Théologie Systématique – IV. De l’Église

Préface

Si vous avez l’habitude, d’ailleurs déplorable, de ne pas lire les Préfaces, vous aurez pour une fois, bienveillant lecteur, la main heureuse. C’est, en effet, une raison de sentiment, non une raison de compétence, qui a provoqué le choix de l’éditeur, lorsqu’il m’a demandé, avec une trop imprudente insistance, d’écrire celle-ci. Il lui a semblé que, suivant son expression, le nom que je porte « ferait bien » à côté de celui de son grand-père, à cause des liens de profonde amitié qui unissaient les deux professeurs de Montauban, et que ces deux noms devaient être rapprochés de nouveau. C’est bien le cas de dire que le cœur a des raisons, que la raison ne connaît pas.

Il est vrai, que, pour s’excuser, l’éditeur ajoute à mon nom : docteur en théologie, titre que je possède en effet depuis de longues années. Malheureusement, depuis le même temps, mes lectures ont presque exclusivement porté sur des questions d’histoire ; tout au plus d’ancienne théologie réformée française. Aussi, je me sens en dehors, je le dis à ma honte, tout ce qu’il y a de plus en dehors de ce qu’on appelle le mouvement théologique.

Ce sera, donc, en homme quelconque, non en théologien, que j’écrirai cette Préface, avec le regret constant de parler de ce que je n’entends point. Il n’y aura ni érudition consommée, ni citations en langues étrangères, ni vues générales ou profondes ; pas même le style technique, et encore moins ce style solennel, qui rappelle les valets gourmés et pompeux, introduisant chez les gens de marque. Non ! mais je dirai bonnement, puisqu’on a bien voulu me le demander, quelques-unes des choses qu’il m’a semblé voir dans ce volume, quelques-unes des réflexions qu’il m’a suggérées. Tout au plus, comme on tombe toujours du côté où l’on penche, me permettrai-je quelques rapprochements avec notre passé ecclésiastique réformé.

I

Et, tout d’abord, quel est, sommairement déduit, le point de vue de M. Jalaguier ? Quelle est sa méthode ? Pour être certain de les indiquer fidèlement, j’emploierai ses propres expressions.

Sans doute, « en ce qui concerne l’Église et son organisation, le Nouveau Testament n’est pas aussi explicite qu’en ce qui tient au dogme ou à la morale, et intéresse directement la foi et la vie ». On n’y trouve guère que « les grands traits, les principes généraux, les directions fondamentales et, pour ainsi parler, l’esprit de la législation ». L’Église y a sa « charte », plutôt que son « code ». Les apôtres ont donné fort peu de règlements proprement dits ; ils ont posé des principes ; mais « c’est ce fond constitutif, que nous sommes tenus de maintenir ».

Ce fond constitutif, l’auteur va donc s’efforcer de le dégager, en se préoccupant plus « des faits de la révélation, que des théories de la science », car, à ses yeux, « le plus petit fait, bien constaté, vaut mieux que tout un système ». Dès lors, il s’attachera par-dessus tout à ce qui est essentiel et par là même éternel, c’est-à-dire aux points fondamentaux, aux articles constitutifs, « en prenant les textes tels quels dans la norme divine, sans y ajouter, ni en retrancher, si c’est possible, plus soucieux de constater que de systématiser, contemplant, avec une humble et respectueuse admiration, ce plan providentiel, qu’avait jalonné la prophétie, que déroule graduellement l’histoire, et qui embrasse l’éternité ».

Si je n’ai pas craint de reproduire ces quelques fragments, c’est qu’ils fournissent des indications précises sur le but poursuivi et le moyen employé. L’auteur a voulu faire, et il a fait, un exposé complet et méthodique des données scripturaires sur la question de l’Église. Ce que dit la Bible, soit directement, soit par voie de conséquence légitime, voilà donc ce que nous trouverons d’un bout à l’autre de son ouvrage.

Inutile, sans doute, de faire remarquer combien, dès lors, la lecture en sera intéressante et profitable. Pour moi, je l’avoue, chez qui bien des traits de l’enseignement biblique sur cette vaste question, pour connus qu’ils fussent, manquaient certainement d’une cohésion suffisante, j’ai vivement apprécié une telle et si consciencieuse vue d’ensemble.

Mais ce que j’ai particulièrement savouré, pourquoi le cacherai-je ? c’est de me retrouver, grâce à ce biblicisme (je demande pardon, une fois pour toutes, pour ce mot), en pleine vieille théologie réformée française, à l’abri de l’encombrement exotique, si facile à accumuler, comme le sait quiconque s’est donné la peine de l’essayer. J’ai joui de rencontrer à chaque page ce que j’appellerai l’esprit réformé, si profondément français, dans ce que l’esprit français a de meilleur ; fait de foi, de sérieux, de logique, de clarté, de pondération, de bon sens ; cet esprit réformé, que le temps, ni les persécutions, ni l’apport étranger n’ont pu éteindre, et dont la disparition entraînerait celle de notre Église elle-même. Et ce fait m’a d’autant plus frappé que, à la réserve de Calvin, M. Jalaguier ne semble pas avoir connu, ne cite pas, en tout cas, nos vieux auteurs réformés des xvie et xviie siècles, les du Plessis-Mornay, les Daneau, les Basnage, les Mestrezat, d’autres encore, sans parler des innombrables controversistes, qui ont traité directement ou indirectement de l’Église, comme Eustache ou Jurieu, par exemple. Il a donc suivi leurs traces, sinon sans le savoir, du moins sans montrer qu’il le savait. Il se distingue d’eux, cependant, en ce qu’il a évité et l’amas désormais inutile des citations des Pères de l’Église, et une systématisation peut-être un peu excessive, et une roideur un peu virulente parfois, mais qu’on a fort exagérée, qui n’étaient ni dans son caractère, ni dans les nécessités actuelles, ou plutôt que les nécessités actuelles lui faisaient une obligation de s’interdire.

A un autre point de vue encore, ce biblicisme m’a beaucoup plu. On peut, en effet, penser de l’inspiration de la Bible ce que l’on voudra ; mais ce qui est certain, c’est que, pour se rendre compte, fût-ce au point de vue purement historique, de l’idée que se sont faite de l’Église, de sa mission, de ses privilèges, ses fondateurs eux-mêmes, il faut toujours en revenir à ce que la Bible en dit. Et cela, simplement, en constatant ce qu’elle dit, et non pas en la faisant parler ou taire à volonté ; puis, si l’on admet son autorité, en s’inclinant ensuite humblement devant elle.

J’ai souvent été frappé, je le dis puisque l’occasion s’en présente, de l’identité du résultat dernier auquel arrivent, bien que par des voies différentes, ceux qui, sous prétexte d’interprétation critique, ou sous prétexte de traditions ecclésiastiques, exténuent ou étouffent l’enseignement biblique. Au fond, la méconnaissance de la « norme divine », suivant une expression chère à M. Jalaguier, entraîne logiquement la suppression de l’Église chrétienne historique, de la vraie église.

Et ce n’est pas la seule ressemblance qu’il me semble voir, au point de vue ecclésiologique, entre les romanisants et ceux dont je parle. En voici une autre. L’Église romaine a décrété l’infaillibilité du pape, indépendante des conciles et supérieure à eux. Eh bien ! je le demande, quelle différence y a-t-il, sinon aggravante, entre cette prétention papale, et le droit que revendiquent plusieurs, de droite ou de gauche, de ne relever que de leur propre conscience et de n’enseigner (car il n’est question que de ceux qui enseignent) que ce qui leur paraît à eux, personnellement, la vérité ? qui se mettent au-dessus des textes, des symboles, des assemblées ecclésiastiques de l’Église, à laquelle ils font profession d’appartenir ? qui méconnaissent le droit des fidèles, c’est-à-dire, de ceux qui ont en puissance toutes les fonctions d’un ministère, qu’ils n’exercent eux-mêmes que par délégation ? qui s’accordent ainsi, à quelque degré de l’échelle dogmatique qu’ils se tiennent, une sorte de brevet d’infaillibilité ? et qui, pour le dire d’un mot, transforment le Royaume de Dieu en royaume des pasteurs, comme les autres en royaume du pape ?

Ah ! combien j’aime mieux l’humble et pieux respect de notre auteur pour la Parole écrite ! combien sa méthode est supérieure ! et combien plus grande son autorité ! Laissons-le nous bien marquer lui-même le point de vue qui est le sien. « Nous avons constaté, dit-il, chez les promulgateurs de l’Évangile, une intervention divine immédiate, exceptionnelle, miraculeuse, dominant leur libre activité et la réglant sans la comprimer ; nous avons constaté en eux, à côté de l’individualité, l’inspiration : double fait, ou, si l’on veut, double aspect des faits, qui ressort partout du fond historique et dogmatique du Nouveau Testament. — En reconnaissant dans sa plénitude le premier de ces faits, ou de ces aspects, contre l’ancienne dogmatique qui le laissait trop à l’écart, nous maintenons le second contre les théories actuelles, qui l’effacent ou l’altèrent. Malgré tout ce qu’ont de personnel, d’humain, les écrits apostoliques, ils sont pour nous, comme ils l’ont été pendant dix-huit siècles pour la Chrétienté tout entière, la Parole de Dieu et, par conséquent, la règle de la vérité, la base de l’ecclésiologie, aussi bien que de la théologiea. »

Rien n’est plus certain, en effet, et j’ajoute, rien n’est plus strictement dans l’esprit réformé. L’auteur en témoigne lui-même, lorsqu’il dit : « Nous examinons pour constater l’enseignement des Écritures, comme pour constater leur divinité. Mais cet enseignement reconnu, nous l’admettons par cela seul qu’il est de Dieu… Sans doute, on peut examiner, non seulement pour constater l’enseignement de la Bible, mais pour le juger, en s’attribuant le droit de ne l’admettre qu’autant et en tant qu’on l’approuve. Ce fut le principe socinien ; c’est le principe rationaliste. Ce n’est pas le principe protestant, et l’on a tort de nous l’imputer, comme s’il constituait réellement notre maxime théologique et notre règle religieuse. Le vrai protestantisme est, vis-à-vis de la Bible,… la soumission de l’esprit et du cœur à la Parole d’En-Haut… Le Protestantisme est infiniment plus que la négation de toute autorité humaine en matière de religion. Il est le retour au Christianisme primitif par l’Écriture. Le droit ou le principe d’examen n’est que sa méthode : ce qui fait son essence, et aussi sa force, c’est la vérité évangélique, telle que la pose et l’impose la Parole de Dieu. »

Voilà donc la règle, la règle parfaitement sûre et suffisante, que suivra notre auteur. La Bible sera son fil conducteur, sa norme, son point de comparaison et de repère et, partout, toujours, il en appellera, comme il le dit quelque part, « à la loi et au témoignage ».

On me fera le crédit de croire, que je n’ignore pas l’objection fondamentale que peut soulever ce point de vue. Il n’en est pas moins évident que, pour être un vrai chrétien réformé, au sens historique et traditionnel de ce mot, on ne saurait récuser le principe même sur lequel la Réforme s’est faite tout entière. Or, ce principe, c’est l’autorité souveraine des Saintes Écritures en matière théologique et ecclésiastique.

M. Jalaguier ne pense pas autrement.

II

Ce n’est pas seulement par son biblicisme que l’auteur rappelle nos anciens docteurs réformés. C’est par toute sa conception de l’Église. En voici un exemple.

Après avoir cherché dans les deux Testaments les différents sens et les différentes applications du mot Église lui-même, il en relève tout spécialement deux « qui posent, dit-il, le double fait auquel vont sans cesse aboutir les discussions ; le mot Église désignant la totalité des personnes faisant profession de christianisme ; et ce même mot désignant l’ensemble des vrais chrétiens, le corps mystique de Christ, la nation sainte ». En d’autres termes, ce mot désignant l’Église visible et l’Église invisible. Non pas, naturellement, qu’il s’agisse de deux Églises distinctes ; il n’y en a qu’une, envisagée sous deux aspects différents et dite visible dans ses rapports avec le monde, invisible dans ses rapports avec Dieu.

Pour le dire en passant, il est vraiment étrange qu’on les disjoigne parfois au point de les séparer presque entièrement, tantôt au profit de l’une, tantôt au profit de l’autre. Ce ne sont pourtant pas plus deux Églises, qu’un homme n’est tout âme ou tout corps. Il est l’un et l’autre, et l’Église aussi. Elle est visible, elle est corps, si l’on considère tous les appelés, à quelque communion chrétienne qu’ils appartiennent ; elle est âme, elle est invisible, si l’on considère les seuls élus, ou, comme on disait autrefois, les prédestinés. Mais elle est une, en tout cas, puisqu’elle contient également et les uns et les autres.

L’enseignement évangélique est formel à cet égard. S’il y a de l’ivraie et du froment dans le champ, il n’y a qu’un champ ; de la balle et du bon grain dans l’aire, une aire ; de bonnes et de mauvaises choses dans le filet, un filet. Bons ou mauvais font donc partie, bien qu’à des titres divers, de l’Église, et c’est au fruit qu’ils produisent, qu’on distingue les élus des autres, ou, tout au moins, puisque Dieu seul connaît les siens, ceux qui semblent l’être.

Dire : il y a des Églises visibles, et non pas une Église visible, c’est vouloir renfermer l’Église dans une communion visible unique, comme si l’idée de l’unité de l’Église visible renfermait nécessairement celle de l’unité de communion. Tout l’effort de la controverse romaine sur ce point a tendu, pour des motifs faciles à saisir, à accentuer, sinon même à créer cette confusion.

Autant soutenir, d’ailleurs, qu’il n’y a pas une humanité, parce qu’il y a des nations diverses… Au contraire, comme la confédération des nations, même ennemies, forme cette entité qu’on appelle l’humanité, ainsi la confédération des communions diverses forme l’Église visible générale. Ces communions, quelque divergentes qu’elles soient, sont les branches d’un même tronc. C’est cette Église générale qui est « répandue dans toutes les communions véritablement chrétiennes, et dans laquelle est renfermée la partie invisible, qui sont les élus et les vrais saints » (Jurieu) ; c’est elle dont on écrit l’histoire ; elle qui comprend, ne fût-ce qu’à cause de leur baptême, tous les hommes qui ne sont ni apostats, ni mahométans, ni païens.

Mais, dit-on encore, chacune des Églises visibles, et l’Église romaine, en particulier, a la prétention d’être la vraie Église visible (car il y a une Église visible vraie et des contrefaçons), plus encore que celle de lui appartenir. Je le reconnais. Seulement, outre que cette prétention vient de l’erreur déjà signalée, et qui consiste à croire que l’Église doit être renfermée dans une communion unique, la question n’est pas de savoir ce que chaque Église prétend, mais ce qui est. Et cela nous ramène à la norme, la seule norme, la Bible, que nous opposerons à toutes les prétentions particulières, notamment à celle de l’Église romaine, la plus singulière de toutes. Ne prétend-elle pas, en effet, faire dépendre l’autorité de la Bible de son autorité à elle, alors que, pour essayer d’établir cette dernière, elle est obligée d’en appeler aux textes mêmes de la Bible ? D’ailleurs, l’Église vraie a des marques qui la font reconnaître et que j’indiquerai tout à l’heure.

Qu’est-elle donc cette Église visible, concrète ? C’est, dit M. Jalaguier, « l’assemblage des personnes qui font profession de reconnaître Jésus-Christ, d’invoquer son nom, ou sur qui son nom est invoqué ». Jésus-Christ l’a fondée, les Apôtres l’ont constituée ; elle est spirituelle, elle a une vie propre, autre que celle des royaumes de ce monde ; elle est indépendante du monde dans tout ce qui touche à la conscience, soumise aux puissances établies pour le reste ; elle a sa tâche, ses lois, ses institutions, les conducteurs qu’elle s’est donnés et un seul chef, Jésus-Christ. Et si, dans cette Église, il existe des communions différentes, l’état normal, l’idéal du Nouveau Testament, c’est la communion de la Chrétienté tout entière dans la foi et dans la charité.

Cette Église visible vraie, Royaume de Dieu sous des formes et des conditions terrestres, est tout à la fois une institution providentielle et une libre association. Il y a donc en elle un côté divin et un côté humain. Elle est en même temps fille et mère de la foi ; fille, en tant que libre association ; mère, en ce qu’elle a été établie pour assurer le maintien et le développement de cette foi. En tout cas, elle n’est pas seulement, comme le voudrait l’idéalisme individualiste, un produit de la foi et de la vie chrétienne ; elle a bien une existence propre. Et si nous avons à maintenir ou à établir son caractère de libre association vis-à-vis des catholiques romains, nous devons aussi, vis-à-vis de certains protestants, mettre en relief son caractère d’institution divine et son existence visible objective. En d’autres termes, nous devons, qu’il s’agisse de l’Église ou des sacrements, — car les deux questions sont connexes, — nous tenir à égale distance de ceux qui matérialisent, par respect de la forme et de la lettre, et de ceux qui volatilisent, sous prétexte de spiritualiser ; et pour cela, comme partout et toujours, nous en tenir strictement aux enseignements de l’Écriture.

Il va sans dire que je n’ai pas à donner ici les preuves bibliques que l’auteur accumule de ce double caractère de l’Église générale et visible. Mais je n’aurais pas voulu manquer de signaler l’affirmation formelle, au nom de ces preuves, de l’existence même de cette Église, envers laquelle le chrétien, qui participe à ses privilèges, a aussi des devoirs précis. Il est assez connu qu’il y a un individualisme sectaire ou négateur qui le conteste, et semble ne pas hésiter à croire qu’on puisse tenir cette Église pour une quantité à peu près, sinon entièrement, négligeable.

Donc, cette Église existe, et elle est à la fois une institution divine et une libre association. Ce dualisme a donné naissance à trois classes de théories. Deux sont diamétralement opposées, suivant qu’elles insistent sur l’institution divine, sans tenir assez compte de la libre association, ou qu’elles effacent, au nom du droit individuel, l’institution divine. Le romanisme est l’expression la plus haute des premières ; le séparatisme sectaire ou anti-dogmatique des secondes. Les premières suppriment le droit individuel ; les secondes le font prédominer, au point de ne reconnaître guère à l’Église « d’autre raison d’être que la communauté de foi et de vie ». Dissidents et négateurs se donnent donc la main, puisque, des deux parts, bien que pour des motifs en apparence opposés, le droit individuel méconnaît le droit supérieur de l’Église. Seulement, chez les premiers, l’idée de catholicité est flétrie sous le nom de multitudinisme ; il n’y a plus d’Église universelle que l’Église invisible ; le fractionnement est l’état régulier et la dissidence l’idéal ; et chez les seconds, le rejet, même dans les chaires des temples et des académies, de toute règle extérieure de doctrine et de discipline ecclésiastique, ou la recherche d’un principe d’unité, moins dans les croyances que dans les sentiments, produisent un résultat identique, en supprimant la condition même de l’association ecclésiastique, c’est-à-dire l’affirmation de croyances communes et normatives.

Entre ces deux extrêmes, se place la théorie réformée, qui, renversant l’idée sacramentelle et sacerdotale, pivot du système romain, reportant sur l’Église invisible ce qui n’appartient qu’à elle, n’en conserve pas moins une idée très élevée de l’Église visible, pour elle vrai canal des grâces évangéliques. C’est ainsi que Calvin peut s’approprier le mot antique : l’Église est la mère de tous ceux dont Dieu est le père ; et que l’une des comparaisons les plus chères à nos anciens docteurs, lorsqu’ils parlent de l’Église visible vraie, c’est celle de l’arche, hors de laquelle il ne peut y avoir de salut.

III

Il y a donc une Église visible, à laquelle il est du devoir de tout chrétien de rester attaché dans la mesure du possible, à cause de l’institution divine ; et un droit incontestable et inaliénable pour chaque fidèle, à cause de la libre association : le droit de séparation. Comment combiner l’un et l’autre ? Ce ne pourra être, dit M. Jalaguier, ni par la suppression du biblicisme, ni par le dogmatisme. Supprimer l’autorité des Écritures, en effet, ce serait supprimer la raison d’être même du Protestantisme, ce qui fait sa force et sa vie ; en amener l’infaillible ruine. — Et quant au dogmatisme, positif ou négatif, il faut s’en garder, car il transforme trop souvent une conception théologique en une idole, devant laquelle tous doivent se courber.

Que faire donc ? En revenir d’abord, « à l’esprit pratique du Nouveau Testament », en mettant la vie de la foi au-dessus de sa formule métaphysique ; en ayant plus de religion que de théologie. Par là, on pourra arriver à une unité morale, en préparant peu à peu l’unité formelle, autant qu’elle est possible ici-bas

Mais surtout, il faut pratiquer le grand précepte de la charité… Non pas cette prétendue charité, qui n’est qu’un « tolérantisme indéfini…, que l’indifférence pour la vérité, et qui légitime toute espèce de relâchement ». Non, mais la charité, « fruit de la foi…, substance du Christianisme », et qui est comme « le ciment du Royaume de Dieu, au milieu des imperfections de la terre, de même qu’elle le sera au sein des gloires du ciel ».

C’est cette charité qui aurait prévenu les ruptures, partout où les points fondamentaux auraient été maintenus. Bien plus : où l’unité dogmatique et disciplinaire se serait brisée, la charité aurait redoublé d’efforts pour sauvegarder l’unité morale. Toutes les portions de la Chrétienté, « divisées comme branches, seraient restées unies comme tronc. »

Dira-t-on que c’est là un idéal auquel la réalité ne correspond, ni ne correspondra peut-être jamais dans ce monde ? C’est possible. Mais outre que c’est le cas pour la plupart des préceptes évangéliques, le devoir de chaque Église, le devoir de chaque chrétien en est-il atténué pour cela ?

Ce devoir de la charité, l’auteur lui donne, par une réminiscence biblique facile à reconnaître, le nom de condescendance, et il montre, à l’aide de faits tirés de l’histoire évangélique et de l’histoire apostolique, à quel point Jésus-Christ et les Apôtres l’ont pratiquée.

Cette condescendance, à laquelle l’auteur — et cela ne surprendra pas ceux qui l’ont connu — attache une telle importance, qu’on peut dire que tout son ouvrage en est comme imprégné, doit aller jusqu’au point où « les droits de la vérité et les obligations de la fidélité » seraient compromis. Par contre, elle ne doit avoir rien de commun avec l’indifférentisme doctrinal, ainsi que cela ressort nettement de la « sévérité de doctrine » et de la « rigidité de principes » qui règnent d’un bout à l’autre des écrits apostoliques. Les Apôtres, en effet, ne poursuivent pas moins la pureté de la doctrine que l’union de l’Église ; la foi que la charité. Et cela se comprend, car l’Église chrétienne n’existe que par la doctrine chrétienne et avec elle. Correctif du jugement individuel exagéré, ce principe de condescendance frappera donc également à leur base le séparatisme dogmatique (dissidence) et le séparatisme libéral. Il sera le lien de la paix.

Tout cela est fort bien. Mais enfin, puisque le devoir de tout fidèle est, d’une part, de rester attaché à la vraie Église visible et, de l’autre, de montrer une condescendance qui, pourtant, ne saurait être indéfinie, comment discernera-t-il cette Église et comment fixera-t-il les limites de cette condescendance ?

C’est à cette double question que va répondre l’auteur, d’abord en indiquant (non sans combattre à cette occasion, avec de bonne controverse, trop rare aujourd’hui et qu’on est d’autant plus heureux de trouver là, les prétentions de telle ou telle Église à l’être et à l’être seule) ; en indiquant, dis-je, les marques, ou plutôt la marque de l’Église vraie, puis en développant ses vues sur la doctrine des points ou articles fondamentaux.

La marque principale, fondamentale, de la vérité de l’Église est « la pureté de la doctrine et du culte ; en d’autres termes, la fidèle prédication de la Parole et l’exacte administration des sacrements institués par Jésus-Christ » ; ou, plus simplement, « la conformité à l’Évangile ». On croirait vraiment entendre Mestrezat ! Ecoutez plutôt : « La marque de l’Église (vraie), dit-il, est la pureté du service et du culte. Et parce que la doctrine et le service sont en leur pureté, quand ils sont tels que la Parole de Dieu… les établit, dire que la marque de l’Église est la pureté de la doctrine et du service, ou la pure prédication de la Parole et la sincère administration des sacrements, c’est dire que la marque de l’Église est sa conformité à la Parole de Dieu. ». Et l’on parle de nos variations !

Mais chaque communion ne prétend-elle pas avoir cette pureté ? Comment, dès lors, établir le bien fondé de son droit à le prétendre ? Comment déterminer celle qui a le droit le plus réel ?

M. Jalaguier estime que ce n’est pas par la polémique, mais par la symbolique, qu’il faut chercher et qu’on pourrait arriver à le déterminer. Seule, en effet, la symbolique permettra de bien définir la doctrine de l’Église vraie et, par conséquent, de déterminer ce que cette Église devrait être, en vertu même de sa doctrine. Cette symbolique étudierait d’abord le dogme, pour démêler, des doctrines traditionnelles ou autres, les doctrines vraiment bibliques, et pour mettre en relief les points communs entre les diverses Églises chrétiennes. Puis elle s’occuperait, dans les mêmes conditions, de la morale et du culte.

Le lecteur devant trouver plus loin l’exposition détaillée des vues du professeur de Montauban sur ces divers points, je me bornerai à donner ici quelques indications sur ce qu’il appelle la doctrine des points fondamentaux. Cette doctrine, que son nom même suffit à définir, était fort en honneur chez nos Pères (qui les nommaient souvent points essentiels) et je ne puis que partager les regrets exprimés par M. Jalaguier, de la voir si abandonnée aujourd’hui. Ce n’est pas, d’ailleurs, en se dissimulant les difficultés qu’elle présente, qu’il propose d’y revenir. Ces difficultés, il les estime même « invincibles » et « insurmontables », s’il s’agit de considérer les points fondamentaux dans leur rapport avec le salut individuel. Seulement, elles ne sont plus les mêmes, quand on pose et qu’on étudie la question dans ses rapports avec la dogmatique, ou avec l’organisation ecclésiastique. On est alors « sur un terrain plus ferme et mieux connu ; on juge ce qu’on a le droit de juger, car on peut, certes, constater et déterminer quels sont, entre les dogmes du Christianisme, ceux qui tiennent tellement à son essence, à son but, à son plan, à son caractère propre, que, si on les néglige ou les nie, on soit conduit logiquement et forcément à changer la forme, la tendance, la nature de tout le système évangélique… On peut déterminer également quelles sont les doctrines générales, dont la profession est nécessaire à une Église, pour qu’elle ait cette unité d’enseignement et de direction, cette communauté de vie, qu’exige l’association religieuse ».

Naturellement, ici comme partout, l’auteur part de l’autorité révélée de l’Écriture, pleinement reconnue. Le principe réformé, qui est celui-là, est son point de départ et son point d’appui. Sans cela, en effet, les recherches et les efforts resteraient vains ; il n’y aurait plus de document assuré du contenu substantiel et vital du Christianisme ; il n’y aurait plus de critère certain pour discerner ce qui est vraiment fondamental.

Comment M. Jalaguier divise ce qui lui semble fondamental en articles de premier et de second ordre ; ce qu’il laisse de côté comme non fondamental, et comment il établit par l’Écriture, le raisonnement analogique et l’opinion générale et constante, la légitimité de la division qu’il adopte ; comment il réfute les objections faites à cette doctrine par les plus « latitudinaires », ou par les plus « séparatistes », ou par le catholicisme romain, soit qu’on réduise l’essentiel à rien, ou qu’on mette tout dans l’essentiel ; comment, enfin, le pieux professeur de Montauban classe lui-même les articles fondamentaux et quelles sont les conséquences qu’il tire de cette classification, tant au point de vue ecclésiologique général, qu’à celui de l’Église Réformée, j’invite le lecteur à le rechercher lui-même. Quelle que doive être son opinion sur les vues de l’auteur, là encore, comme je l’ai dit, si profondément fidèle à la doctrine réformée traditionnelle, il ne pourra qu’admirer la droiture de sa conscience et la fermeté de sa foi.

IV

On ne saurait tout dire. Pourtant je voudrais encore indiquer quelques-unes des vues de M. Jalaguier sur le pouvoir ou l’autorité de l’Église, en matière dogmatique et en matière disciplinaire. Ce sera, du reste, une nouvelle occasion de les rapprocher de celles de nos anciens théologiens.

Pour lui, comme pour eux, l’autorité dogmatique est réelle, mais elle s’exerce purement et simplement en constatant ce qu’emporte la doctrine biblique. Aussi nos théologiens d’autrefois l’appelaient-ils « interprétative », par opposition à l’autorité disciplinaire, dite « nomothétique », parce qu’ils reconnaissaient à l’Église le droit de promulguer, sous certaines réserves, des canons relatifs à la discipline et au culte.

Il n’en est pas de même, est-il besoin de le dire ? dans l’Église romaine, car cette Église « établissant une autre source ou règle de vérité, la tradition ecclésiastique, en a tiré des croyances étrangères à la Parole de Dieu, et les prescrit comme des articles de foi tout aussi obligatoires que ceux qui se puisent directement dans les Livres sacrés ». En outre, l’autorité réformée admet le libre examen et le jugement particulier, tandis que l’autorité romaine, par cela même quelle se déclare infaillible, proscrit l’un et l’autre.

Chez les Réformés, donc, l’Église déterminera, la Bible à la main, par le moyen de ses synodes, et comme la Bible elle-même lui en donne le droit, « la doctrine générale de l’Église, en tant qu’elle sert de base à l’enseignement public dans les écoles et dans les temples… »

Autrefois, on allait même jusqu’à admettre une sorte d’infaillibilité de l’Église. J’en citerai un seul témoignage, qui indique en même temps à quelles conditions. « Tant que l’Église, dit du Plessis-Mornay, obéit à Jésus-Christ son chef, qu’elle écoute son commandement, qui est la raison même ; qu’elle ensuit son régime prescrit ès Écritures, elle ne peut faillir en la conduite du salut. Elle est saine, pure et entière. »

M. Jalaguier ne va pas jusque-là, bien que cette conclusion ne l’eût pas, je pense, par trop effarouché. Il diffère encore des Pères sur un autre point : il établit une distinction plus tranchée qu’eux, quant à la soumission à cette autorité, entre ceux qui sont simplement membres de l’Église et ceux qui, de leur propre volonté, en sont devenus et en restent les ministres. Il refuse à ceux-ci la liberté relative qu’il laisse à ceux-là, de se soumettre ou non. Autrefois, on estimait que tous devaient également se soumettre, avec cette différence, pourtant, que les ministres devaient être doublement soumis, et comme membres de l’Église, et comme ses ministres. C’est pour cela qu’on ne pouvait exercer aucune fonction quelconque, si modeste fût-elle, sans signer préalablement la Confession de foi et la Discipline.

Le pouvoir disciplinaire, qui « a pour objet principal la conduite de l’Église et la forme du culte », se subdivise en pouvoir réglementaire et en pouvoir judiciaire. Nécessaire et légitime, il doit se conformer aux principes généraux du Nouveau Testament (puisque celui-ci ne donne pas de code précis) et être limité par eux. En aucun cas, ses décisions ne doivent être placées sur la même ligne que les prescriptions de la Bible, comme dans l’Église romaine. « Son véritable office est de publier, de développer, d’appliquer la règle de foi et de vie que l’Église a reçue de Dieu, d’en fixer selon les temps les parties variables, autant que l’ordre l’exige, et c’est à cela seul que se rapportent ses ordonnances. ». Dans ces limites, il ne lui reste pas moins des devoirs nombreux et des droits étendus, notamment en ce qui concerne « la constitution extérieure et intérieure de l’Église, les conditions que doivent remplir ceux qui prétendent à ses emplois, le temps et le lieu de ses assemblées religieuses », et ainsi de suite.

On ne saurait davantage contester à l’Église le pouvoir judiciaire ou des clefs, celui de lier et de délier. Donné à l’Église pour défendre le nom de Dieu contre tout mépris, à l’aide des armes spirituelles dont parle l’apôtre (2Cor.10.4-6), il s’exerce par le moyen des corps ecclésiastiques. Seulement, ceux-ci n’ont le droit de l’exercer qu’au nom de la Parole écrite, qui seule lie et délie. En tout cas, l’Église ne peut pas plus se passer de ce pouvoir, que ne le pourrait une société quelconque ; car l’Église, comme toute société, a besoin, pour exister, de maintenir ses lois constitutives et d’avoir, par conséquent, une certaine action sur ses membres.

Dans l’espèce, cette action comprend le droit d’admission et le droit d’exclusion, ou d’excommunication. M. Jalaguier ne recule pas devant ce mot, qui est, d’ailleurs le mot classique, quelque étrangement qu’il sonne à nos oreilles modernes. Mais il se hâte d’y ajouter un correctif, le vrai correctif, qui en atténue singulièrement la portée : c’est, pour chaque fidèle, le droit de séparation. En effet, si l’Église a le droit, a le devoir même, d’exiger une soumission relative réelle du fidèle, celui-ci, de son côté, doit avoir le droit de se séparer d’une Église dans laquelle il ne recevrait plus la nourriture spirituelle qu’il juge nécessaire à son âme, ou dans laquelle son salut lui semblerait compromis, ou, enfin, qui lui paraîtrait professer l’erreur et non la vérité. En deux mots, il n’a pas le droit de s’infliger à l’Église, ni l’Église de s’infliger à lui.

Sans doute, cette séparation n’est un droit que dans la mesure où elle est un devoir ; elle ne devient légitime que si l’union est devenue moralement impossible, et M. Jalaguier insiste à maintes reprises sur ce point si délicat. Mais le droit de se séparer reste inaliénable, partout où la vraie substance de la foi et le vrai usagé des sacrements ne sont pas conservés. Si donc, on ne doit pas quitter légèrement une Église, pour toutes sortes d’erreurs ou de vices, sous peine de rendre l’existence d’une Église impossible, en multipliant indéfiniment les schismes ; et si tous les articles de la doctrine ne sont pas d’égale importance, il est des cas où, l’Église étant devenue hérétique ou infidèle, il est de devoir strict de se séparer d’elle. En voici un exemple. « Quand Christ, dit du Plessis-Mornay, qui est l’âme de l’Église, n’est plus reconnu pour Sauveur et Médiateur, quand cette médiation qui joint Christ à l’Église, comme le chef (tête) avec le gosier, est coupée ; alors le libelle de répudiation est publié entre elle et Christ, elle se marie ouvertement à un autre, l’âme est hors du corps et le sifflet coupé ». C’est donc pour le fidèle, un cas de séparation, à cause du salut de son âme.

Mais pourquoi, en faveur de l’Église, le droit d’admission et celui d’exclusion ; et, en faveur du fidèle, le droit de séparation, doivent-ils être maintenus ? Parce que l’Église, étant à la fois une institution divine et une libre association, il faut que le double principe d’autorité et de liberté ; soit toujours respecté. En face de ces droits, se dressera le double devoir de la fidélité et de la condescendance. Et quant au Protestantisme, il devra, vis-à-vis de l’ecclésiasticisme et de l’indépendantisme — de droite ou de gauche, — rester fidèlement attaché à la doctrine du Nouveau Testament. Puis, cette doctrine sauve, montrer une grande ; condescendance. En effet, la plupart des maux ecclésiastiques viennent de ce que l’un ou l’autre de ces principes, est méconnu. Le séparatisme méconnaît la condescendance ; le latitudinarisme, la foi ; le catholicisme, la liberté. Le système réformé, le vrai, cherche à les combiner tous. Aussi est-il d’une application plus difficile, puisqu’il veut, en même temps, le maintien de la vérité et le maintien de l’union ; une Église générale et une doctrine positive ; la conciliation entre la liberté et l’ordre.

Mais si les Réformés, en général, sont d’accord, par définition, sur le but à atteindre, ils ne le sont pas sur les moyens. Les uns, dit M. Jalaguier, demandent le retour pur et simple aux anciens symboles ; d’autres veulent les remplacer par des formulaires réduits aux seuls points, essentiels ; d’autres, enfin, « veulent que les liturgies et les catéchismes soient substitués aux formulaires ».

M. Jalaguier repousse ce troisième moyen, comme laissant, indépendamment des difficultés d’application, trop peu de place à la liberté ; il repousse également le premier, parce que les formulaires mêlent trop d’interprétation humaine à la pure et simple donnée scripturaire, sont trop souvent « une religion greffée sur une théologie », et blessent ainsi, en méconnaissant la liberté et en compromettant l’unité, l’esprit de condescendance.

Il se rattache donc au deuxième, celui d’un formulaire réduit, point trop théologique, ni trop absolu ; déclaration plus large, qui rapproche les personnes et les Églises, que les formulaires anciens séparent. Il ne cherche cependant pas à formuler lui-même cette déclaration plus large, et se borne à indiquer les conditions qu’elle devrait remplir, pense-t-il. Ces conditions, les voici :

  1. Ne déterminer que les points essentiels à l’unité générale d’enseignement, de direction et de culte, ou, en d’autres termes, à l’ordre et au gouvernement de l’Église.
  2. Ces points-là, même, les conserver moins comme dogmes, que comme faits de révélation.
  3. Ne les imposer qu’au corps dirigeant.

Par là, tout en assurant tous les points fondamentaux, on laisserait libre tout ce qui peut le rester ; on concilierait la condescendance et la fidélité, les obligations de la charité et celles de la foi, les intérêts de l’Église et ceux de la doctrine, et on satisferait aux deux besoins d’unité et de liberté si vivement ressentis aujourd’hui.

Et j’ajoute : par là, on serait beaucoup plus fidèle, qu’on ne le pense parfois, aux principes des réformés du xviie siècle. Car, comme le dit Mestrezat, « les assemblées ecclésiastiques dressent des confessions de foi, non comme lois et ordonnances de leur juridiction et autorité sur les consciences, laquelle juridiction demeure tout entière à Dieu, mais comme déclarations de leurs créances (croyances), pour être des aides et des adresses (indications) à la connaissance de la vérité, et des moyens d’ordre et des marques d’union. »

Mais, je le répète, le professeur de Montauban ne propose aucun formulaire. Il renvoie à ce qu’il a dit des points fondamentaux… Il pose en fait, cependant, que « l’article, qu’il faudrait porter en première ligne, est celui de l’inspiration des Écritures, autrefois sous-entendu, ou supposé, plutôt que posé, parce qu’il était universellement et pleinement admis. ». Et il conclut sur ce point par les lignes suivantes, qui valent d’être citées :

« En somme, si le régime des formulaires est difficile ; celui qui prétend s’en passer est impossible. Une Église, sans règle de foi, n’est pas plus une Église, qu’un État, sans constitution, n’est un État. C’est moins encore. Car le despotisme peut tenir lieu de loi dans l’État, tandis que rien ne peut tenir lieu d’une doctrine dans l’Église, puisqu’elle n’est qu’en elle et par elle. L’esprit des Écritures, les données de l’expérience, la nature des choses, font du premier système une obligation et une nécessité. C’est à chaque époque et à chaque situation à l’appliquer dans la mesure et sous la forme qu’elles réclament. »

Il eût été difficile de dire mieux et plus vrai.

V

Il me resterait maintenant à parler, d’après notre auteur, de la constitution extérieure de l’Église et du régime presbytérien synodal, qu’il préfère à tout autre, tout en redoutant, avec trop de raison, les résultats de l’introduction, alors récente, du suffrage universel dans notre Église ; puis de l’union de l’Église et de l’État, dont il est un partisan convaincu, pourvu qu’elle existe en même temps que « l’indépendance respective de chacun des deux corps, dans ce qui lui est propre » ; enfin, de la dernière partie du volume, où l’auteur traite longuement, à propos du culte et des sacrements, du baptême et de la Cène… Mais j’ai déjà trop longtemps sollicité l’attention du lecteur. Quelques impressions, donc, avant de terminer.

Non pas sur l’homme. M. le Professeur Pédézert, dans Souvenirs et Etudes et dans Cinquante ans de Souvenirs ; M. Recolin, dans l’Encyclopédie des Sciences Religieuses, et M. Decoppet, dans la Préface de l’Introduction à la Dogmatique, en ont parlé infiniment mieux que je ne saurais le faire. Je n’ai, d’ailleurs, que des souvenirs personnels fort lointains et fort confus. Ce que je me rappelle, c’est le grand respect dont M. Jalaguier était entouré, la grande et légitime autorité qu’il avait. Je me l’explique facilement aujourd’hui. Cette autorité venait de lui-même, sans doute ; de sa modération, de son grand bon sens, de sa valeur intellectuelle, de sa modestie, de sa foi vivante, de sa piété, de sa bonté et de ce je ne sais quoi, plus rare qu’on ne pense, qui fait qu’un homme n’est pas seulement quelque chose, mais quelqu’un. Mais elle venait surtout, j’imagine, de ce qu’il était, de ce qu’il s’efforçait d’être, en tout cas, un vrai chrétien, un vrai réformé, c’est-à-dire, un homme de la Bible. Devant elle, il s’inclinait entièrement ; d’elle, il voulait tout tirer ; c’est elle qu’il voulait partout, dans sa vie privée ou publique et dans son enseignement, essayer de réaliser. Au fond, toute sa méthode consistait en ceci : prendre sa Bible, la lire et la relire avec prière et la plume à la main, faire servir ses autres et nombreuses lectures à la mieux comprendre, puis dire ce qu’il y avait trouvé. Il portait en lui, il transmettait aussi, comme un reflet de son inspiration. De là son autorité et une autorité durable. N’ayant voulu valoir que par la Bible, il vaut vraiment à cause d’elle. Quelle autorité, d’ailleurs, est réelle et durable, sinon celle que nous voulons ne pas tenir de nous-mêmes ?

Quant à l’ouvrage, au premier abord j’avais craint, je n’hésite pas à le dire, que la publication d’un traité de l’Église ne fût, à l’heure actuelle, une entreprise bien hasardeuse, une sorte d’anachronisme. Il faut convenir que, dans notre Protestantisme, les préoccupations semblent se porter ailleurs ; convenir également que, sur la question d’Église, les idées, si tant est qu’il y en ait, sont terriblement vagues, flasques, insaisissables… Je me demandais donc, non sans quelque anxiété, quel accueil lui serait réservé.

Eh bien ! j’ai changé d’avis et je crois que l’éditeur a bien fait de publier ce nouveau volume, parce que je crois qu’il pourra être vraiment utile à la cause de la vérité et à notre Église.

Ainsi, et tout d’abord, il donnera à plusieurs, des notions plus exactes et plus fermes en ecclésiologie. Je disais, en commençant, combien j’avais été heureux de trouver ici, coordonnés, tous les traits épars dans la Bible sur l’Église, sa nature, sa mission, ses droits, les devoirs de ses membres, et sur les mille questions qui se posent à propos d’elle. Je puis donc hardiment recommander la lecture de l’ouvrage de M. Jalaguier à ceux qui souffrent de la même insuffisance que moi. Quel que soit leur point de vue personnel, ils auront tout avantage à trouver ici, consciencieusement exposé, et par un homme d’une telle valeur intellectuelle et religieuse, l’enseignement biblique sur la matière. Plus d’un, peut-être (si j’ose juger des autres par moi-même), éprouvera quelque surprise, d’avoir été si complètement et si longtemps à côté des vraies notions bibliques, qu’il croyait, de bonne foi, connaître et conserver.

Qui sait même si, les connaissant mieux, et connaissant mieux aussi nos traditions réformées, telles qu’elles sont réellement, et non pas telles qu’on se plaît trop souvent à nous les représenter, il ne se sentira pas obligé de travailler à ramener notre Église, mutatis mutandis, à l’ordre qui est le sien ? On me pardonnera de le dire franchement : je crains que l’incertitude et le trouble ecclésiastiques, dont il semble parfois que nous soyons impuissants à sortir, ne proviennent principalement, partout où la foi n’est pas morte, d’un manque d’éducation ecclésiastique. Il n’y a aucun contrepoids suffisant ; toutes les imaginations particulières peuvent se donner libre carrière ; il n’y a plus, en réalité, ni principes fixes, ni traditions vraiment respectées. A cet égard, le désastre de la Révocation dure encore, et la funeste déchirure entre notre passé et notre présent est si peu réparée, que nous l’agrandissons sans cesse de nos propres mains. Etrange aberration, qui nous rend les complices de nos plus implacables ennemis ! Certes, rien n’est plus légitime que de repousser, s’ils semblent surannés, les idées, les méthodes, les procédés d’autrefois. Mais encore faudrait-il en avoir à nous offrir de meilleurs, de mieux adaptés à notre Église. Or, je cherche en vain et ne réussis guère avoir, abstraction faite de beaucoup de paroles, auxquelles j’attache une importance médiocre, que ce que nous avons perdu. A ce titre, donc, je veux dire pour donner une éducation ecclésiastique, j’ai cette confiance que l’ouvrage de M. Jalaguier rendra de vrais services.

En parlant ainsi, je tiens à l’ajouter, je songe aussi aux membres laïques de notre Église. En effet, si ce traité a été composé d’abord sous forme de cours, pour des étudiants en théologie, il n’est pas plus exclusivement théologique, que la Bible elle-même, dont il a été tiré. D’ailleurs, dans notre Église, beaucoup de laïques ne redoutent pas les questions théologiques ou ecclésiastiques ; même il fut un temps, où ils s’y intéressaient assez pour écrire d’importants ouvrages sur ces matières. J’ai cité le traité de l’Église de du Plessis-Mornay. Il me serait facile de mentionner d’autres noms et d’autres travaux. C’est un des bienfaits du régime presbytérien synodal, de combattre le sacerdotalisme, même sur ce terrain. Et puis, dès lors que les laïques occupent, à juste titre (car ce sont eux, surtout, qui sont l’Église), une grande place dans nos conseils ecclésiastiques, ne doivent-ils pas se tenir en garde contre l’illusion de croire qu’on s’improvise homme d’Église ? qu’on peut se passer de l’éducation ecclésiastique, dont je viens de parler ? Leur éducation ne doit-elle pas être, au contraire, d’autant plus documentée, si l’on peut ainsi dire, que leur place est plus grande dans nos corps dirigeants ? et, pour tout dire, serait-il excessif d’espérer de les voir, le jour où ils seraient, en général, encore plus au courant des enseignements de la Bible et de ceux de notre histoire, qu’ils ne le sont déjà, moins accessibles à certaines influences, à certaines théories, de droite ou de gauche, et plus fermes encore dans le maintien de ce qui est bibliquement et historiquement vrai ?

Enfin — car il faut décidément se borner — l’ouvrage de M. Jalaguier ne me paraît pas devoir être, à un autre point de vue encore, d’une moindre utilité. On entend parler d’un mouvement dans le clergé catholique. On le dit considérable, et en étendue, et en profondeur. On affirme qu’il souffle par là je ne sais quel vent de réforme. Certes, j’en loue Dieu, car je crois moins à la réformation de l’Église romaine par les protestants, que par les catholiques eux-mêmes, par les prêtres, enfin mis en contact direct avec le pur et simple Évangile de Jésus-Christ.

Or, il suffit d’avoir été en relations avec des catholiques pieux, les seuls qui comptent, pour savoir combien, s’ils veulent quitter leur Église et se ranger à la nôtre, ils se trouvent, d’entrée, en plein désarroi.

Quel contraste, en effet, entre les formes et les formules rigides, ankylosées, dirais-je, du catholicisme romain, et ce qu’on pourrait appeler, non sans exagération, heureusement, notre désossement ecclésiastique ! Quelle distance entre : l’Église est presque tout, et : l’Église n’est presque rien ! Quelle chute, de la « robe sans couture », que l’Église romaine se glorifie de représenter, à notre désagrégation et, comme on le répète souvent, à notre anarchie !

Ne me dites pas que, dans l’Église romaine, il y a plus de prétention à l’unité que d’unité réelle, et chez nous, plus d’unité réelle, que les apparences ne le laisseraient supposer ; ne me dites pas davantage, que le vrai fondement, c’est Christ et non pas l’Église, et que, ce qui importe, ce ne sont pas des formes et des formules, mais la vérité elle-même, mais la communion directe, personnelle, intime avec Christ. Tout cela, je le sais et me garderais, comme du feu, de paraître le contester si peu que ce soit Seulement, voici ce que je dirai : ces amis, qui voudraient quitter une prison aux murs épais, aux fenêtres grillées et obstruées de forts barreaux, pour avoir plus d’air, plus de lumière, plus de sainte indépendance, ne seraient pourtant pas fâchés de trouver un abri. Ils apprécient l’air, la lumière, la glorieuse liberté des enfants de Dieu, mais ils voudraient en jouir autre part qu’à une sorte de belle étoile. Or, aux yeux de beaucoup, qui poussent au noir, je le veux bien, nous n’avons guère autre chose que cela, en fait d’établissement ecclésiastique.

Qu’ils prennent donc, ces amis de la vérité évangélique, l’ouvrage de M. Jalaguier, et ils verront que, si nous voulons être fidèles à nous-mêmes, nous avons plus et mieux à leur offrir. Nous pourrons leur dire : Venez visiter la maison que nous avons essayé de construire, suivant les indications mêmes de la Parole révélée. Nous ne vous la donnons pas comme achevée, comme non perfectible, comme parfaite. Venez nous aider à faire mieux. Travaillez avec nous. Ni vous, ni nous n’avons atteint l’idéal. Aidez-nous à nous en rapprocher. Et puissiez-vous, en retour de notre hospitalité, nous infuser quelque peu de sang ecclésiastique nouveau. Vous contribuerez ainsi à combler certaines lacunes, que n’expliquent que trop les grands déchirements dont notre histoire est remplie, et c’est certainement une dette que vous acquitterez…

Mais, encore une fois, en voilà assez. Je m’aperçois même que je n’ai pas parlé de certains regrets que je voulais exprimer. Je me borne donc à les mentionner brièvement, avec d’autant plus de liberté, qu’ils sont surtout imputables à la force des choses.

Ainsi, il est évident que si l’éditeur du présent volume a bien fait de l’éditer à peu près tel qu’il l’a trouvé, et que si je le félicite du pieux respect qu’il a montré en cela, M. Jalaguier, le publiant lui-même, y aurait apporté plusieurs modifications. Le plan serait devenu plus net ; le lecteur aurait eu besoin çà et là d’un moindre effort d’attention ; certaines digressions un peu longues auraient été abrégées, certaines répétitions supprimées. Certains mots, français à la rigueur, mais que Littré marque de ce qu’on a appelé sa « terrible croix », comme « indépendantisme », ou pas français du tout, comme « négativisme » auraient sans doute été remplacés. Non pas qu’il y ait lieu de faire un grand crime à l’auteur de ces libertés de langage. Qui donc n’a été tenté, ne s’est presque cru obligé de forger des mots ? Et puis, n’y aurait-il pas lieu de donner à notre langue théologique, assez pauvre en somme, une part de la responsabilité de ces néologismes ?

Il n’est pas douteux, enfin, que l’ouvrage, tel qu’il est, ne présente quelques lacunes, et ne soit pas toujours aussi actuel qu’on le souhaiterait. Des questions se posent aujourd’hui qui ne se posaient pas autrefois, ou surtout (car il y a, là aussi, beaucoup de vieux-neuf), se posent aujourd’hui autrement qu’elles ne se posaient autrefois. Il est clair qu’écrivant maintenant, M. Jalaguier aurait pris les mesures nécessaires pour ne laisser aucune place à de tels regrets de la part du lecteur. Mais il est non moins clair qu’on ne saurait équitablement reprocher au vénérable professeur de Montauban de n’avoir pas pu les prendre, lorsqu’il écrivait il y a plus de trente ans.

Quoi qu’il en soit de ces observations et d’autres, de même nature, que le lecteur pourra faire de lui-même, il est une importance que cet ouvrage possède à un haut degré et conservera : c’est d’être un Traité de l’Église vraiment biblique et vraiment réformé. A ce titre, il n’a point vieilli, et ne pouvait vieillir. Je terminerai donc ces pages en lui souhaitant tout le succès dont il est digne, et que méritent aussi le zèle et la bonne volonté de son laborieux éditeur. C’est lui en souhaiter un considérable.

Paul de FÉLICE.

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