L’acceptation ou le refus de la réalité des miracles rapportés dans les Évangiles sera toujours la pierre de touche qui permet de séparer, au sein de l’Église, la foi sincère en Jésus-Christ et l’intellectualité hypocrite. Le franc sceptique, pour sa part, nie en bloc tout surnaturel, et c’est son droit… jusqu’à ce que l’examen des récits évangéliques, la considération de la psychologie des personnages, les conséquences historiques extraordinaires qui ont résulté de la résurrection de Jésus-Christ, bref tout ce qu’il est convenu d’appeler l’apologétique, lui montrent qu’il doit se tromper quelque part. Alors s’engage en lui une lutte intérieure, non entre sa raison et des raisons, mais entre sa conscience alarmée et l’orgueil foncier de la nature humaine. Il n’y a pas de vraie conversion possible sans une reddition complète quant à l’autorité absolue que Jésus-Christ a exercée sur la matière, et sur la création durant son séjour terrestre.
L’époque de Richard Trench a vu se dérouler au sein du protestantisme de formidables combats entre les défenseurs de l’historicité des miracles évangéliques et de multiples partis agressifs, qui s’efforçaient de ruiner la crédibilité de tout fait surnaturel. Un siècle plus tard, les positions se sont décantées : ceux qu’on appelle aujourd’hui les Évangéliques admettent, en principe et ouvertement, la pleine inspiration des Écritures, et par conséquent la réalité des miracles dont elles témoignent. Cependant, il ne faudrait pas s’imaginer que la vieille hache de guerre soit pour toujours enfouie ; la récurrente question de l’origine de l’homme l’a rapidement déterrée, et la science ayant fait de grands progrès depuis que l’archevêque de Dublin écrivit ce petit ouvrage très bien fait, il conviendrait de redéfinir de manière plus serrée, ce qu’est un miracle.
Personne ne pouvant se prétendre sincère chrétien et jeter le doute sur la réalité des miracles opérés par Jésus, la nouvelle hypocrisie religieuse consiste à clamer haut et fort, qu’il n’existe pas de contradiction entre la science et la foi. C’est une totale contre-vérité. En effet, la foi dont nous parlons ici, implique la foi au miracle ; or le miracle n’est miracle que s’il se situe en opposition frontale et irrémédiable, avec les bases de la science.
Le miracle évangélique ne consiste pas en une curieuse coïncidence aussi improbable soit-elle, ou en la manifestation d’une loi naturelle encore inconnue du spectateur, mais il affirme l’exercice d’une volonté divine transcendante qui supplante ponctuellement le fonctionnement ordinaire de la matière. Or la volonté divine n’entre pas dans les règles de jeu de la science, laquelle elle est tenue d’expliquer les phénomènes en appliquant uniquement un petit nombre de principes, qui sont en général des lois de conservation : conservation de la masse, de l’énergie, de la charge etc.
Prenons par exemple le premier miracle accompli par Jésus, aux noces de Cana, et qui a eu pour effet de transformer instantanément, ou dans un temps très court, 4 à 5 hectolitres d’eau en vin. Une telle opération implique la transmutation ou l’apport d’environ dix pour cent de matière, soit une cinquantaine de kilogrammes ! ce qui représente une quantité pharamineuse d’atomes nouvellement créés, et en termes d’équivalence énergétique une puissance déployée supérieure aux plus grosses bombes nucléaires imaginables. Quelle théorie physique pourra jamais rendre compte d’un tel tour de passe-passe ? et quelle absurdité de prétendre, devant le miracle de Cana, que la science et la foi s’harmonisent ensemble, voire se complètent !
En réalité, derrière cette fausse modestie bon enfant, du soi-disant scientifique et pourtant chrétien, intelligent et néanmoins évangélique, se cache en général le désir de gagner dans le milieu ecclésial un ascendant qui n’a pas pu être obtenu ailleurs : les honneurs sont durs à décrocher dans un monde scientifique, où il faut avoir réellement accompli quelque chose, pour figurer dans le Who’s Who. Dans l’Église il suffit de parler, d’articuler quelques mots théologiques à consonance savante, de faire allusion à ses diplômes, pour en imposer à un auditoire restreint et peu instruit. La typologie du grand scientifique à bonnet pointu au royaume des ignorants, mais complètement inconnu ailleurs, est assez caractéristique du milieu évangélique. On y croise régulièrement l’ancien bon élève, assez travailleur pour avoir intégré une école d’ingénieurs ou décroché un doctorat universitaire, mais qui n’étant pas spécialement doué ou passionné pour la recherche scientifique, s’est rapidement tourné vers la philosophie, l’apologétique, la théologie, et autres occupations langagières, qui ont sur la science l’avantage de pouvoir échapper au contrôle de l’expérience.
Que l’on examine la liste des trente-trois miracles étudiés par Richard Trench, on devra confesser que chacun d’eux se pose en contradiction avec une ou plusieurs lois ordinaires du monde terrestre. Si ce n’est pas avec celles de la matière, c’est avec celles de la connaissance, ou de l’information si on préfère.
Citons encore par exemple l’un des plus bizarres : le poisson pêché par Pierre, sur l’ordre de Jésus, dont la gueule contient une pièce d’argent d’un statère, valeur exacte de la taxe qui était réclamée par les portiers du temple pour deux personnes. Aucune loi physique n’interdit à un poisson de transporter une pièce de monnaie dans sa gueule ; par contre toute information doit avoir un support, elle ne voyage jamais du futur vers le présent. Or Jésus n’avait aucun moyen naturel de savoir ce qu’il en était de ce poisson, sa prédiction est tout aussi miraculeuse que la transformation de l’eau en vin. Mais il serait superflu d’insister : ses contemporains, hommes pourtant crédules, comme on l’était en ces temps pré-scientifiques, ont immédiatement su faire la différence entre le surnaturel de ses œuvres et les rumeurs de la légende : « Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui », confessait Nicodème.
Avant d’entrer sur le terrain de football, le joueur chrétien a peut-être prié pour la victoire de son camp ; cependant une fois le match lancé, il n’a plus qu’à se préoccuper de respecter les règles du jeu, comme tous les autres joueurs, qu’ils soient croyants ou non, sans savoir comment Dieu pourra faire qu’il gagne. La science n’est finalement qu’un jeu, d’apparence sans doute un peu plus sérieuse, plus noble et plus exaltante que le football, mais tout de même un jeu qui a ses propres règles, que le scientifique est tenu de respecter, qu’il soit croyant ou non, à savoir : tout prouver, tout démontrer. Autant Dieu se situe au-dessus des règles arbitraires du football, autant il est élevé au-dessus des règles de la science. Ne trouverait-on pas assez prétentieux et insolent quelqu’un qui se vanterait d’être footballeur et néanmoins croyant en Dieu ? C’est bien ainsi que l’on doit considérer le poseur scientifique, qui après avoir annoncé son bagage, s’excuse modestement d’être néanmoins chrétien évangélique ; ce qui est une façon de nous dire que l’on peut être intelligent et chrétien, mais qu’il est plus commun d’être chrétien et idiot.
La science et la foi ne se situent pas sur un pied d’égalité ; chez le chrétien la science a le devoir de s’incliner, dès que la foi fait mine de la contredire, quitte à trouver l’explication plus tard, s’il y en a une. L’Église ne devrait pas tolérer de tels empiétements de la vanité profane sur l’enseignement des Écritures. Un miracle qui s’harmonise avec la connaissance scientifique n’est tout simplement pas un miracle, et la motivation qui pousse certains évangéliques à dire le contraire s’explique suffisamment par le désir vaniteux de passer pour intelligent aux yeux du monde.
Pour terminer, signalons que comme pour les Notes sur les Paraboles de Notre Seigneur, le pasteur Paul Duplan-Oliviera a traduit assez librement ce livre de Trench sur les miracles de Jésus-Christ, qui dans son édition anglaise de 1908 fait environ le triple de sa traduction. Nous avons ajouté la traduction des quelques notes latines qui restait dans cette dernière.
a – Paul Duplan-Olivier (1840-1901) était le gendre de Urbain Olivier, célèbre poète et romancier suisse.