Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

Préface

L’œuvre des missions évangéliques ne peut plus être reléguée au nombre de ces œuvres infimes dont l’action sur la marche du genre humain est nulle ou peu appréciable. Quelque puissant que soit encore l’empire des préventions intéressées ou systématiques, le temps n’est plus où l’on pouvait la passer sous silence et l’ensevelir dans un dédaigneux oubli. On pourra longtemps encore la calomnier ; il n’est plus permis de l’ignorer. Elle a conquis sa place au soleil, et pour la voir, il suffit d’ouvrir les yeux.

Et quel admirable épanouissement que le sien depuis un demi-siècle ! Avec une foi intrépide dans le succès, nos sociétés se sont partagé le monde, et elles se sont donné pour tâche de conquérir à l’Évangile, et par l’Évangile à la civilisation, huit cent millions de créatures humaines. Nous osons appeler cette œuvre la plus grande œuvre de notre temps et la plus durable des gloires du monde moderne. Elle a ce caractère, si on l’envisage au point de vue de la largeur de ses ambitions : nulle œuvre à cet égard ne saurait lui être comparée. Elle l’a surtout quand on la considère au point de vue du but qu’elle poursuit, la régénération du monde.

L’œuvre des missions évangéliques se recommande d’ailleurs à l’attention et au respect des hommes intelligents, parce qu’elle est, en un siècle peu épris de l’idéal, une école toujours ouverte d’héroïsme et de désintéressement. L’un de ses mérites a été de faire sortir de terre, comme part enchantement, toute une légion d’hommes qui, en face d’une génération toute préoccupée de ses intérêts matériels, ont affirmé hautement la réalité du monde invisible et ont consacré leur vie à en propager au loin les principes. L’œuvre missionnaire a fait naître des individualités puissantes qu’elle a éveillées à la conscience d’elles-mêmes, et dont la plupart seraient sans doute demeurées stériles et improductives sans elle. Les noms de quelques-uns de ses héros et de ses martyrs sont sur toutes nos lèvres, parce qu’un concours de circonstances indépendantes de leur volonté les plaça en vue du public, qui, malgré son égoïsme et ses goûts vulgaires, sait, quand il les découvre, saluer d’un hourrah sympathique les hommes qui se dévouent et souffrent pour une idée et pour un principe.

Mais, à côté de ces hommes que l’on admire et que l’on applaudit, combien d’autres, il faut bien se le dire, dont les noms n’arrivent pas même à nos oreilles, et dont la vie, elle aussi, est une longue suite de renoncements et de sacrifices ! Assurément ils ne se plaindront jamais de cette obscurité au milieu de laquelle ils vivent, car c’est pour Dieu qu’ils travaillent, et c’est Dieu qui les récompense. La gloire humaine ne pourrait que déflorer les œuvres de leur foi, et peut-être même la paralyser entièrement. Il nous sera permis pourtant de regretter que quelques-uns de ces dévouements humbles et cachés ne laissent pas de trace dans le souvenir des hommes, pour l’édification et l’encouragement de l’Église.

C’est une de ces simples et laborieuses carrières que j’entreprends de faire connaître à mes lecteurs. J’ai essayé dans les pages qui suivent de mener de front, autant que possible, le récit de la vie intérieure et celui de la vie extérieure du missionnaire Hunt. Et, à ce propos, je ferai une remarque. On oublie beaucoup trop facilement en général qu’un missionnaire est avant tout un homme, et que ce n’est pas l’existence sur une terre lointaine et au milieu de peuplades barbares qui peut en quelque manière changer les conditions de la vie intérieure d’un chrétien. Dans son champ de travail, comme chacun de nous dans le sien, le missionnaire a des luttes, des tentations, des crises dans sa vie spirituelle, des défaites aussi. La seule différence, c’est qu’ici il faut tenir compte de mille causes qui rendent les conditions de la vie intérieure bien autrement compliquées pour lui que pour nous. Il serait intéressant de posséder le journal intime de quelques-uns de ces héros de la foi, et de suivre parallèlement leur carrière missionnaire et leur vie du dedans ; il y aurait là, je le crois, des rapprochements instructifs à faire, et des concordances intéressantes à constater. On verrait partout, je n’en doute pas, une relation étroite entre la vie de l’âme et la vie extérieure ; on se convaincrait que le plus grand missionnaire n’est pas simplement celui qui est le mieux doué au point de vue du courage, de la santé ou des talents, mais plutôt celui qui prie le plus, celui qui est le plus profondément pieux, le plus réellement saint.

Ce caractère m’a frappé dans la vie du serviteur de Dieu dont je veux parler. Le chrétien s’y montre tout autant que le missionnaire, ou plutôt le chrétien et le missionnaire ne s’y séparent jamais ; et, bien que le champ de travail sur lequel nous transporte ce récit soit l’un des plus intéressants (à un certain point de vue) qu’il ait été donné à l’œuvre missionnaire de choisir, ce qui captive l’attention, plus encore que les scènes terribles qui se déroulent sous les yeux, c’est cette vie de foi et de confiance en Dieu qui se poursuit pour John Hunt, au milieu d’épreuves répétées dans son expérience chrétienne, dans son ministère, dans sa famille, dans sa santé. Cette lutte de tous les jours que l’on sent plus qu’on ne voit, captive et retient l’âme ; l’intérêt très vif qui résulte de cette étude projette sur le cœur une teinte de mélancolie qui ne manque pas de douceur. On ne l’abandonne qu’en se sentant plus vivement attaché à cette grande œuvre missionnaire et à ces hommes inconnus et peu soucieux de la gloire, qui s’y sont consacrés, corps et âme.

Ce volume, le lecteur le remarquera du premier coup d’œil, veut être quelque chose de plus qu’une simple biographie. Mon premier but est sans doute de faire connaître l’utile et trop courte carrière de l’excellent John Hunt ; je voudrais réussir à faire passer dans l’âme de ceux qui me liront quelque chose de l’admiration profonde et de l’affection sympathique que j’éprouve pour ce chrétien d’élite mort sur la brèche. J’ai cru cependant que ce serait mal servir le public que de me renfermer dans les limites d’une simple notice biographique, lorsqu’il s’agit d’un missionnaire parmi les cannibales des îles Fidji. Pour des lecteurs anglais, qui, grâce à leurs innombrables journaux de missions, en sont venus à connaître les mœurs de telle île de la Polynésie presque aussi bien que celles du comté de la Grande-Bretagne où ils sont nés, il serait inutile de décrire le cadre dans lequel s’accomplissent les événements d’un livre comme celui-ci. Mais il en est tout autrement pour nos lecteurs de la France et de la Suisse. A part quelques articles de journaux dont plusieurs ont un vrai mérite, les îles Fidji sont peu connues parmi nous, et l’on ignore généralement l’œuvre admirable qui s’y accomplit depuis quelques années. Je me suis donc décidé à étendre mon cadre et à y faire entrer des détails un peu circonstanciés sur le pays, sur ses habitants, sur leurs mœurs, sur leur histoire ; j’ai essayé de montrer au milieu de quelles difficultés se poursuit l’œuvre missionnaire et quels succès l’ont déjà récompensée. Sans doute ces détails ont le grand inconvénient d’être fragmentaires et incomplets ; le cadre de cet ouvrage ne se prêtait pas à une exposition méthodique et continue. Toutefois j’aurai atteint mon but si, après avoir parcouru ces pages, le lecteur se fait de l’ensemble de cette belle œuvre une idée un peu nette.

Ce que je viens de dire indique déjà le mode de composition que j’ai adopté pour cet ouvrage. Il a pour base la Vie de Hunt publiée à Londres en 1860 par le rév. Rowe ; c’est elle qui a été mon document principal quant au récit proprement dit de la vie du missionnaire ; je m’en suis servi comme d’un guide précieux, tout en empruntant à d’autres sources des faits négligés par la biographie anglaise, et tout en conservant la liberté la plus complète quant aux appréciations et quant à la forme du récit que je me suis efforcé de mettre à la portée du public français.

L’Angleterre possède déjà sur la mission des îles Fidji toute une littérature fort intéressante dont le catalogue serait assez long. Je n’ai eu qu’à y puiser pour les détails de mœurs ou d’histoire que j’ai rattachés à la vie de Hunt et qui donnent à l’ouvrage français des dimensions au moins doubles de celles de l’ouvrage anglais. En première ligne, parmi les écrits qui ont rendu possible mon travail, je dois citer le bel ouvrage Fiji and the Fijians par les missionnaires Williams et Calvert, qui présente un tableau complet de cette mission et qui a été accueilli avec une grande faveur en dehors même du public religieux de l’Angleterre, à cause de sa valeur scientifique incontestable et de l’intérêt dramatique des scènes qu’il décrit. Je serais heureux de pouvoir le donner un jour à notre public, avec les magnifiques gravures sur bois et les planches chromolithographiques qui lui donnent tant de prix. Je citerai encore parmi les ouvrages qui m’ont le plus servi : Life in Fiji, by a Lady, Boston 1850 ; — Friendly and Fiji islands, by Lawry, 2 vol. London, 1850-1852, etc.

Le travail que je livre au public m’a occasionné quelques fatigues, mais il m’a procuré de bien vives jouissances. J’ai bien des fois oublié le sommeil au milieu des Fidjiens devenus mes amis par suite des longs rapports que j’ai eus avec eux, et les lueurs matinales du jour m’ont surpris plus d’une fois, tout absorbé par les scènes terribles ou touchantes de leur histoire. L’avouerai-je ? il m’est arrivé de quitter avec quelque regret la compagnie de mes sauvages pour retomber au milieu des gens civilisés. Sans partager mon engouement, le lecteur reconnaîtra, je l’espère, qu’il y a quelque chose de saisissant dans le spectacle offert par ces peuplades, hier encore adonnées aux plus tristes débordements, et qui aujourd’hui s’élancent avec joie dans la voie de progrès et de félicité que leur ouvre l’Évangile et que les missionnaires sont venus leur révéler.

Puisse le récit de la vie de l’un de ces missionnaires, vie toute entière dominée par une grande pensée de dévouement et de sacrifices, être de quelque utilité dans un temps où ces notions tendent à s’effacer dans les âmes ! Puisse l’exemple de cette existence, toute consacrée à Dieu et aux hommes, contribuer à réveiller le zèle missionnaire au sein de l’Église !

Codognan, par Vergèze (Gard), le 16 octobre 1865.

 retour à la page d'index chapitre suivant