Par quel enchantement un livre aussi accusateur envers les pasteurs de son temps, et plus encore envers ceux du nôtre, peut-il aujourd’hui bénéficier des recommandations les plus vives pour l’instruction ceux qui se préparent au saint ministère ? L’anesthésie de la pensée, la flatterie moutonnière, propres aux blogosphères, expliquent pour leur part ce paradoxe : Charles Spurgeon, Georges Whitefield et Martin Lloyd Jones aimaient beaucoup Richard Baxter : voilà le grand argument, suffisant et nécessaire pour applaudir l’auteur, sans avoir l’intention de le lire ! (Qu’en ont pensé Sardinoux, Jalaguier et Vinet ? n’a par contre aucune importance, puisque ces noms ne sont pas suivis sur facebook). Or cet excellent ouvrage ne respecte nullement les ritournelles de l’orthodoxie calviniste qui charment si fort nos évangéliques modernes ; pas même la sacro-sainte assurance du salut, n’est épargnée ; il affirme au contraire que le pasteur qui n’aura pas fait tout son devoir sera finalement perdu :
Oh ! de quelle confusion sera couvert le ministre négligent, lorsque, au dernier jour, le sang du fils de Dieu s’élèvera en témoignage contre lui ! Lorsque Christ lui dira : « Tu as dédaigné les âmes achetées au prix de mon sang, espères-tu donc être sauvé par mon sacrifice ? » O mes frères ! craignons qu’après avoir travaillé au salut des autres, nous ne soyons nous-mêmes condamnés ! (p. 112)
Et que l’on ne dise pas qu’il ne s’agit ici que d’un mouvement oratoire qui dépasse la pensée réelle de l’écrivain ; les mêmes menaces se retrouvent tout du long : Mais de peur que vous ne disiez que je cherche à vous effrayer par des dangers imaginaires, je dois vous prouver la certitude de la condamnation réservée aux pasteurs négligents, et vous montrer combien de témoins s’élèveront contre nous, au jour du jugement, si nous sommes infidèles dans l’accomplissement de notre devoir. (p. 184)
« Soit, accordera-t-on, Baxter n’était pas bon théologien, mais il faut lire son livre, parce qu’il regorge de bons conseils pratiques pour les pasteurs. » Là encore c’est manquer son intention : les conseils que donnent Baxter, s’ils étaient réellement mis en pratique, entraîneraient un véritable séisme dans le clergé évangélique ; la plupart de ses membres devraient pour commencer quitter leur poste :
Celui qui peut se résigner à travailler sans cesse sans voir aucun fruit de son travail ne peut s’attendre à le voir béni de Dieu… et pour ma part, je ne puis sans étonnement voir des pasteurs qui ont passé vingt, trente ou quarante ans dans une église, livrés à des travaux infructueux, se résigner si patiemment à y rester. (p. 99)
Ceux qui resteraient dans leur assemblée devraient confesser publiquement leur orgueil et leurs jalousies, prêcher simplement, sans chercher à étaler leur science théologique :
Cela va si loin, que dans les grandes congrégations qui ont besoin du ministère de deux ou de plusieurs prédicateurs, il est difficile que deux ministres également doués vivent ensemble en bonne harmonie et poursuivent d’un commun effort l’œuvre de leur divin maître ; à moins que l’un des deux ne soit décidément inférieur à l’autre et ne consente à être son second et à recevoir la loi de lui, ils luttent entre eux pour la prééminence, ils se jalousent l’un l’autre, ils vivent dans une froideur et dans une inimitié réciproque, déshonorant ainsi leur ministère et compromettant l’édification de leur troupeau… C’est encore l’orgueil qui rend les ministres si entiers dans leurs opinions, si fortement opposés à ceux qui ne pensent pas comme eux sur des points secondaires. Ils veulent que tout le monde se soumette à leur jugement, comme s’ils étaient les maîtres et les arbitres de la foi de l’Église.
En vérité, le lecteur évangélique ne peut lire dix pages de Baxter, sans que le nom d’un autre auteur, honni aujourd’hui et qualifié d’hérétique, mais dont les Discours sur les Réveils Religieux tenaient bonne place dans toutes les librairies bibliques il n’y a pas si longtemps, ne lui vienne à l’esprit : Charles Finney. Mêmes accents passionnés, mêmes accusations terribles, et surtout même logique implacable :
« Si vous assistiez au début de l’incendie d’un grand bâtiment, quels efforts ne feriez-vous pas pour prévenir ses occupants ! Quels cris, quelles supplications leur adresseriez-vous ! Et cependant, entouré de millions d’âmes, dont vous savez pertinemment qu’elles tomberont bientôt en enfer, vous restez muet… ou vous leur parlez avec une telle froideur que jamais elles ne croiront à la réalité de ces tourments éternels dont vous les informez. »
Cette image simple résume toute la théologie pratique de Baxter et de Finney ; et on ne peut rien lui opposer, car c’est bien à cela qu’aboutit, laissée à elle-même, la logique de l’existence du ciel et de l’enfer. De même qu’il n’y a répondre à Calvin, lorsque par la logique, de la prédestination des élus au ciel, il conclut à la prédestination des réprouvés à l’enfer : choisir les uns, c’est forcément rejeter les autres. Cependant ni Jésus, ni Paul n’ont prêché comme Baxter ou Finney, et ils n’ont pas non plus parlé comme Calvin : Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent ! a dit le Seigneur. La logique n’est donc pas tout dans le domaine de l’invisible ; mais il faut d’autre part reconnaître qu’au cours de l’Histoire de l’Église Dieu a suscité des périodes dites de réveil, où des individus prêchaient avec succès l’imminence de la mort et la menace du jugement. Baxter a été le Finney de son époque, et comme lui, la plus forte preuve de l’autorité de son message auprès de ses contemporains, consistait dans le nombre de convertis qu’il produisait. Les réveils ne peuvent pas être niés, ils sont des faits.
Plutôt que de traduire the reformed pastor par le pasteur chrétien, pléonasme qui n’apprend rien, il aurait dû être intitulé le pasteur réveillé. Lecteur, vous voilà prévenu, Baxter ne s’harmonise pas avec la mode néo-calviniste, et si comme à elle la théologie du réveil vous répugne, ne dépassez pas cette page.
Phoenix, le 3 avril 2018