J’ai hésité à écrire ce livre. Cette confidence n’a rien d’une captatio benevolentiae. Pour ceux qui ne savent pas le latin : elle n’est pas un argument destiné à gagner la faveur de mes lecteurs. Honnêtement, cet aveu correspond à ma situation.
Je ne suis pas homme à écrire par plaisir. J’écris dans le désir d’être entendu, c’est-à-dire aussi compris de mes lecteurs.
Vous me direz que cela n’a rien de très original, que c’est la pensée première de tout homme de plume. Soit. Mais en l’occurence, j’ai quelques raisons supplémentaires de craindre d’être mal entendu, en particulier de ceux qui seront directement concernés par mon propos.
Un de mes frères dans le ministère s’est aussi penché sur le sujet de Satan et y a consacré un ouvrage important 1. Il rapporte que dans un dialogue avec l’écrivain Jean de la Varende, ce dernier s’écria :
1 Emile Dallière, Le dragon, éd. la Pensée universelle, 1977.
— Vous y croyez, vous, au diable ?
Emile Dallière de commenter : “Bien sûr que j’y croyais ! mais cela ne se dit pas, et on en parle le moins possible.”
Comme mon ami le pasteur Dallière, j’y crois, et comme lui j’en parle, même abondamment. Or, de toute évidence, ce que je vais dire concerne d’abord l’Eglise. Elle va se trouver interrogée. Après m’avoir lu, il est des fidèles qui lui demanderont des réponses.
Il faut admettre que, dans l’Eglise, un clair enseignement sur l’existence du diable et ses agissements n’est pas ce qui, jusqu’ici, a retenu l’attention générale. Parallèlement, nulle instruction n’a été donnée qui apprendrait aux fidèles à résister à Satan, ou encore à le combattre là où il occuperait la place et tiendrait les hommes en esclavage.
Cette absence d’information n’est pas fortuite. Elle correspond à un refus concerté de tenir le diable ou les démons pour des réalités. Ou bien leurs noms sont tenus pour une représentation symbolique et générale du mal, ou bien leur désignation, certes biblique, est considérée comme révolue, même tout à fait dépassée.
Ma persévérance à dire que les démons ne sont pas plus absents de notre siècle et de nos vies qu’ils ne l’étaient du siècle et de la vie des contemporains de Jésus-Christ étonnera, sinon indisposera beaucoup de lecteurs, précisément dans cette Eglise que je voudrais rendre attentive à mon propos.
Je n’oublie pas qu’à l’heure où j’entrai dans le ministère, j’ignorais absolument tout de cet aspect de la révélation biblique et qu’à cette époque, je n’imaginais pas les conséquences que cette découverte aurait dans ma vie. Nouvelle confidence : c’est finalement ce souvenir qui a prévalu sur mon hésitation. Je n’ai pas à me préoccuper de convaincre qui que ce soit. C’est l’affaire du Seigneur et non la mienne. Ma responsabilité, c’est de dire ce que je crois, parce qu’il m’a été donné de l’entendre et de le vivre.
Par ailleurs, bien sûr, ce livre intéressera tous ceux qui “y croient” mais sont restés jusqu’ici étrangers à toute réflexion personnelle sur ce thème. Ils savent que Jésus nous apprend à dire chaque jour : “Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal.” Il ne leur est jamais venu à l’idée que le mal pourrait avoir un autre contenu que ce que l’on entend habituellement. A lire ce qui va suivre, ils vont découvrir aussi que la délivrance peut prendre des aspects tangibles, emprunter des chemins précis, au point qu’ils ne pourront éviter d’être personnellement mis en question. Or, l’homme est ainsi fait qu’il accepte d’être intéressé, même documenté. Mais à une condition : qu’il puisse rester spectateur. Dès l’instant où le fait d’être informé le compromet et l’engage, il s’irrite de cette apparente contrainte.
Cela pourrait arriver à beaucoup de mes lecteurs et leur contrariété pourrait grandir à la mesure de leurs responsabilités dans l’Eglise.
J’avais d’autres hésitations.
Jusqu’ici, en effet, le silence prudent de la théologie à l’égard de tout ce qui touche à l’aliénation mentale et aux troubles psychiques donnait à entendre aux psychologues et aux psychiatres qu’ils étaient seuls capables de disserter de ces maladies et de s’occuper pratiquement de ceux qui en sont atteints. J’excepte aussitôt les thérapeutes, tel le docteur Paul Tournier, qui militent courageusement pour une médecine de la personne et donnent une place prépondérante à la foi chrétienne. Mais ces exceptions confirment la règle et celle-ci est d’une rare sévérité à l’endroit du christianisme2. Le livre du Dr Pierre Solignac 3 est un bestseller du genre. Non sans raison, il souligne l’ignorance lamentable de beaucoup de “bergers”, conséquemment leur incompétence dans les soins à donner aux malades de l’âme et de l’esprit.
2 A dessein, je n’ai pas dit de l’Evangile.
3 La névrose chrétienne, collection Polémique, éditions de Trévise, Paris.
Les pages qui vont suivre vont donc surprendre les psychothérapeutes, également les interroger. Je ne vais pas prêter nécessairement à ces lecteurs-là des réactions négatives. Mais, me souvenant que si l’on croit à l’existence du diable, il est malvenu d’en parler, je peux prévoir qu’au cas où tel psychothérapeute entendrait mon propos, il veuille s’informer, demander à l’Église ce qu’elle en pense.
A l’heure où j’écris, j’ai sous les yeux une des réponses qu’elle donne 4. Elle est significative. Elle reconnaît qu’au premier siècle de l’histoire ecclésiastique la croyance aux démons était générale. Mais elle ajoute aussitôt qu’il s’agit là non d’une vérité à retenir comme telle, mais d’un langage à réinterpréter. En effet, nous disposons de connaissances qui ne nous permettent plus de “demander aux démons la clef de certains phénomènes”, troubles ou maladies. La science médicale en connaît les causes et une thérapie adéquate les guérit.
4 Vie Protestante du 26.8.77, hebdomadaire accrédité par les églises réformées de Suisse romande.
Du moment que la théologie — il est vrai, sans référence d’auteur — nous assure que la science médicale connaît mieux que le Christ des évangiles la cause de tel trouble psychique ou mental, le psychothérapeute fera confiance. Mais il sera en droit de s’interroger sur la naïveté — sinon l’équilibre — d’un pasteur qui, par ses écrits, le sollicite de ‘‘demander aussi aux démons la clef de certains phénomènes”’ aujourd’hui inexpliqués !
Est-il nécessaire de l’ajouter ? Dans la mesure où ils y prêteraient attention, ce livre irritera enfin tous ceux pour qui le diable et son monde de ténèbres n’ont pas de réalité propre sinon celle que l’homme pécheur, dans son ignorance, veut bien leur prêter. Selon leur idée, Satan et les puissances mauvaises “n’existent que par la détermination de l’homme qui les laisse être dans leur altérité et leur transcendance asservissantes” 5. Pour ceux-là, un tel livre ne fera qu’ajouter à une ignorance qui n’a déjà que trop duré.
5 Malet, La théologie de Bultmann, cité par Jacques Ellul dans l’Ethique de la liberté, éd. Labor et Fides, p. 174.
Vous le voyez, à tout bien considérer, cela ferait beaucoup de raisons de me taire. Quelles sont alors celles qui me font prendre la plume et me réjouir d’avoir à rédiger ce livre ?
A mes propres yeux, la plus importante aurait pu aussi m’obliger à une totale discrétion. Mais, en l’occurence, j’aurais été fautif en me taisant et j’aurais négligé la première exigence qu’on peut attendre d’un chrétien : la compassion.
Nous sommes entourés de gens malheureux, auxquels le nécessaire et même le superflu sont assurés quotidiennement, qui auraient donc toutes les raisons d’être confiants, même reconnaissants. Or, un nombre grandissant d’entre eux, même parmi les chrétiens, sont affligés d’un mal de vivre. Il se traduit aussi bien par une asthénie morale, psychique, mentale, appelée communément dépression, que par la réaction à cet état, c’est-à-dire un esprit tourmenté, une fuite devant la réalité, ou alors, de l’agressivité, de la violence, une exubérance pouvant aller jusqu’au délire et aux fantasmes. Et il y a tous ceux que hantent des obsessions, tous ceux qui restent stupéfaits devant leur propre comportement et qui disent ouvertement : “Je ne comprends pas ce qui m’arrive…”
Ces maux très divers et de plus en plus nombreux ont été combattus par toutes les armes de la médecine actuelle, allant de la psychologie à la psychanalyse, en passant par tous les adjuvants de la chimie ou alors de la technique (hypnose, électrochoc). Cela aboutit parfois à cet autre mal inévitable : l’internement, quelquefois aussi la prison. De plus en plus, la science découvre ses limites et les malades ne sont pas les derniers à s’en rendre compte…
Or, je le répète, la rencontre d’un homme avec Jésus-Christ a des conséquences parfois inattendues au plan de la vocation et du service que nous confère le Saint-Esprit. Il donne des ordres précis : ‘‘Chassez les démons… guérissez les malades. libérez les captifs.”
Devant la découverte que l’obéissance à Jésus-Christ peut conduire à guérir les malades, à chasser les démons, à rendre à qui l’avait perdu le goût de vivre, quelle importance peuvent encore avoir l’irritation ou la déconsidération de ceux-ci ou de ceux-là ? Comment se taire quand on voit les gens connaître dans leur corps, leur âme et leur esprit, une vraie libération, parfois précisément là où la médecine avait échoué ?
En quelques mots, voilà la vraie raison de la publication de ce livre. Dans la reconnaissance au Seigneur, je l’écris par compassion pour beaucoup de souffrants, mais aussi par solidarité avec mes frères dans la foi et tous les psychothérapeutes qui cherchent loyalement à soulager la souffrance des hommes.
Certes, d’autres raisons pourraient être encore avancées en rapport par exemple avec l’intérêt morbide suscité par le film “l’Exorciste”, en rapport aussi avec la littérature qui, aujourd’hui, se plaît à remettre en honneur le satanisme. Mais ces raisons-là sont très secondaires dans ma préoccupation.
Je ne l’oublie pas : la persuasion qu’apporte l’Esprit Saint n’est jamais séparable de l’avis des autres chrétiens. Il est important, voire indispensable de les écouter. Mais leur autorité n’est réelle et leurs remarques ne sont acceptables que soutenues et éclairées, elles aussi, par la Parole scripturaire. A mes yeux, elle seule est impressionnante réellement. C’est pourquoi, marqué par tout ce qu’il a plu à Dieu de me faire comprendre, je dois le partager avec ceux qui cherchent le Seigneur ou déjà le servent.
Je suis heureux aussi à la pensée que ces pages aideront quelqu’un à constater telle erreur dans ma formation ou mon information, à me le dire fraternellement en vue d’un meilleur service. C’est pourquoi finalement j’écarte toute hésitation.
♦ ♦ ♦
Cependant, en préambule à cet enseignement, deux mises au point me paraissent indispensables.
L’une est en rapport avec le mot qui reviendra souvent dans ces pages : la délivrance, parfois remplacé par celui de libération.
Il est clair que, dans l’Ecriture, ce mot a une signification étendue à beaucoup d’autres domaines qu’à celui qui va nous intéresser. En fait, ce terme caractérise toute l’ampleur de l’intervention de Dieu, d’une part en faveur de l’homme dans ce monde, d’autre part à l’intérieur de l’homme lui-même. Selon la prophétie de Paul aux Romains 6, on pourrait même dire que la création entière est mise au bénéfice de la délivrance qu’apporte le Christ. De plus, si la servitude dont le Seigneur veut nous libérer a des aspects strictement personnels, elle se manifeste surtout au niveau communautaire, avec des implications familiales, ecclésiales, sociales, et même cosmiques.
6 Romains 8.21.
Cela n’apparaîtra pas ici. A dessein, j’ai restreint mon intérêt aux limites arbitrairement choisies de la libération d’une personne, de ses démons et de ses maladies. Car c’est cet aspect du ministère que je tiens pour négligé du plus grand nombre, sinon même ignoré.
L’autre mise au point pourrait faire l’objet de longs développements. On les trouvera en partie dans l’un ou l’autre des chapitres qui vont suivre. Mais quelles que soient les précautions prises à l’éviter, un reproche particulier ne manquera certainement pas de m’être adressé. Dès l’instant, en effet, où l’on s’intéresse au diable et à ses œuvres, on entraîne le lecteur dans des réflexions qui paraissent donner à Satan plus d’importance qu’au Seigneur lui-même. Et si, par souci du rétablissement de la vérité, à dessein et sans en faire un refrain fatigant, vous dites une fois pour toutes qu’en venant dans le monde, Jésus, la véritable lumière, a éclairé tout homme, il ressortira quand même de vos propos que le diable est le personnage numéro un de l’histoire du monde. Et je serai tenu pour un manichéen 7.
7 De Mani, hérétique du 3e siècle : il enseignait que la création est l’œuvre de deux princes éternels et indépendants, le Bien et le Mal, Dieu et le diable.
Que les lecteurs me le pardonnent. A l’avance, j’ai pris mon parti d’encourir ce reproche. En effet, je ne pense pas qu’un médecin intéressé à décrire la tuberculose ou le cancer se préoccupe d’assurer constamment ses lecteurs que la santé est généralement l’état premier et naturel de tout homme. Il présuppose que ses interlocuteurs le savent. Il ne s’attend pas à devoir le leur redire constamment, quelle que soit par ailleurs l’importance qu’il donne à la maladie et à ses effets.
Cependant, cette parabole ne rend pas entièrement compte d’un aspect caractéristique de la démonologie vue à la lumière de l’Ecriture. Et d’emblée, il vaut la peine de nous y arrêter.
Dans un contexte culturel et religieux où foisonnaient les idoles, où s’étalait au grand jour la croyance aux faux dieux, la révélation biblique liée à Israël a démythifié la connaissance, a circonscrit les domaines de la science et de la foi, a rétabli la juste mesure de ce qui est humain par rapport à ce qui est divin. De plus, la résurrection de Jésus-Christ a mis le comble non seulement à la révélation de l’amour de Dieu pour l’homme mais aussi à la possibilité offerte à l’homme d’accéder dorénavant à la véritable liberté. A cause du Christ Seigneur, cette création est devenue non seulement habitable, mais déjà elle porte en elle les signes d’un avenir glorieux. Quand les acolytes de Satan veulent nous impressionner dans le sens contraire, ils se font serviteurs du Menteur. Car ils vont à leur irrémédiable défaite finale. Tel est le verdict de l’Ecriture.
Si singulier que cela puisse paraître, ce verdict n’est accepté ni de ceux qu’il devrait réjouir, ni de ceux qu’il juge et condamne. La majorité des premiers, c’est-à-dire les hommes, vivent en l’ignorant. Quant aux seconds — démons et puissances sataniques — ils ne reconnaissent pas leur défaite. Avec une ténacité dont l’Ecriture ne cache pas le caractère opiniâtre, ils s’acharnent à maintenir en ce monde leur hégémonie et leur puissance d’action. C’est pourquoi, l’allégorie du médecin ne rend pas entièrement compte de la réalité.
Premièrement, le praticien en est toujours à chercher le remède du cancer, alors que la défaite de Satan et de toutes les puissances de mensonge et de mort est consommée dans la croix de Golgotha et la victoire de Pâques.
Deuxièmement, si un médecin découvrait le remède du cancer et l’attestait par d’authentiques guérisons, la jubilation serait universelle.
Qui dira que la victoire de Jésus-Christ et ses effets aux dimensions universelles et éternelles est aujourd’hui, dans toutes les nations, le leitmotiv d’une authentique réjouissance ?
Cela explique qu’en contradiction avec cette victoire, dans les pages qui vont suivre, ce monde soit présenté comme le lieu privilégié d’esprits méchants, aussi nombreux que dangereux.
Nous aurions, bien sûr, à nous interroger quant aux raisons qui font des hommes les collaborateurs de Satan plutôt que les serviteurs de Jésus-Christ. La scène bien connue qui eut pour théâtre la synagogue de Nazareth nous apporte une claire réponse. Jésus se rendit à Nazareth où il avait été élevé. Il entra dans la synagogue… Il se leva pour lire les Ecritures et on lui remit le livre du prophète Esaïe… Il trouva le passage où il est écrit : L’Esprit du Seigneur est sur moi. Il m’a choisi pour apporter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé pour proclamer la délivrance aux prisonniers et le don de la vue aux aveugles. Pour libérer les hommes maltraités. Pour annoncer l’année où se manifestera la faveur du Seigneur. Lorsque Jésus eut roulé le livre d’Esaïe dans lequel il avait lu, il dit : Aujourd’hui cette parole de l’Ecriture est accomplie 8.
8 Luc 4.16-21.
A l’époque aussi, cette affirmation aurait dû réjouir les auditeurs, les faire même jubiler. Ce fut le contraire qui arriva. Elle les remplit de colère 9.
9 Luc 4.28.
Etonnante réaction ? Pas plus étonnante que celle de nos contemporains relevée plus haut. Et cela s’explique fort bien. Lorsque Jésus déclare la prophétie “accomplie”, ceux qui l’écoutent savent à quoi s’en tenir. Effectivement, il libère et guérit. Des faits miraculeux, des guérisons spectaculaires l’attestent. Mais les gens de Nazareth avaient d’autres informations. Il ne leur a pas échappé que Jésus accréditait son ministère par une référence biblique révélatrice : il se présentait comme l’Oint de l’Eternel, le Messie, annoncé à Israël depuis des siècles par toutes les voix prophétiques. Qu’il le dise pouvait déjà étonner ; que les faits confirment sa parole, voilà ce qui les bouleversait. Mais surtout, voilà ce qui les dérangeait.
Nous ne l’oublions pas ! A Nazareth, Jésus était dans la ville de son enfance et de sa jeunesse. Depuis un quart de siècle, il était mêlé à cette population. Cela pouvait expliquer ce que son propos avait de scandaleux pour ceux qui l’entendaient. Mais leur refus indigné obéissait à un mobile beaucoup plus profond et difficilement avouable : l’homme a peur de la présence et des actes de Dieu 10.
10 Genèse 3.8.
En effet, ces guérisons “accomplies” dépassent de beaucoup le simple fait d’un rétablissement de santé. Elles “évangélisent”. Elles proclament une nouvelle plus nouvelle que toutes celles jamais entendues. Elles relèvent du dessein de Dieu envers chaque homme, d’une action à même de révolutionner toute l’existence jusqu’aux événements qui la constituent. De fait, la simple présence du Christ est une fondamentale remise en question. Dès l’instant qu’il a le pou- voir d’accomplir ce qu’il proclame, on ne peut rester neutre ou indifférent.
C’est pourtant et de préférence la manière choisie par l’homme d’échapper à l’intervention du Seigneur. Quand Dieu parle, on écoute sans entendre. On discute ce qu’il dit. On le “désincarne”, on le “spiritualise”, on en fait des théories qu’on pourra ensuite contester.
Cette forme d’’incrédulité a toujours fait obstacle à l’Evangile. Chez les chrétiens autant que chez les Juifs. L’ordre qui leur fut communiqué et les promesses qui l’accompagnaient ne pouvaient être plus simples. Jésus, apparu vivant à ses disciples durant quarante jours, leur dit en effet :
Toute puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, baptisez-les au non du Père, du Fils et du Saint-Esprit et apprenez-leur à garder tout ce que je vous ai commandé… Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde… Vous recevrez la puissance du Saint-Esprit qui descendra sur vous et vous serez mes témoins. jusqu’aux extrémités de la terre. Voici les mi- racles qui accompagneront ceux qui auront cru : ils chasseront les démons en mon nom… ils imposeront les mains aux malades et ceux-ci seront guéris” 11.
11 Matthieu 28.18-20 ; Actes 1.8 ; Marc 16.17-18.
En pratique, l’ordre fut entendu sans que les promesses l’accompagnent.
Sporadiquement — en des périodes de ferveur retrouvée, de profonde compassion pour la détresse des hommes, de véritable engagement dans la proclamation du message libérateur — l’Eglise a vécu l’‘‘aujourd’hui” de l’Ecriture.
Cependant, il y eut d’autres périodes, combien nombreuses et de longue durée, où ceux qui annonçaient le message se limitaient à sa proclamation orale, parfois d’autant plus éloquente que l’attrait du discours était le seul et dernier argument qui le faisait écouter.
Comme à Nazareth, l’incrédulité l’emportait et renversait l’ordre des choses. Les faits, ceux du passé, étaient rangés dans une “dispensation révolue”’, c’est-à-dire dépassée. Pour le présent, le discours savant tenait lieu d’application. On guérissait avec des mots et non avec des actes. L’appel à la patience, dans la perspective du Royaume, devait calmer les douleurs des pauvres et justifier l’impuissance des discoureurs.
Car l’incrédulité s’accroche toujours aux mêmes arguments. Elle fait le compte des possibilités humaines. Elle regarde aux origines d’un homme, aux moyens à sa disposition. Elle s’arrête aux limites du serviteur, elle oublie la puissance de Celui qui l’a appelé. Elle oublie surtout qu’il est attendu des disciples non leur science et leur pouvoir, mais leur foi obéissante, éclairée par la Parole, efficace par l’Esprit, confiante en l’autorité du Seigneur vivant.
Pour être juste, il faut admettre aussi que tout au long de l’histoire de l’Eglise, les “pauvres” eux-mêmes ont refusé ce message et son accomplissement. Et là encore, la cause de ce refus se discerne facilement. La délivrance et la guérison sont offertes aux prisonniers. C’est à des condamnés que la grâce est proposée. La demander, c’est reconnaître qu’on est captif ou malade. S’en réclamer est humiliant.
Et pour comble, cette libération s’accompagne d’un appel à la repentance et à l’engagement sans condition !
Donc nul étonnement si, dans le monde entier comme à Nazareth, les pauvres deviennent soudain des riches qui, tels ceux de Laodicée, aveuglés sur eux-mêmes, n’ont besoin de rien 12.
12 Apocalypse 3.17.
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Ni l’incrédulité, ni la colère des gens n’ont jamais empêché Jésus de poursuivre son ministère. L’‘‘aujourd’hui” de Dieu, même proche de sa fin, reste encore et toujours marqué du sceau de la prophétie d’Esaïe et de la vertu d’accomplissement que lui confère le Seigneur vivant.
A chaque génération se renouvelle son offre de grâce et de libération. L’Eglise d’aujourd’hui l’a entendue. Sous l’onction de l’Esprit et du renouveau qu’il apporte, de nombreux disciples découvrent la réalité des béatitudes. L’une d’elles les engage dans un ministère où le geste concret est le correspondant obligé du message annoncé : Heureux ceux qui écoutent la Parole de Dieu pour la mettre en pratique.
Il faut d’abord être assuré de l’avoir bien entendue, comparer ce que nous croyons savoir avec le texte biblique lui-même. Nous ferons donc large place à cette écoute.
Et nous irons à la découverte de ce que la pratique nous enseigne. Car en ce domaine aussi, on ne sait finalement que ce que l’on comprend avec les mains.
Disons-le en conclusion : remettre en valeur le ministère de la libération, c’est s’exposer encore à deux remarques critiques dont il faut tenir compte.
La première, par trop facile il est vrai, pourrait m’attribuer l’intention de ramener le ministère évangélique à la seule préoccupation d’une relation d’aide personnelle. En bref, je pourrais être entendu comme celui qui dit aux autres : “Voilà ce que vous avez à faire, voilà comment vous devez le faire.” Un beau rôle comme on le voit ! En vérité, le plus détestable qui soit. Passons !
La seconde est plus sérieuse et mérite examen. En effet, mettre en évidence un aspect oublié du ministère qui avait été confié à l’Eglise, c’est lui demander compte de cet oubli. Qu’on le veuille ou non, c’est la faire comparaître et braquer les projecteurs sur sa faiblesse.
J’ai entendu un ami disserter sur de telles remarques critiques. Et je fais mienne la parabole dont il usait.
Comme beaucoup de Vaudois, j’ai vécu avec intérêt le 700e anniversaire de la cathédrale de Lausanne 13. Je ne me souviens pas si cela fut souligné à cette occasion, mais je m’étonnerais que quelqu’un de ma génération ne l’ait pas relevé : depuis près d’un demi-siècle, pour la première fois, elle apparaissait sans échaffaudage.
13 Célébré en 1975.
En effet, pendant plus de quarante ans, sur une face, sur une autre, au flanc d’une tour ou sur une corniche, il y avait toujours énorme ou de dimension restreinte, mais en tout cas constamment dressé, un montage de poutres de fer ou de bois soutenant des planches sur lesquelles travaillaient des maçons et des sculpteurs. Leur ouvrage n’est du reste pas terminé et sera certainement repris un jour. Mais là où ils ont œuvré, les résultats sont évidents. Avec un matériau adéquat, ils ont reconstruit toutes les parties de l’édifice que sept siècles de résistance aux intempéries avaient affaiblies ou abîmées.
Je ne suis pas le juge de l’Eglise. Il ne m’appartient pas d’expliquer comment et pourquoi elle a laissé se détériorer tel arc-boutant, tel cintre, voire tel pilier de l’édifice. Les chapitres qui vont suivre forment un ensemble de planches et de poutres.
Je ne confonds pas planches ou poutres avec l’édifice lui-même. Elles n’ont d’autre valeur que celle de permettre une réparation désirable. J’essaie de faire fidèlement mon travail de maçon.
Que l’édifice soit tel que l’avait prévu son Constructeur, voilà ma seule préoccupation.