuleusement respectée. Ses corrections ont donc été peu nombreuses, et la plupart peu importantes.
Il y avait chez M. Rauscher une énergie de caractère, une vigueur de pensées, une force d’expressions qui devaient lui faire affectionner tout particulièrement le réformateur allemand, et qui nous font d’autant plus regretter son départ qu’elles sont plus rares dans notre siècle. Les accents de Luther résonnent parfois étrangement à nos oreilles, qui sont accoutumées à plus de douceur, de politesse et de ménagements ; ils nous surprennent comme un violent orage surprend le vaisseau qui traverse des parages où ne soufflent d’ordinaire que des vents modérés. Peut-être plus d’un passage de cette Explication produira-t-il, chez tel ou tel lecteur, l’effet d’un reproche fait à l’improviste à qui le mérite ; on résiste, on s’irrite ; mais on ne peut arracher le dard de la plaie, et la blessure est une blessure salutaire.
Luther, en effet, a creusé si avant dans la corruption de son époque, et, d’autre part, les hommes de tous les temps se ressemblent tellement dans leur être moral, que les reproches qu’il adressait à son siècle papiste et pharisaïque sont encore vrais de notre époque saducéenne et rationaliste.
Nous l’avons dit, cette Explication est un traité populaire, ou, si l’on veut, une suite de méditations sur l’oraison dominicale. Comparez-la à l’exposition didactique que Calvin donne de cette même prière dans ses Institutions, liv. 3, ch. 20, et vous apprécierez, d’une part, l’opposition qu’il y a entre le génie analytique du réformateur français et le génie synthétique du réformateur allemand ; d’autre part, leur grande conformité de doctrines à côté de quelques divergences de détails.
Ces divergences qui portent surtout sur l’efficacité du baptême et de la parole, sur l’explication de la quatrième demande et sur celle de la septième, s’expliquent par la date de l’écrit de Luther, qui n’avait pas encore entièrement secoué les erreurs de Rome, ou sont de trop peu d’importance pour mériter une discussion, ou enfin se rattachent aux caractères généraux du calvinisme et du luthéranisme. Nous rappellerons seulement que Luther cite, de temps en temps, les apocryphes avec les livres inspirés, sans nullement les assimiler à ces derniers.
Voici le premier écrit de Luther qui paraisse en langue française dans notre siècle. Serait-il le dernier, et n’encouragera-t-il pas quelques-uns de nos frères à tirer au jour quelque autre trésor des nombreux ouvrages du réformateur allemand ? Ou si les différences de langage et du caractère national rendent de peu d’utilité pour nous les écrits de Luther, que l’Allemagne, qui en a publié récemment encore plusieurs éditions abrégées, à l’usage des chrétiens de toute condition, et qui y puise chaque jour une abondante nourriture, nous excite du moins par son exemple à rouvrir les écrits poudreux du grand réformateur français, qui sont fort rarement cités dans notre littérature religieuse, que, parmi nous, ne connaissent point les laïques, et qui, peut-être, sont plus lus au-delà du Rhin que dans nos églises !
Société pour la traduction d’ouvrages chrétiens allemands.